L’institutrice.
Première partie.
Hortense Florestal, âgée de trente-cinq ans, les cheveux légèrement grisonnants, pourtant l’éminence grise de sa communauté, connue pour sa perspicacité, son esprit vif, sagace, efficace comme une lame fraichement aiguisée, était assise devant son bureau avec un groupe d’élèves, des recalés. Elle était animée car elle donnait libre cours à sa passion, le transfert de la connaissance. Elle avait longtemps épousé la notion qu’il n’existe pas de sots pupilles mais plutôt des écoliers mal enseignés. Les recalés tenaient une place spéciale dans son cœur car elle avait débuté sa carrière avec eux. Ce jour-là fut un doublé : le dernier jour au lycée pour devenir la directrice d’un autre dans le chef d’arrondissement et son anniversaire de naissance.
A travers les années, elle avait instruit plusieurs promotions de jeunes devenus des as. Ses méthodes d’instruction, innovatrices, misaient sur de simples trucs et astuces pour piquer l’intérêt, la curiosité et le désir d’apprendre. Elle découplait les idées complexes à leur plus simple expression et couplait les différents arguments pour achever une synthèse élégante. Ainsi une classe de français incluait des exercices de mots croisés pour améliorer le vocabulaire et une classe d’algèbre était jumelée avec l’enseignement du jeu d’échecs pour assimiler le principe de l’inconnu et sa recherche. Elle était toujours la première à encourager un élève qui désespérait de maitriser un principe.
L’enseignement était un sacerdoce pour Hortense, mais la porte d’entrée ne fut pas facile. En effet une crise d’épilepsie dans la nef de l’église un dimanche à l’âge de quinze ans, au su et vu des paroissiens qui associaient un tel mal à une malédiction sinon une maladie contagieuse à fuir avec fougue, avait transformé sa vie. Les potentiels courtisans avaient interprété l’image indélébile d’une adolescente souillée dans ses déchets comme une mise en garde et par le reste des citoyens comme un mauvais signe. Ainsi pour les cinq prochaines années, elle avait une succession de crises, invariablement associées à des chutes et causant des dégâts physiques multiples. Les cicatrices au visage restaient comme compagnes d’une existence de tristesse, d’amertume, de mélancolie, car elle ne serait jamais considérée comme une fiancée, une coquette demoiselle et serait à jamais une pucelle, une vieille fille. L’embarras mêlé à la honte après chaque crise furent une combinaison sinistre pour une puberté fière, une blessure aiguë de sa vanité. Ce sort délivré par la fatalité meurtrissait l’amour-propre à petits feux qui parfois s’unissaient pour une flamme vive avec l’intensité d’un brasier. Par-dessus le marché, se parents n’avaient aucune information sur la maladie et exhibaient un peu de gêne à ce sujet, augmentant la frustration d’Hortense.
Elle n’eut de trêve qu’à l’âge de vingt ans. De sa propre initiative, elle alla à la clinique ouverte récemment et un jeune médecin faisant le service social la donna un traitement qui diminua la fréquence des crises de façon miraculeuse. Cependant le comportement des gens signifiait une consigne tacite : Hortense méritait la quarantaine. Qu’elle fût brillante à l’école n’empêcha cette interdiction sociale. L’idée d’association avec une telle personne avoisina l’anathème. Coincée par le dédain, elle devint une autodidacte. Après le bac, ayant peu de choix, elle commença à donner des cours privés, une initiative audacieuse, certes, et dérapant à pas de tortue mais dans un temps assez raisonnable elle put tourner une entrave en un avantage. Son succès fut connu très rapidement mais un embauchage au lycée resta mission impossible jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans quand le directeur lui donna les recalés en été pour les instruire pour les examens en fin d’août. Ils réussirent tous ! Gêné et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le directeur accepta Hortense au corps professoral sans pompe mais avec beaucoup de ressentiment. Emboîtant le pas, ses confrères et consœurs la méprisèrent subtilement et ouvertement pour la décourager et chasser. Au début, le directeur l’invectiva pour des banalités mais son succès avec la performance remarquable de ses élèves aux examens nationaux la rehaussa et sa réputation d’enseignante de haut calibre grandissant par bonds brisa les obstacles jetés sur son chemin. Face à face à une issue funeste, connue sous le nom de l’échec, elle renversa le résultat si anticipé ou attendu, et ce faisant, elle a su dompter, amadouer une bête fauve et la domestiquer.
Hortense, de jure et de facto, sortit de l’isolement professionnel malgré les maintes saccades de son ego par les brimades sur son parcours. Nul ne saura l’effet cumulatif de ces saccades, la profondeur des ténèbres qu’elle a visitées, le désespoir qu’elle a dû endurer, les tortures subies, les flagellations souffertes lorsque seule la nuit elle remuait les évènements et malheurs de sa vie. Cependant il était clair que comme un tournesol, le soleil du matin lui permettait d’éclore. Cette éclosion s’était répandue par-delà les murs du lycée et elle était devenue la rédactrice des discours des officiels et des candidats locaux. Dans sa prédisposition à aider autrui d’une part et ayant horreur de dire non d’autre part, parfois elle était la scribe des deux opposants simultanément ! Mais elle était presciente assez pour esquiver la dérive et tomber de Charybde en Scylla. Elle pouvait offrir les deux positions sur un sujet avec force de persuasion.