Le baptême de feu.

Deux frères jumeaux se ressemblant comme deux gouttes d’eau furent séparés dès la naissance. Leur mère n’ayant point les moyens financiers de prendre soin de deux bouches de surplus avait décidé à donner le premier-né à l’infirmière qui souhait tant mais ne pouvait concevoir et elle garda le second. Son cœur lourd comme du plomb, les larmes coulant comme une pluie torrentielle, elle avait commis un acte contre-nature, une décision à l’encontre de sa culture. Cependant son amour maternel fut tel qu’elle préféra un lendemain meilleur pour au moins un de ses fils qu’un futur sombre pour les deux, s’ils restaient sous son toit. Amère mais nécessaire décision.  Elle quitta l’hôpital de Deschapelles avec son bébé, la gorge serrée, laissant son frère qu’elle ne reverra peut-être jamais mais dont elle gardera toujours le souvenir. Sa situation précaire allait de mal en pis dès le début de la grossesse. Son amant, un costaud, un barak dans le vernaculaire local, avait quitté la région pour tenter sa chance ailleurs au Bahamas par bateau, sans laisser de trace. La réaction de son beau-père, un pasteur, fut encore pire. Courroucé, sous prétexte d’humiliation, piqué d’une rage et coléreux, il l’avait mise hors de la maison. L’idée d’enfants illégitimes n’était pas acceptable. Abandonnée des deux côtés, elle avait peu de choix. Elle s’était réfugiée dans la maison de sa grand-mère paternelle.

Maussade et prise entre le marteau et l’enclume avec une enveloppe de billets neufs pour gage du pacte conclus, remplie de sentiments contradictoires et aigres-doux, sans compagnon pour l’éducation de cette progéniture, sans emploi, résignée à faire contre mauvaise fortune la meilleure mine possible si tel choix il y avait. Ainsi elle s’installa à Gonaïves comme marchande de toile, résolue de faire de son mieux avec son nouveau-né qu’elle décida de nommer Fritz.

Orphelin de père, grandissant dans la pauvreté, produit de son milieu, il évoluait dans un quartier populaire et populeux, jouant avec les badauds au foot dont il était devenu très friand et pour lequel il devenait de plus en plus adepte. Il était aussi un très bon élève et possédait une mémoire photographique. Sa mère insista sur une bonne performance scolaire. Le football fut sa première passion et surtout la position d’arrière central. Fritz, connu comme Fito, sur le terrain de foot était appelé To, une abréviation de taureau pour sa férocité et efficacité en défense. Il était populaire. De temps à autre quelqu’un faisait la réflexion à Fritz qu’il avait un frère jumeau. Sa mère esquivait toujours le sujet sans nier le fait. Cette question chaque fois posée, ravivait une plaie jamais cicatrisée. Fritz avait la nette impression qu’il avait un jumeau, se demandant s’il n’aurait jamais l’occasion de le rencontrer. Ce souhait fut exaucé plutôt que prévu. Fritz dans son équipe de foot d’été a dû affronter l’as du jour, un avant-centre du nom de Marco, son image en miroir, à l’âge de douze ans. Cette réunion, une épiphanie, marqua l’ouverture d’une boîte de Pandore, avec la force d’un raz-de-marée, sinon celle d’un tsunami, bouleversant, chavirant, saccageant, perturbant l’ordre et la boussole de deux vies. Une découverte publique envenimant l’embarras personnel, déroutant la concentration, un choc trop traumatisant pour des gosses. Ils furent tombés des nues par ce secret de famille.

Le match avait perdu son importance pour ces deux jumeaux. Chacun de son côté ne pensait qu’au alter ego soupçonné mais jusque-là inconnu, donc méconnu, spontanément aimé, au mystère de sa naissance, aux conséquences et au plaisir d’une telle nouvelle connaissance. La curiosité de poursuivre cette amitié avait pris le dessus. Les deux frères se donnèrent l’accolade à l’intermission, débutant ainsi une conversation qui sera à jamais variable de durée mais constante parce que pénible, joyeuse, délicate, salutaire, déroutante, captivante quand même insuffisante ou complète. Une conversation suivie d’une autre, gênante, avec sa maman sur les moindres détails, engendrant un peu de ressentiment chez Fritz qui aurait aimé changer de position avec son jumeau et de malaise chez Marco. Pour amoindrir l’inégalité flagrante entre les deux et adoucir le heurt émotionnel, les parents de Marco décidèrent de venir en aide financière à Fritz et sa mère. Ce fut comme la manne tombée des cieux et le ciment de surcroît pour souder l’union des frères. Cependant il y avait une faille, un gouffre, un abîme établissant une différence qui ne pouvait pas être comblée.

Marco fut élevé en vie bourgeoise par ses parents, un médecin et une infirmière. Doué de talent athlétique, le foot était son sport préféré, mais sa vraie passion était la lecture et surtout l’histoire contemporaine. Fils unique, il avait toujours soif de la compagnie d’un frėre ou d’une sœur et lui aussi avait ouï-dire qu’il avait un frère jumeau. Sa maman écartait toujours cette possibilité comme réponse et prenait soin de lui prodiguer des câlineries autant que possible pour qu’il ne manquât jamais d’affection. Il était comblé matériellement et sentimentalement. Cela n’empêchait guère qu’il se demandait s’il y avait anguille sous roche et d’où provenait la source de cette rumeur. Il était à l’école en ville chez les religieux. Son frère et lui étaient si proche mais si loin, séparés par leur classe et orientation sociale, leurs besoins mais unis par le sang.

