Jean-Pierre Boyer, l’ultime obscurantiste.
COIN D’HISTOIRE
Lorsque comme gamin nous récitions les textes de notre histoire dans le manuel terne de Dorsainvil, les faits étaient flous, dépourvus de signification, une tâche navrante car on devait retenir un tas de dates, de noms sans de sens. Le problème fondamental débute avec le livre écrit par un historien haïtien en collaboration avec les Frères de l’Instruction Chrétienne, réputés pour leur tendance conservatrice et leur biais gaulois. D’emblée une version censurée des évènements serait présentée. Comme c’est souvent le cas pour notre milieu, une combinaison de faits aggravait une bonne instruction de notre passé. L’absence de la liberté d’expression, pire pendant le régime de François, entravait les enseignants séculiers tandis que le biais des religieux bretons dans les écoles congréganistes mettait un frein à toute discussion sur la cruauté de l’esclavage. Simultanément d’après le catéchisme prêché quotidiennement, nous devrions nous aimer les uns les autres. Par conséquence notre histoire ne fut jamais bien distillée, analysée, délibérée, débattue, appréciée à sa juste valeur et ce pour notre malheur.
On se souvient des palabres de huit heures du matin à la radio quand la propagande honorait notre bicolore et nos aïeux qui s’étaient distingués pendant la guerre de l’Indépendance et invariablement citait Pétion comme le panaméricaniste, Boyer comme l’unificateur. Cette description de ces leaders est dérivée plutôt du révisionnisme assainissant que d’une conclusion basée sur un bilan rigoureux de leur performance pendant leur règne.
Pétion et Boyer ont enrayé l’effort de notre nation de concrétiser le rêve du triptyque « Égalité, Liberté, Indépendance. » Ils étaient des privilégiés du système esclavagiste et ne partageaient pas la révulsion des esclaves du supplice du fouet entre les mains de leurs maîtres. Au fait d’après l’auteur Julien Raimond cité par Jean-Alix René1, les hommes de couleur libres étaient propriétaires « de la moitié des terres et le tiers des hommes qui les cultivent » et étaient « véritablement attachés aux colonies et leur vrai soutien. » Ils furent tous deux partisans et membres de l’armée de l’ennemi farouche de Toussaint, Rigaud, qui ne souffrait pas d’être sous son obédience et furent exilés en France mais retournèrent sous la bannière de l’armée de Leclerc qui voulait rétablir l’esclavage dans le pays. Politiquement, Pétion et Boyer n’avaient aucune objection au système esclavagiste. Ils furent nos premiers frères siamois en politique. Leur alliance avec Dessalines ne reflétait pas une appartenance à une confrérie mais n’était autre qu’un pacte de convenance car ils partageaient un ennemi commun. Le mot ennemi est fluide et n’est vrai que pour les esclaves ; un mot plus approprié pour les gens de couleur est le présent terme ennami car ils se sentaient plus proches des blancs que des esclaves. Le racisme des blancs était tel qu’avec des intérêts économiques similaires, les gens de couleur ne bénéficiaient pas des mêmes droits civiques, politiques et sociaux. Contrairement aux États-Unis où patriciens, propriétaires fonciers et esclavagistes, formaient un cercle homogène de fondateurs de nation, notre groupe d’aïeux était hétéroclite, avec des intérêts opposés et seulement un vrai homme d’état de l’acabit de Toussaint pourrait peut-être combler le fossé. Malheureusement il fut écarté quelques années auparavant et selon certains, Dessalines ne fut pas innocent avec une participation tacite2. D’après cette rumeur, Dessalines avait gardé une certaine rancune contre Toussaint qui avait occupé une position choyée dans son atelier tandis que lui, il était un esclave des champs. L’envie, la jalousie, le dédain ont joué un rôle déterminant dans les conflits, une réalité embarrassante mais incontournable. Un conflit politique fort souvent fut basé sur une animosité personnelle pour des raisons individuelles diverses, même qu’en principe les acteurs militèrent dans le même camp. Ce conflit s’amplifia lorsqu’ils sortirent de camps différents.
Il n’est pas surprenant que la politique de Dessalines ne fut pas similaire à celle de Pétion. Il n’est surtout pas surprenant que Pétion n’eut aucun désir de devenir parenté avec Dessalines à travers leur progéniture. Le système rigide de l’époque de stratification sociale par la pigmentation de la peau était pernicieux car une victime pouvait être aussi facilement une coupable de ce préjugé.
