Le baptême de feu.
(La suite)
Avec le départ de son frère, la verve de Fritz augmenta comme sa chance tourna pour le meilleur. En retour pour les services rendus, il avait l’accès permanent à un véhicule, un salaire mensuel dans trois ministères, le droit absolu de vie et de mort sur un citoyen présumé d’être un opposant du régime, un kamoken, et davantage si seulement soupçonné d’être konminis, ou même de simplement pratiquer le judo. Plusieurs de ces présumés furent d’anciennes connaissances ou bien des amis pour lesquels il ne ménageait aucune clémence. Si par hasard il avait un petit doute, il n’avait qu’à se rappeler que son maître avait dit « En politique, la reconnaissance est une lâcheté. »
L’argent et le pouvoir, super breuvage pour soûler l’âme, puissant carburant pour attiser le feu de l’ego et augmenter la concentration de la testostérone avaient la mainmise sur ce jeune guerrier trop longtemps privé des privilèges de la vie aisée. Doté d’un esprit brillant, il avait en mains la recette pour le succès dans un corps paramilitaire dévoué à la collecte de renseignements pour maintenir la population sous le joug du satrape suprême. Croyant que la fin justifiait les moyens, il avait réussi à se convaincre que quelque sales que fussent ses mains, cela permit de posséder des habits neufs et une jolie maison pour loger sa mère. Et par-dessus le marché, sa nouvelle position sociale lui donnait droit à la compagnie des belles femmes.
Son sobriquet To avait changé en commandant To. Un quidam qui oubliait d’ajouter le titre avant le nom pourrait être giflé ou subir une raclée. Son succès contre les ennemis du régime, réels ou imaginaires, peut importait, avait attiré l’attention des chefs à Port-au-Prince où il fut transféré. Il en bénéficia grandement. Il fut envoyé aux États-Unis pour un apprentissage sur les méthodes de surveillance où il se distingua et devint un franc-tireur.
Il changea d’uniforme en civil dans sa nouvelle position de service secret au Palais National, le SD. Son ascension si rapide lui gagna la jalousie de ses pairs car il était fanfaron et éloquent. Plusieurs d’entre eux pouvaient à peine lire et écrire.
Pourtant il garda sa mère en révérence et lui dévoila ses secrets les plus chers. Sa mère avait maintenu une relation avec l’infirmière et ainsi Marco était tenu au courant de son évolution et de sa position au sein du régime. De temps à autre Fritz confia à sa mère que son frère le manqua, mais s’il avait une amertume, elle était passagère parce qu’il portait des œillères ou était bigleux.
Marco qui vivait en France comme étudiant s’était vite porté comme sympathisant des gauchistes œuvrant au renversement du statu quo à l’échelle mondiale. Il participait à des manifestations contre le colonialisme, l’apartheid en Afrique du Sud, l’embargo contre Cuba et la dictature dans son pays natal. Sa photo était distribuée parmi les services de renseignement et un dossier fut maintenu sur lui à Port-au-Prince. Il n’osa retourner au pays de façon légale sachant très bien le sort qui lui serait réservé. Mais il n’avait aucun doute que ce ne serait que partie remise car la vraie lutte devrait se faire sur la terre natale. Il visita la Scandinavie et fut impressionné par le système social y régnant. Il alla à l’Europe de l’Est et fut déçu par le système stricte d’état policier mais il gardait son opinion au fond de son cœur car ces pays étaient bien disposés à aider pour une lutte. En secret il a appris l’art de déguisement et de forgerie de documents. Il se distingua toujours à chaque étape. Il fut pris dans l’engrenage des rouges mais chercha une autre voie en vain. Il ne souffrait pas l’intransigeance et le dogmatisme ; son esprit libre et curieux le portait à toujours questionner et à se rebeller. La hiérarchie rigide des militants lui déplaisait. Les querelles internes sur des peccadilles l’ahurissaient. Parfois il sentit que les gauchistes ne seraient pas meilleurs timoniers que ceux présents au pays. Exprimer de telles idées publiquement serait l’équivalent de traîtrise au minimum. Il souhait un environnement où les débats se feraient sans contraintes et toutes les options considérées. Ce qu’il trouva chez les gauchistes fut un système calqué sur la rigidité de secte religieux mais prônant des sermons antireligieux. Ceci le rendit morne fort souvent. Ses pensées alors planaient sur son passé, son futur et ses rêves avec un grand point d’interrogation sur ces deux derniers.
