L’institutrice.
Hortense depuis tantôt huit ans n’eut de crise que peut-être une fois par an. Elle avait pris soin d’éduquer son entourage d’insérer dans sa bouche un abaisse-langue ou une débarbouillette, tous les deux toujours dans son sac à main pour éviter une morsure et blessure de la langue. En guise de protection, elle portait une couche-culotte en cas de dégât. Pour le reste, sa vie était normale sauf qu’elle n’avait pas encore connu la chaleur et la douceur de l’intimité charnelle. Elle l’aura bien dénié ou essayé de l’oublier mais elle était une femme, garnie comme les autres, avec une poitrine touffue et une croupe bien charnue, des atouts dont les hommes sont très friands. Aussi longtemps qu’elle affrontait le calvaire d’un mal très actif et sa silhouette ne figurait pas dans le radar des sybarites, des puceaux ou des timides, ce n’était pas une priorité, cependant son attention était récemment tournée sur les frivolités féminines telles que le maquillage, la manucure de plus en plus. Elle fréquentait le salon de coiffure, son statut social réparé.
La conversation chez l’esthéticienne comme chez le barbier tourne autour des activités sensuelles. La jaserie truffée de moindres détails des aventures charnelles attisait progressivement des désirs supprimés, refoulés, étouffés, mais toujours à fleur de peau, prêts à remonter, à prendre le dessus et déchaîner ou débrider les passions. Cependant jusqu’à jour il n’y avait pas de prétendant. Elle avait la distincte impression qu’elle intimidait les hommes avec son intelligence, une observation remarquable car son intelligence était non seulement son bras d’airain et son hameçon, mais l’aimant qui attirait les autres, surtout les élèves. Elle était dans cet état d’âme, de succès professionnel mais de soif sentimentale quand elle accepta le nouveau poste dans une autre ville.
Quelle fut sa surprise après la séance avec les recalés quand ils apportèrent un gâteau et spontanément chantèrent « Bon Anniversaire ! » Sa surprise fut de surcroît quand elle reçut parmi la pile de cartes de souhaits, une d’un ancien pupille, Robert, son benjamin de cinq ans, maintenant un prof à son nouveau poste. Au-dessous de sa signature, il y avait le symbole de Cupide et la carte contenait ces simples mots, « Je te souhaite une bonne fête en ce jour spécial de la part d’un cœur qui souffre en silence… » Ses yeux rivés sur le symbole et ces mots tendres, elle fut transportée des années en arrière quand, jeune adolescente, elle rêvait de tels gestes d’un soupirant. Longtemps sur une rive d’une rivière sèche, elle regardait le flot grandissant, non pas en crue mais avec un débit normal, assez pour vivifier la flore. Jamais elle n’espèrerait un si beau cadeau d’anniversaire quand elle s’y attendait le moins.
Ainsi l’introduction d’Hortense au monde des relations intimes débuta, une nouvelle voie qu’elle embrassa avec l’essor d’une pouliche en rut au printemps après un hiver rude, l’infatuation d’une colombe roucoulant sans cesse, le zèle d’une nouvelle convertie, la passion d’un amour de chiot, l’ensorcellement ou l’envoûtement d’un coup de foudre. Robert a demeuré le seul amour de sa vie et le seul compagnon qu’elle n’a jamais connu.
Dans le nouveau lycée, malgré sa réputation d’institutrice hors-pair, elle dut faire face au machisme de l’époque. Plusieurs des professeurs mâles nourrissaient la vieille notion de l’infériorité intellectuelle de la femelle. Astucieuse et tacticienne de première classe, en guise de confrontation directe, elle choisit d’enseigner les mathématiques à la classe de rhéto. Pour la première fois dans les annales de l’école, tous les élèves obtinrent de belles notes aux examens nationaux. Par boutade, un des pupilles eut à écrire au tableau d’un des profs opposant sa nomination : « Réussite extraordinaire au bac = C.Q.F.D. » Ce même message fut diffusé dans les classes des autres opposants sur feuille miméographiée.
Hortense imposa sa volonté sur le corps professoral. Elle apporta plusieurs méthodes et changea la culture de l’enseignement. Par exemple elle exigea l’éducation continue comme condition d’emploi. De temps à autre elle assistait à une séance de classe, ce pour évaluer le prof. Si un prof n’était pas à un niveau acceptable, elle lui parlerait et lui donnerait des conseils. Elle avait même établi une classe d’enseignement pour les enseignants. Au fait, chaque prof s’acharnait pour la meilleure performance que possible. Naturellement, les élèves étaient les bénéficiaires. Nul n’osa de s’opposer à ses décisions. Elle continua son rôle de scribe pour les officiels et une telle influence pesait lourd dans l’échiquier.