L’éloignement de Pétion de la politique de Dessalines ne tarda pas à se dessiner. Sur ce sujet, Jacques Casimir a publié une étude superbe3 qui perce l’image de Pétion comme un grand homme d’état. Par définition, un homme d’état est censé prendre des mesures pour avancer le bien-être de sa nation en offrant des opportunités au plus grand nombre pour la croissance économique, donc l’inclusion et non l’exclusion. Les alliances scellées, les politiques énoncées doivent toujours retenir le désir d’améliorer les conditions locales, de défendre les intérêts du pays. Il avait amorcé une série de mesures qui ne remplissaient aucune de ces conditions. Il abolit la constitution et la remplaça par une autre offrant des avantages à son entourage et à des français et ignora les anciens esclaves. L’export des denrées, la première source de revenus de l’état était entre les mains d’étrangers et il était trop content d’offrir des conditions favorables aux commerçants français. Cette attitude obséquieuse de Pétion a été très évidente eu égard de la largesse offerte à Miranda et à Bolivar. Le premier avait acquis deux bateaux de Jacmel pour aller se battre pour l’indépendance. Bolivar et plusieurs familles du Venezuela refugiés à Port-au-Prince avaient droit à une subvention très généreuse tandis que Pétion ne voulait pas donner une pension à la veuve de Dessalines ! L’aide accordée à Bolivar fut cruciale mais Pétion ne soutira aucun quid pro quo et en guise de remerciement, Haïti reçut une gifle diplomatique, elle ne fut pas invitée à l’investiture de Bolivar. Il a débuté la mauvaise habitude devenue depuis un modèle très suivi de ne pas donner à Haïti un avocat pour défendre sa cause. L’aide offerte dépassait nos maigres ressources sans rien gagner en retour, pas d’accord commercial, de coopération militaire, zéro.
Pétion en subalterne avait suggéré de payer une indemnité à la France pour dédommagement mais devant le refus catégorique de Christophe, s’en est ravisé. Casimir dans son étude donne une description très graphique de la rencontre de Pétion avec ses conseillers et aussi l’extrait d’une lettre envoyée au roi Louis XVIII dans laquelle il s’est démontré comme un laquais pur et simple. La lettre de Christophe au même roi dévoila un homme avec une conviction ferme, prêt à mourir plutôt que de vivre comme esclave. Christophe fut un contrepoids lourd qui guetta Pétion pour le bénéfice de la nation. Les deux furent remplacés par Boyer sans la participation de la population.
Boyer continuera la politique de Pétion avec une amplification et une verve car il n’aura pas l’ombre de Christophe le surveillant. Il s’évertuait de détruire les écoles établies dans le Nord par Christophe car il voyait d’un œil effrayé l’idée d’éduquer les anciens esclaves. Il eut à dire que « Semer l’éducation, c’est semer la révolution. » Il ne les considérait point comme ses égaux. De père français, il est dit qu’il avait toujours souffert de l’amertume de ne pas être accepté comme fils légitime et il faisait de son mieux pour plaire à son père. De facto, il était un privilégié français forcé de vivre en Haïti. Il continua les efforts de Pétion. Dans un autre acte de générosité démesurée, il donna 25 tonnes de café aux Grecs qui luttaient contre l’empire ottoman pour leur liberté mais résista de toutes ses fibres à éduquer les anciens esclaves assoiffés de connaissance. Naturellement, Haïti ne fut pas invitée à l’investiture et en sortit bredouille et plus pauvre. Cette notion de solidarité avec les étrangers, est une vive contradiction avec son refus d’offrir une soupape de sécurité sociale, de grossir une large classe-tampon contre la pauvreté et avant tout de créer une richesse équitablement partagée.
Boyer créa le Code Rural en 1826 qui contint beaucoup de ressemblances avec le système d’apartheid. Les anciens esclaves devaient travailler la terre et vivre en région rurale et ne pouvaient se déplacer sans une autorisation. Il voulait calquer le système colonial de grandes plantations pour augmenter la production nationale mais il ne tenait pas compte des bas salaires offerts. Il ne put inventer des mesures incitatives pour stimuler la production agricole. Il dirigeait et prenait les décisions seul et ainsi il soudait la notion du leader suprême, omnipotent, omniscient, infaillible, si possible à-vie, mais loin d’être prescient des besoins du pays à court, moyen, ou long terme.
