Science et utopie, quand le rêve prend chair
Ils étaient là par amitié du cœur, par intuition ou par conviction, assis sous la bâche bleu et rouge, au Centre de la petite enfance Paul Gérin-Lajoie de Génipailler, troisième section communale de Milot. Centre dont la première pierre a été posée il y a juste deux ans et qui offre déjà une éducation adaptée à 82 enfants de 3 à 5 ans. Centre qui est la première réalisation d’un ambitieux projet du Pôle d’innovation du Grand Nord (PIGraN) : construire une vingtaine d’unités d’un complexe éducatif sur 31 hectares. La Cité du savoir.
Il faisait chaud, les fronts brillaient, des éventails bougeaient par coups rapides. Mais une même flamme, une connivence tacite portaient leurs pas dans cet espace qui est un laboratoire en devenir de développement par la connaissance. Ils venaient d’ici et d’ailleurs, professeurs, chercheurs, scientifiques, gestionnaires, planificateurs. Leur point commun, le motif qui expliquait leur présence en ce lieu est qu’ils sont tous haïtiens, de la diaspora et du pays. Ils étaient entourés d’amis étrangers qui croient que les Haïtiens peuvent réaliser de grandes choses, s’ils savent rêver ensemble. S’ils peuvent imaginer ensemble la simple possibilité d’un avenir. Ils venaient de Limonade, Gonaïves, Torbeck, Port-au-Prince, Genève, New York, Paris, Montréal… Ils étaient là pour apporter et partager une énergie positive, pour marquer une étape, pour renouveler le sens d’un engagement, en célébrer les fruits et continuer d’aller de l’avant. Ensemble. D’autres étaient venus échanger, poser des questions, apprendre, entrevoir les contours d’un futur où l’espoir aura droit de cité, tant qu’il sera alimenté d’énergie, de connaissances et de rêves. Pour les enfants, les jeunes, les filles et les garçons à travers tout le pays. Notre potentiel de renouvellement. L’avenir. Pour leur donner confiance en leurs propres valeurs, les épanouir et développer en eux le sentiment d’allégeance nationale qui fait cruellement défaut à Haïti. Pour arrêter l’hémorragie citoyenne. Le plus grand des défis.
Du lundi 23 au samedi 28 avril dernier, le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde), a organisé sur le site de la Cité du savoir du PIGraN un grand rassemblement hébergeant la Semaine de la science et du savoir au service du progrès social. Activités qui ont débuté par une collation de diplômes d’étudiants du niveau maîtrise de l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH). Cet institut fondé en 2013 par GRAHN-Monde est la première entité de formation doctorale accréditée en Haïti, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique. L’ISTEAH est un laboratoire, un modèle pour la réplique dans d’autres lieux du pays. Le lendemain mardi 24 avril, s’est tenu un débat inaugural animé par des intervenants d’horizons divers sur le thème « Haïti, pays émergent en 20 ??» Question de faire un état des lieux, d’identifier les grands handicaps auxquels fait face le pays, de réfléchir et d’échanger sur les défis brûlants du moment. Le panel de huit intervenants se composait de membres, amis et sympathisants de GRAHN-Monde : Kénel Délusca, Ingénieur-agronome; Dieudonne Luma Étienne, sénatrice; Fritz Jean, économiste et ex-gouverneur de la Banque de la République d’Haïti; Claude Moïse, historien; Jerry Tardieu, député; Fania Ogé, gestionnaire; Etzer Émile, économiste; Hérold Jean-François, journaliste.
À la clôture de la deuxième journée, des prix d’excellence 2018 ont été remis à des citoyens et citoyennes distingués pour leur engagement dans des sphères d’activités porteuses de progrès pour le pays. Il s’agissait de la sixième édition de la remise des prix d’excellence de GRAHN-Monde.
Un des moments forts de cette manifestation a été la présence, les mots de solidarité et de conviction du président de GRAHN-Saint-Raphaël, M. Charnel Odson, venu remettre au professeur Samuel Pierre la contribution de sa commune au projet PIGraN.
Chaque jour de la semaine, des activités simultanées se sont tenues, comme une mini-école de mathématiques, un symposium sur la petite enfance, un atelier de e-learning, une clinique d’entrepreneuriat, des foires d’agriculture, de culture, de commerce, d’industrie, de santé, et bien d’autres encore. Des classes d’élèves de Génipailler et des circonscriptions de Milot et de Limonade sont venues en bus participer aux ateliers scientifiques. L’espace du Centre de la petite enfance Paul Gérin-Lajoie est devenu, le temps de ces rencontres, une ruche de découvertes, de partage et d’amitié.
Parallèlement, un festival du film québécois clôturait les journées. Madame Vanessa Tatiana Beerli de Ciné Tapis Rouge, ses collaborateurs et une équipe locale ont tourné sur place un film documentaire sur le PIGraN 2018 et plus largement sur la région Nord et la culture haïtienne.