Sa vie était parsemée de chocs, de succès, mais surtout elle était une pionnière. Nulle tâche ne dépassait sa hauteur. Bien que tardif, le succès sentimental l’avait trouvée. Directrice depuis un an, sa vie a pris un tournant pour le meilleur en se mariant. Un an après, elle donna naissance à un joli garçon et une fille douze mois plus tard.
La tâche de maman fut bienvenue, une condition pour laquelle elle n’avait de préparation autre que l’espoir de toute sa vie adulte de chérir un bébé et de le saturer de câlineries. Cependant nulle tâche n’a pris son énergie autant que celle de mère de famille, une dévotion sans pareille, une fusion de nourrice, d’infirmière, d’ange gardienne, de conseillère, d’amie, de disciplinaire pour éviter d’être une gâte-enfant, une recette qui doit toujours laisser le goût de miel. D’abord son fils, comme son mari, atteint de l’asthme avait des épisodes fréquents. Plus tard sa fille, comme elle, avait et la migraine et l’épilepsie.
En tant que mère dévouée, elle avait pris congé pour prendre soin de sa progéniture. En tant que mère protectrice, c’était un sacrifice accompli sans hésitation, remords, arrière-pensées, même avec les conséquences financières. Victime d’une maladie chronique, elle fut sensibilisée par le trauma d’une santé précaire et elle se jeta corps et âme pour le bien-être de sa famille. À tour de rôle elle veillait sur son époux qui négligeait ses propres soins médicaux mais bien des nuits elle resta sans sommeil pour offrir ses épaules chaudes pour un fils en proie au sifflement pulmonaire, utilisant médicaments, méthodes artisanales comme soulagement.
Sa fille demanda une attention spéciale par sa maladie. Voulant l’épargner les déboires qu’elle a vécus, les humiliations supportées en silence, elle avait voyagé dans les quatre points cardinaux pour trouver un traitement adéquat pour sa maladie et avait vaincu un adversaire une fois de plus. Elle avait fait un choix de plein gré et en retour avait obtenu la satisfaction de caresses incessantes, un tonus pour son être autrefois empalé, avili, froissé et même dépité. Quelque rude que fût cette épreuve de mère de famille, elle n’eut jamais à se plaindre. La paume de sa main était toujours prête à effleurer avec tendresse une joue, un dos, une scalpe pour rassurer, calmer, sécuriser en cas de doute, de colère ou d’appréhension pressenti ou ressenti par un proche. Ces deux bras furent disponibles spontanément pour une étreinte.
Quoi qu’elle fît pour prendre un écart avec l’enseignement, il revint au galop. Les professeurs sollicitaient son avis, il y avait toujours une liste d’élèves en attente pour des cours privés. Son écriture était si prisée, primait tant sur d’autres, ses talents d’oratrice si raffinés, son raisonnement si convainquant que les officiels en avaient toujours besoin. Elle avait bien établi les priorités de sa vie. Sa famille passait avant tout, par conséquent ses enfants ont eu un foyer heureux, furent remplis d’affection et n’ont jamais connu le mépris ou l’isolement. Ils étaient des élèves exceptionnels mais surtout des personnes humbles et fiables.
L’empreinte qu’elle avait laissée sur ceux ou celles qu’elle avait touchés était telle que les élèves l’envoyaient des cartes de souhaits à chaque occasion. Ceux qui l’avaient méprisée auparavant se sont révélés petits sinon mesquins. Victime de la méchanceté de ses concitoyens, elle a rejeté la tendance réflexive de devenir aigrie. Elle fut une personne extraordinaire. Elle fut haïe par les ignorants, aimée par se proches, admirée par ses pairs, respectée par tous.
En guise de résumé d’une telle vie, on peut s’imaginer ce frontispice :
« Un esprit de haut calibre, un cœur sensible = une institutrice hors-pair. »
Et en guise d’épitaphe on peut s’imaginer :
« Ci-gît, Hortense Florestal. Mûrie par l’adversité, récompensée par le succès professionnel et le bonheur conjugal. »