Donnant libre cours à ses insécurités et préjugés, Boyer a accompli ce que Pétion a hésité de faire. Il a accepté de payer une dette lourde à la France. Dubois2 décrit la rencontre de Boyer avec Mackau, l’émissaire de Charles X et comment il a été conciliant à l’opposé des autres membres du gouvernement et a acquiescé à une dette de 150 millions de francs dont un premier versement de 30 millions financés par une banque française à un intérêt exorbitant.
Habitués que nous sommes à des omissions scandaleuses, embarrassantes, avilissantes, et à des commissions d’actes crapuleux, lâches, honteux, nauséeux, de gouvernements successifs de notre histoire, cette abdication de Boyer est considérée comme sui generis dans l’échelle d’une commission de malversation. Cette décision fut si contraire à l’esprit de la guerre d’Indépendance, subjuguant le futur du pays presqu’à jamais à une énorme dette, que le mot trahison ne suffit pas pour expliquer cette bévue politique, erreur stratégique, soumission souveraine, solution bancale. Certainement la France défendait ses intérêts. Une fois de plus, Haïti s’était présentée au tribunal sans avocat, une formule qui a fait tache d’huile de toute son existence.
Un vrai patriote en charge de notre destinée devra un jour demander à la France de payer une indemnité pour les millions d’esclaves torturés, tués, blessés, exploités sans rémunérations comme crimes contre l’humanité à condition que l’argent ira pour la construction du pays et non dans des comptes secrets en Europe ou ailleurs.
Qu’il fût français de cœur, cependant Boyer eut les caractéristiques des futurs présidents : assoiffé de pouvoir, impitoyable contre ses critiques, utilisant la fusillade comme moyen de rétribution. Chaque dossier qu’il a eu la chance de gérer, il a failli avec la lourdeur d’une massue et la constance d’un métronome. Oui il avait uni l’île mais n’avait pas su comment s’y prendre. Au lieu de bâtir l’infrastructure du pays, il était à jamais inquiété de payer la dette d’indépendance qu’il avait acceptée sans aucune négociation et sans aucune considération de lutte pour la protection de la liberté acquise par le sang versé de vrais patriotes. Détenteur du grade de général, en face d’un combat existentiel, il s’était démontré un piètre soldat en commettant l’ultime erreur du commandant sur le champ de bataille : déferler le drapeau blanc de la reddition sans coup férir.
Il a régné pendant vingt-cinq ans et a construit vingt-cinq écoles ! Si le chiffre était annuel ce serait au moins acceptable. Il s’est comporté comme maître et seigneur et a tracé la feuille de route du despotisme, du népotisme de clan, la prééminence de l’obscurantisme sur l’instruction et la connaissance, l’échange de butin personnel contre la perte de l’indépendance nationale. Cet exemple tracé fut comme la poule féconde qui a pondu des œufs avec l’ADN qui épanouit la mentalité de luttes intestines, de corruption, le dédain du bien-être collectif, la haine du nous et l’engouement du moi, de l’égocentrisme, l’élévation du solipsisme, la persistance de l’esclavage sous le nom de restavèk. Bien longtemps avant notre indépendance, Sonthonax avait promulgué une proclamation dans laquelle il mettait fin au travail de domestique sans rémunération. Citons ce passage :
L’article I, alea V de la Proclamation de Sonthonax disait que « les domestiques des deux sexes ne pourront être engagés au service de leurs maîtres ou maîtresses que pour trois mois, et ce, moyennant le salaire qui sera fixé entr-eux (sic) de gré à gré. »6
Malgré tout nous sommes le seul pays de l’Amérique qui pratique l’esclavage jusqu’à nos jours. Boyer fut l’image de l’obscurantisme. Il ne s’inquiétait que pour son entourage d’anciens affranchis et ne se foutait pas mal du gros du peuple. Le pire c’est qu’on peut dire la même chose de nos dirigeants actuels qui se partagent le butin dans un cercle restreint. Les œufs de la poule féconde font du bon travail.