Qui est GRAHN-Monde ? Le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle – GRAHN – est né au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, de l’élan d’un groupe d’Haïtiens menés par le professeur Samuel Pierre, scientifique haïtien installé au Canada depuis 1979. Ces Haïtiens de la diaspora ont vu dans la catastrophe historique de 2010 l’argument catalyseur d’un mouvement de solidarité. Ils ne pouvaient rester indifférents à la grande détresse que connaissait leur pays d’origine. Un travail de maillage s’est étendu à d’autres communautés haïtiennes de l’étranger et d’Haïti, qui a résulté en la création de multiples antennes du GRAHN, comme celle du Canada, des U.S.A., de la Suisse, de la France et celle d’Haïti, bien sûr. Le cadre du GRAHN s’est ouvert aux bonnes volontés et aux compétences haïtiennes et internationales pour devenir le GRAHN-Monde. De façon non exhaustive, GRAHN-Monde compte déjà à son actif la publication d’un ouvrage collectif de réflexion présentant des analyses et 175 propositions pour une Haïti nouvelle, la mise sur pied de l’ISTEAH, l’édition d’une revue thématique trimestrielle Haïti Perspectives, la tenue de nombreuses conférences pour la réflexion collective sur de multiples sujets d’intérêt national comme l’éducation, l’économie et la santé.
Le professeur Samuel Pierre a adressé des propos de bienvenue à une assistance nombreuse qui comptait des représentants du corps diplomatique dont l’ambassadeur du Canada en Haïti, S.E.M. André Frenette, du Parlement haïtien, la sénatrice Dieudonne Étienne Luma et le député Jerry Tardieu, de journalistes du pays et de l’étranger, d’institutions publiques et privées, d’universités locales et étrangères, de sympathisants. Il a souligné que le projet du Centre de la petite enfance, ayant coûté pour son érection la somme de trois cent cinquante mille dollars, répondait au vœu des habitants de la région qui avaient contribué au projet par un don de terrain. L’érection du Centre a été assurée par des personnes physiques et morales et par environ deux cent cinquante bénévoles, ce qui a aidé à en réduire les coûts. Le professeur Samuel Pierre a annoncé à l’assistance attentive le démarrage récent du chantier de l’école fondamentale. Viendront ensuite le chantier de la résidence des professeurs (don de l’entrepreneur haïtien Hervé Lerouge), celui de l’école secondaire et celui de l’école professionnelle qui seront respectivement pris en charge par les branches suisse et américaine du GRAHN, en collaboration avec leurs partenaires locaux.
La Cité du savoir du Pôle d’innovation du Grand Nord est donc partie sur des bases solides. Et pourquoi pas des Pôles d’innovation du Sud et du Centre ? a demandé le professeur Pierre. C’est cela la décentralisation, faire que chaque Haïtien puisse vivre, s’éduquer et s’épanouir partout dans le pays. Un rêve ambitieux. Rien moins qu’une utopie. On ne parle que de budget, a dit le président de GRAHN-Monde. Mais le premier moteur du changement est la volonté, selon lui. L’aide peut être donnée, mais c’est à nous autres Haïtiens de travailler. Des livres ont été écrits, des enquêtes menées, des études pointues réalisées, des milliers d’images projetées. Maintenant vient le temps d’agir, de créer des exemples. La volonté change les paradigmes. Nous allons apprendre à valoriser le pouvoir de l’imaginaire dans l’émancipation humaine. Haïti a besoin d’être rêvée. Une conspiration de la connaissance, de l’intégrité, de l’honnêteté. Ce n’est pas chose aisée que d’assumer la responsabilité de réussir et d’aider les autres à réussir.
Samuel Pierre a lu un extrait de Utopia XXI du penseur français Aymeric Caron. Des mots qui donnaient à penser :
« Tous les progrès sociaux de l’humanité, et nombre de progrès scientifiques, sont le fruit d’utopistes qui ont montré le chemin. Ce sont des hommes et des femmes que l’on a moqués, marginalisés, emprisonnés, assassinés pour avoir osé remettre en cause l’ordre établi en pointant ses aberrations ou sa stupidité… Nommez les rebelles et les penseurs qui ont osé dénoncer une discrimination acceptée de presque tous : ce sont les porte-drapeaux d’une utopie nécessaire dont s’est toujours nourrie l’humanité pour avancer. »
Nombreux sont les sponsors qui ont rendu possible la tenue du PIGraN 2018. Des institutions publiques et privées de la capitale et du Cap-Haïtien, des institutions bancaires, des compagnies de transport terrestre et aérien, la police touristique du Cap-Haïtien, etc… Le professeur Samuel Pierre les a chacun chaudement remerciés.
Un pays ne peut pas avancer sans le développement des sciences. En Haïti, la science n’a pas encore servi, elle n’est pas dans les mentalités. La science sert à transformer le mal-être en bien-être, à trouver des solutions, a dit le professeur Samuel Pierre. Nous avons un formidable capital humain en Haïti, tous ces jeunes, partout. Nous allons agir aujourd’hui. C’est le bon moment pour appliquer, chercher, innover, trouver, bénéficier, promouvoir, a dit Jamal Chaouki, professeur et directeur du département de génie chimique de l’École Polytechnique de Montréal, devant une assemblée d’étudiants, de professeurs, d’élèves et de curieux. Les richesses sont là, a-t-il dit, si on sait les voir, si on a les outils pour les exploiter. Il est possible de transformer l’environnement haitien. Au XXIe siècle, la science et les technologies sont en train de moduler une ère révolutionnaire. Le monde est en train de changer. Les moyens existent de survivre et de tirer profit de ces changements, grâce aux avancées de la technologie. Aujourd’hui même, beaucoup de choses sont possibles quand science et utopie cohabitent.
Kettly Mars kettlymars@yahoo.com
Auteur
https://lenouvelliste.com/article/186994/science-et-utopie-quand-le-reve-prend-chair