Les deux jumeaux s’aimaient comme frères et se ressemblaient dans le fond aussi bien que dans la forme. Chacun était farouchement attaché à sa mère. Dans le cas de Marco, il avait deux mères, une situation très délicate, une source de confusion parfois. Son amour naturel était pour celle qu’il avait toujours connue mais il développait une appréciation au fur et à mesure pour sa mère naturelle. Mais les deux jumeaux se différentiaient aussi dans le fond.

Tandis que Fritz rarement mangeait à sa satiété, Marco ne connaissait point ce problème. Chacun d’eux avait une faim mais d’une optique différente. Fritz avait la faim fort souvent par manque de nourriture suffisante mais Marco avait une faim d’aider les démunis. Fritz avait la faim de sortir de la pauvreté, Marco prenait à cœur le sort des pauvres et aimerait œuvrer pour une société leur donnant l’accès à l’éducation, la santé, la nourriture. Fritz voulait tourner le dos aux pauvres car il n’y voyait rien d’attrayant dans une vie de privations, portant des habits usés, habitant un quartier avec peu de salubrité. Il avait surtout faim de goûter aux plaisirs de l’autre côté de la barricade et ceci n’était pas un désir négociable. Marco avait faim de faire partie d’un mouvement national faisant tabula rasa pour une nouvelle société.

Leurs convictions s’approfondissaient avec l’âge. Ils partageaient le même esprit compétitif, la similarité d’un entêtement coriace, reflétant une volonté de fer, une détermination d’ermite. Ainsi ils s’imaginaient avec effroi une inimitié basée sur leur préférence politique et cela leur donnait des sueurs froides, des cauchemars parfois, des haut-le-cœur inquiétants. Arrivés à un carrefour existentiel, ils prirent chaque une direction différente à haut les cœurs !

C’était la période de grands tumultes à travers le monde. Les colonies africaines luttaient pour l’indépendance, l’idée de soulèvement populaire pour un nouvel ordre captivait l’imagination de bons nombres de jeunes. L’épopée du barbu de l’île voisine mettait en exergue cette notion et attirait leur admiration, retenait leur fascination, aiguisait leur zèle, enracinait l’orthodoxie idéologique, alimentait la tendance à l’imitation, avec la ferveur, l’intensité de croyance religieuse. C’était pour Marco le carrefour existentiel.

C’était aussi la période de la métamorphose de notre société ou la soif du pouvoir à l’outrance fut mise en application et un système répressif prenait naissance. Une milice civile était créée et avait besoin de bras robustes. C’était pour Fritz le carrefour existentiel, car il n’avait qu’un seul souci, celui de gagner sa vie et de vivre avec aise et de se débarrasser des carences matérielles, par tous les moyens possibles.

Comme son père, Fritz avait développé un corps musclé et une belle prestance, parfois un sort bicéphale, apportant le bonheur et le malheur depuis l’époque coloniale. L’histoire rapporte que certains esclaves, connus comme mandingues, furent convoités par les femmes des colons. Ce genre de relation illicite entre maîtresse et esclave mâle plaçait ce dernier dans une position très délicate, sujet de marchandage par la maîtresse et de peine de mort lorsque découvert par un mari jaloux devenu un cocu. Ces esclaves étaient parmi les premiers à être recrutés pour les bandes, les armées, s’attirant la haine et le respect.

Marco n’accordait pas aussi d’importance au développement du corps physique mais se concentrait surtout sur l’épanouissement intellectuel. Il avait toujours le nez dans une revue ou un bouquin et épiait, écoutait attentivement les conversations des aînés sur les événements politiques.

Il suivait les programmes de Radio Paris, Radio Moscou, Radio Cuba, La Voix de l’Amérique sur les ondes courtes et s’en raffolait. Marco était un mordu pour les actualités et la politique.

L’ambition et le physique de Fritz s’alignèrent pour sa décision d’une carrière. La milice civile en Haïti salivait à la vue de jeunes recrues et un jeune ingambe comme Fritz fut une cible évidente. L’offre d’un pistolet et de pouvoir fut trop tentante, la possibilité d’échapper de la pauvreté trop alléchante pour une jeune cervelle si facile à convaincre.

Un simple geste de s’enrôler dans la milice deviendra un acte à portée fondamentale. Il était désormais membre à part entière d’un système de répression ou la force, la violence et la loyauté absolue à un chef suprême qui avait dit « qu’il devait être prêt à tirer car c’est ce qui me plait. » Ce mot d’ordre avait pris la consigne d’une loi sans exception avec le sens de tirer pour tuer. Trop content d’impressionner, Fritz se distingua vite pour sa férocité légendaire et ainsi brula les étapes ayant fait ses preuves dans des positions différentes telles que bourreau, espion, tortionnaire, un sbire idéal, un parvenu. Sa mémoire photographique lui portait fruit. Il pouvait reconnaitre une personne même déguisée. Il s’était taillé une réputation bien méritée de dingue ou d’homme fort, de vaillant soldat de la cause ou de vilain impitoyable selon le point de vue ou de mire.

Marco vit son frère en uniforme bleu des miliciens pour la première fois et fut sidéré. Il l’évita autant que possible. La dernière fois fut à son départ pour la France pour étudier à l’université. Comme d’habitude ils se saluèrent par accolade, mais cette fois avec une tiédeur, familiers qu’ils étaient de l’aversion de ce symbole que Marco entretenait. Ainsi, ils ne purent s’empêcher de penser que leur prochaine rencontre pourrait se faire sur un champ de combat ou l’enjeu ne serait pas aussi banal qu’un match de foot mais une question de vie ou de mort. Fritz avait le nez assez fin pour deviner que son frère, comme lui, exécuterait son rêve et participerait à un mouvement de changement de société au pays natal. L’idée d’une telle confrontation était trop explosive pour explorer. Faire transgression sur la vie d’un frère jumeau serait l’ultime prix à payer pour une conviction politique. Le jeu valait-il la chandelle ?

(À suivre).

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