Ti Nòbè.

Jean-Robert Donat, un gosse de quatorze ans, était un as en classe et le poulain du professeur Jean-Robert Oulianov Lidol. L’élève était connu comme ti Nòbè car il était de petite taille tandis que l’enseignant comme gwo Nòbè en tenant compte de sa corpulence. Ti Nòbè avait impressionné gwo Nòbè dès la première rédaction lorsqu’il eut l’audace d’écrire, « Tandis qu’un Grec cherchait un homme honnête avec une lampe, ma quête de la vérité ne laissera aucune anguille dérobée sous roche ou de grenouille en métamorphose » et quelques paragraphes plus tard, il eut à dire, « Ma soif pour le savoir et la connaissance est comme une source intarissable. » Sans le savoir, ti Nòbè décrivait les traits de l’élève modèle du professeur Lidor : l’aptitude intellectuelle, la rectitude dans le comportement et la certitude de l’élocution. En guise de commentaires, le professeur avait écrit dans la marge de la rédaction : « Très bien, » le meilleur compliment venant de lui. Au fait, ti Nòbè avait pour devise, « De plaire au professeur Lidor. »

Gwo Nòbè avait toujours un faible pour l’élève curieux, studieux et performant. Cependant ti Nòbè en classe avait une incitation à la performance académique : une rivalité avec son demi-frère de sang mais pas de nom car fils de même père, ti Nòbè était le fruit d’une liaison extra-maritale. Son sort fut aggravé par les revers politiques. Son père et sa mère supportaient deux camps politiques opposés et maintenant le parti politique de sa mère siégeait au pouvoir, malheur de malheurs. Sa mère avait maintenant un emploi assez bien rémunéré et ne dépendait plus de son père.

Pris entre le marteau de fils illégitime et l’enclume de discorde parentale, ti Nòbè n’avait qu’une seule hantise, celle de l’excellence académique pour mater son demi-frère qui ne l’adressait guère mais avec qui il partageait une ressemblance physique inouïe. Obtenir une bonne note du professeur Lidor revêtait un cachet particulier car il avait la réputation d’un prodige bien versé dans diverses matières et chaque élève rêvait de l’émuler. Ce désir de l’approbation du professeur avait une telle ampleur qu’une bonne note de lui était désignée une Lidor.

La compétition fut ardente, spécialement entre les deux demi-frères qui menaient une lutte par proxy pour leurs parents. Tandis que dans les écoles congréganistes l’élève salivait pour une médaille, dans l’établissement que fréquentait ti Nòbè, on était à la recherche d’une Lidor. Pas moins que les élèves eux-mêmes évaluaient un devoir qui avait obtenu une bonne note avec un respect, une admiration avoisinant la révérence mais mélangée avec un peu de jalousie même  quand axée sur une minutieuse révision du degré de travail méritoire d’une telle marque de distinction comme si le document avait le pedigree d’un parchemin ou d’un talisman de la chance.

Par extension, le terme avait garni la réputation d’excellence, d’une œuvre raffinée, bien faite. Ainsi les élèves des hautes classes parlaient de la valeur d’un devoir en vertu d’une Lidor en entiers, à demi, à un quart ou bien comme remis à ses parents.

Ti Nòbè et son demi-frère, Jean, comme leurs parents, épousaient des opinions aux antipodes au sujet des équipes de foot. Ti Nòbè sympathisait un peu avec le Brésil mais Jean, était un fanatique farouche de l’Argentine. Dans une rédaction de fin d’année scolaire, le sujet était d’expliquer le phénomène de support démesuré des Haïtiens pour les équipes étrangères, Jean en essence avait dit :

« Le choix de supporter une équipe est un droit individuel, inaliénable, découplé de couleur politique car les joueurs débordent les frontières pour aller gagner leur pain. Un Ivoirien évolue en Angleterre, un Français devient fameux en Allemagne et un Haïtien peut être trouvé partout sur la terre à la recherche d’un mieux-être. Manchester United, Barcelona ont des admirateurs à travers le monde. Donc la règle de la réaction en double sens permet à un fanatique d’exercer son choix librement, car la méritocratie règne, la meilleure preuve que nous vivons dans un monde sans préjugés raciaux. »

Ti Nòbè par contre avançait l’argument suivant : « Le support que nous, les Haïtiens, dévouons aux équipes étrangères, dépasse la norme et reflète un défoulement, un mépris de nous-mêmes, une admission de notre incapacité de nous mesurer contre les autres. On envoie une figue-banane ou imite le cri des singes seulement envers les joueurs noirs. L’Argentine que beaucoup de nos compatriotes admirent, est fière d’avoir complètement éliminé sa population de noirs importés comme esclaves. Il est ironique de supporter un pays qui se distingue de son passé raciste. Il y a plusieurs pays qui placent le Brésil en piédestal de berceau du foot mais aucun d’eux ne nourrit le fanatisme excessif de notre peuple. Les admirateurs du foot en général et des équipes sportives sont nombreux et c’est normal, cependant notre  attitude est unique et par conséquent, anormale,  nocive et mérite d’être réévaluée. »

Sans coup férir, ti Nòbè a reçu la meilleure note ; ses condisciples, moins son demi-frère, ont applaudi en disant tous : ça mérite une Lidor.

Reynald Altéma, MD

 

 

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