C’est ainsi que de temps à autre la présence de son frère lui faisait défaut mais il ne pouvait s’imaginer une conversation avec la personne qu’il était devenu, un homme méchant, sans pitié, sans conscience sociale, égoïste, égotiste, prenant une part active à la déconfiture de la fibre nationale tandis que la tendance progressiste à la mode parlait de ralliement d’un peuple pour une nation et luttant vers un but commun.
Qu’il fût un socialiste et non un communiste ne fit aucune différence pour ceux qui compilaient son dossier. Il aima la Scandinavie et son système social créé dans l’harmonie et la démocratie sans répression. Il se sentait toujours sous surveillance par la police secrète dans les pays de l’Est. Il n’avait que de rares copains avec qui il pouvait parler franchement. À cette époque, la division binaire du monde était répartie entre le capitalisme et le communisme. La polémique était truffée d’aigreur, de venin, de hargne. L’idée de changement d’un système à un autre engendrait la peur bleue, l’angoisse. Les exégèses passionnées amorçaient les conflits individuels et les guerres. Ce schisme enfanté par le chauvinisme ressemblait aux engueulades des esclavagistes contre les libertins, des royalistes contre les républicains, des catholiques contre les protestants pendant les générations précédentes. Maintenant il y avait aussi dans le fond le colonialisme contre le mouvement indépendantiste que chaque axe voulait influencer ou contrôler. Marco fantasmait en jaugeant l’alternative, vu l’échec du système de son pays. Il eut une surprise désagréable en observant la théorie mise en application et les yeux écarquillés en découvrant une nouvelle solution réussie mais peu connue. Son zèle pour la méthode de Marx avait perdu son essor. Son dévouement pour aider les démunis n’avait point bronché. Il faisait face à un autre carrefour existentiel avec une issue pas encore trouvée mais recherchée, l’esquisse toujours floue.
De par nécessité il travaillait avec des membres du groupe rouge jusqu’à nouvel ordre. Il n’était pas naïf pour croire que l’on comprendrait s’il essayait d’établir la différence d’idéologies. Malgré ses réservations, il y trouva des militants honnêtes, sincères et dévoués et cela fut un tonus.
Marco et plusieurs autres jeunes de son âge voulaient répéter la formule d’une insurrection populaire mais la réalité disait autrement. Ils n’étaient que des pions dans une guerre par proxy entre les grandes puissances qui établissaient leur sphère d’influence. Une insurrection armée à succès serait très difficile dans la meilleure condition et même si décisive, elle ne serait qu’une victoire à la Pyrrhus car l’invasion par les Marines américains en Dominicanie en 1965 est grande preuve qu’une répétition de l’expérience de Cuba ne serait pas tolérée par Washington et l’Union Soviétique ne viendrait pas en aide pour risquer un Armageddon. L’idée noble de transformer une société d’exploitation de la masse en une autre ou règneraient les principes de l’égalité, la fraternité, la liberté, se butait contre une réalité inamovible, inflexible, sous la loupe de l’analyse impartiale. Un effort de courte durée, donc un échec certain si entrepris sous la bannière d’un drapeau rouge. Cependant, et cela faisait toute la différence, une autre analyse, partisane certes, mettait l’accent sur le fossé entre les classes et les conditions réunies, favorables au bouleversement, et l’aide pour réaliser ce rêve disponible et offerte à bras ouverts. L’histoire retiendra que dans notre cas ce fut une aide très partielle. L’aventure de l’hameçon, du poisson mais de cuisinier invisible se faufilait.
Qui pis était, cet effort se soldait en expéditions vers la boucherie pour ces jeunes patriotes tandis que leurs survivants, des décennies plus tard, ne feraient pas meilleure gestion de la république. Les idéaux justifiant leur ascension au pouvoir resteront au banc de l’utopie, au sac de joujoux de Noël promis, dans la liste d’appâts plantés par les astucieux sur le chemin des urnes pour une déception future digne de Machiavel. Le cas du pathos de la société convaincue de la nécessité du telos mais bernée par des dirigeants sans l’ethos.
Armé de sa fougue et des connaissances acquises en secret, Marco fit un premier voyage au pays natal en passant par la frontière, déguisé en simple paysan. Il avait un passeport avec la Martinique comme lieu de naissance à l’aéroport de Santo Domingo. Sa mission était d’apporter des lettres et d’en retourner avec d’autres à travers un réseau établi pour échapper à la surveillance acharnée établie par le régime. Il envoyait des lettres à sa mère utilisant ce réseau sous-terrain. Durant son deuxième voyage, sa mission était encore plus audacieuse et dangereuse. Il avait la tâche de signer des passeports pour les militants locaux en utilisant son expertise. Pendant son séjour bref, il s’était même aventuré à sa ville natale, déguisé comme un vieillard bossu. Ainsi il a pu voir sa mère de distance. Cependant il fut reconnu par son frère alors qu’il traversa une rue.
Fritz attendait une amie faisant ses emplettes au magasin. Marco ne l’avait pas vu. Fritz l’a débusqué en simplement observant ses yeux, un trait anatomique comme l’empreinte, unique à l’individu. Fritz fut pris entre l’attraction du sang et le devoir de sa nouvelle profession, une accolade fraternelle ou la dénonciation d’un kamoken. Commandant To fut supplanté par Fito, frère jumeau, épris de son alter ego, même alors séparé par leur conviction politique. Cependant il ne pouvait lui donner l’accolade car se serait fatal en public et commandant To aurait à prendre le dessus. Pour la première fois dans sa nouvelle position, le cœur dirigeait une opération. Pour la première fois de sa vie, il eut un doute sur la voie qu’il avait choisie. Guidé par le matérialisme tandis que son frère exposait sa vie pour sa conviction. Pour la première fois de sa vie d’homme, il n’était pas si certain de sa propre conviction. Il resta derrière le volant figé en pleine réflexion, médusé par le souvenir de leur première rencontre, les yeux humides, une sueur naissante légèrement mouchetant son front, sa nuque, une chair de poule recouvrant sa peau. Ce qui aurait pu être une épiphanie avait été une pause dans son parcours car le monstre que Fritz avait créé s’abreuvait d’idées toxiques et folles, cousait le dépit et l’aigreur dans ses entrailles, était doté d’une carapace épaisse, rugueuse, étanche, insensible, incrustée d’une patine d’isolant contre l’atmosphère ambiante et la pesanteur sociale.
Marco de son côté était aussi affligé par cette séparation et maintes fois avait l’envie d’aller visiter sa mère et se demandait si une lutte valait un coût si cher à payer. Sa conviction fut mise à l’ultime épreuve quand il vit son frère de dos, luttant contre son instinct de crier « Fito !» les larmes spontanées grossissant ses yeux, l’amertume gonflant son cœur, la saccade d’un vertige, et le doute sur son sillon emprunté. Il ne put ni donner une accolade, ni faire une conversation, ni ignorer la torture psychologique le meurtrissant.
Cependant Marco résista à la tentation parce qu’il considérait sa nouvelle position similaire à un sacerdoce car pour lui c’était l’occasion de réparer le tort commis contre le gros de la population abandonnée à son propre sort après la guerre de l’indépendance. L’ampleur historique dépassait ses inquiétudes individuelles, se disait-il, mais il était humain avant tout et l’absence de la voix de sa mère pesait lourd. La corde ombilicale qui le liait à un frère était puissante. Il ne vivait pas une existence harmonieuse car la clandestinité n’était ni un jeu d’enfants ni un loisir mais une prison sans murs avec la crainte de la capture ou de la découverte de sa couverture un compagnon constant, planant sur la tête comme une épée de Damoclès.
Fritz et Marco se sont vus séparément et chacun en retenait un goût amer, en subissait une égratignure sentimentale dont la morsure ou la brûlure par intermittence aiguë, soudaine, alarmante, renfrognait le cœur, tel un nuage assez dru pour bloquer un rayon de soleil, ombrageant la journée. C’était une blessure d’abord, ensuite une plaie qui ne pouvait se cicatriser. Deux regards provoquant le même effet chez chaque frère, une expérience triste, avec des signes avant-coureurs annonçant et peut-être amorçant des réactions en chaîne incontrôlables dans le futur car ils étaient et restaient des membres farouches de camps opposés.
Ce futur sombre s’annonça sans coup férir, avec l’accélération d’une tempête, la turbulence d’une tornade, l’intensité d’une pluie torrentielle tropicale, l’échelle de destruction d’un séisme, la férocité de nos bêtes fauves bipèdes, nos miliciens, dans un temps record. Marco était à son troisième voyage quand il fut intercepté à Santo Domingo malgré son déguisement mais il fut arrêté une fois qu’il traversa la frontière. Capturé par une unité du SD alertée dès son arrivée sur l’île, il fut battu sans arrêt et avec rage jusqu’au cachot.
Dans un complot macabre, ses pairs envieux au SD soufflèrent à leur chef qu’on avait emprisonné le frère jumeau de Fritz et questionnant ainsi sa loyauté. Sans préavis, Fritz fut appelé au bureau de torture et là il vit son frère ligoté, le visage bouffi et saignant, à demi-mort presque. Il comprit que c’était son réel baptême de feu. Surtout pas de lâcheté, ce serait un péché mortel, se dit-il. Sans hésitation il dégaina son pistolet et pesa le doigt sur la détente et le regretta instantanément. Son frère tomba mort et un creux s’était établi dans son cœur pris de remord qu’il cachait autant que possible. Il franchit le Rubicon. L’état-major du SD présent fut surpris de sa riposte et l’éclair de son élan. Il avait passé l’examen avec brio et peut-être trop de brio. Cependant il ne fut jamais la même personne après.
Fritz a gagné cette bataille mais a perdu la guerre. De Rubicon, il alla à Canossa chez sa mère pour s’expliquer, mais il en retourna bredouille, confus, tourmenté. Offensée, meurtrie dans l’âme, aux abois, scandalisée, humiliée, en face d’une action si ignoble, si honteuse, sa mère bannit Fritz de sa maison et de son existence. Relégué au stade de proscrit par sa propre mère est la pire pénitence dans ce milieu. Les déboires de Fritz allaient de mal en pis, comme un pied s’enlisant dans un sable mouvant ou un navire lentement gîtant à tribord en voie de la submersion irréversible. Ses ennemis au SD n’étaient pas du tout satisfaits de sa preuve de loyauté in extremis. Ils avaient maintenant peur de lui et voulaient l’éliminer coûte que coûte car il était capable de tout faire.
Commandant To d’un côté rejeté par sa mère chérie et d’autre part soumis à une guerre froide au SD avait une position intenable, était déprimé, sans ami intime réel. Il n’avait plus le même enthousiasme et la même fougue. En vain il essaya de retrouver le Fito d’antan, populaire, admiré, mais ce fut trop tard car commandant To l’avait détruit, avait réussi dans sa quête individuelle au prix exorbitant de la perte de l’estime par la société, la substitution d’amis par des jaloux le guettant pour son élimination.
L’exécution de son frère jumeau de sa propre main, son châtiment par sa mère furent des fardeaux trop lourds à supporter, et il chercha le refuge dans l’alcool. Son amour-propre fut endolori, son assurance secouée, il avait des cauchemars assez souvent la nuit, avait perdu son appétit de glouton, développait un peu de paranoïa et était en pleine chute libre quand son tendon d’Achille aidant, il fut atteint de la malédiction des mandingues, un poison sous la forme de médicament. Dans la cour du chef suprême vivaient ses filles et l’une d’elles convoitait ce corps sculpté. Il ne pouvait refuser une telle offre car ce serait un cas de lèse-majesté, passable de peine indicible, variable mais douloureuse sinon humiliante. L’ivresse de cette relation lui monta à la tête et il recommença à se vanter, exacerbant ainsi l’animosité de ses pairs. Pour comble, il manqua de discrétion et même entretenait des ambitions politiques, un faux-pas impardonnable et ainsi était devenu un mort-vivant avec sa fin en compte à rebours. Historiquement, les intrigues de cour ont toujours anéanti les fougueux avec trop d’ambition et Fritz n’échappa pas à cette règle. Piégé par un matou, il fut pris en flagrant délit par son chef tandis qu’il se pavanait en décrivant dans les moindres détails ses prouesses sexuelles dans le lit de sa fille. Il fut mis en état d’arrestation, battu et sommairement fusillé dans la même salle que son frère jumeau, une année plus tard. Fritz dans son engouement avait cru de ne jamais exhiber la lâcheté, mais il avait oublié l’avertissement de son chef, « La révolution mangera ses propres fils. »
Reynald Altéma, MD