COIN D’HISTOIRE
HAÏTI, VUE PAR DEUX AMIS
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

De nos jours, notre pays de naissance est reconnu comme un échec presque au même niveau que la Somalie où il existe un gouvernement démissionnaire, incapable d’assurer la sécurité et le fonctionnement normal des institutions publiques/privées et les chefs de gangs contrôlent les quartiers et les différentes zones. La seule différence chez nous est l’existence d’un seul président, mais l’ineptie est similaire. Le grand malheur réside dans le fait que ce pays a eu dans le temps une renommée extraordinaire, attirant les fondateurs de nation, produisant des hommes de lettres de réputation internationale et retenant un certain cachet de la terre des libres, ouverte aux opprimés tels les anciens esclaves des USA, aidant ceux qui luttaient pour leur liberté dans le Nouveau Monde, qu’ils fussent les Cubains contre les Espagnols, les Grecs contre les Turques, les Vénézuéliens contre les Espagnols, des Européens contre les nazis.  Dans le cas des Européens, la contribution des Haïtiens se manifestait par le sang versé et des vies perdues sans nécessairement recevoir un geste de reconnaissance pour cette accolade.

Le séjour d’un émissaire, d’un fameux émigré dans l’histoire furent des occasions uniques d’une publicité pour les aspects positifs d’un système. On peut citer Jefferson et sa visite en France et de Tocqueville qui en 1835 a écrit un panégyrique sur les États-Unis1. Un passage intéressant dans le premier tome, « Aux États-Unis, ce sont les gens modérés dans leurs désirs qui s’engagent au milieu des détours dans la politique. Les grands talents …s’écartent en général du pouvoir, afin de poursuivre la richesse ;… C’est à ces causes autant qu’aux mauvais choix de la démocratie qu’il faut attribuer le grand nombre d’hommes vulgaires qui occupent les fonctions. » Il n’y a pas de référence à l’esclavage, l’exclusion des femmes et des noirs au suffrage universel, mais il vante le système.

Dans notre cas, nous ne fûmes pas si chanceux ; de cette date, nous dûmes attendre encore un autre quart de siècle avant la reconnaissance de notre indépendance par les USA.  L’affront de 1804 se plaçait sur le fond d’un paysage où le lynchage physique ou moral contre les noirs se faisait dans le quotidien. L’anathème d’anciens esclaves prenant leur destinée en main méritait d’être effacé. Pour ce faire, plusieurs visiteurs biaisés avaient écrit des rapports négatifs sur notre pays avec une exagération inouïe parce qu’ils cherchaient des preuves supportant leurs points de vue de supériorité raciale. Cela se comprend, car l’épopée de 1804 a toujours été très indigeste pour un grand nombre de personnes, qu’elles l’avouent ou non. Ainsi l’arrivée de Frederick Douglass en octobre 1889 sous l’administration du président Harrison, comme ambassadeur/consul américain en Haïti fut l’équivalent de la manne tombée du ciel, en théorie de part et d’autre, à cause de l’admiration mutuelle. Deux contes de fées se rencontraient : un ancien esclave devenu l’un des plus grands orateurs du siècle visitant la première nation du Nouveau Monde créée par des esclaves. De surcroît, il avait en face de lui un homologue du même calibre intellectuel dans la personne de Firmin.

Cependant, il fut chargé d’une mission difficile : le droit d’un port naval au Môle St Nicholas pour le ravitaillement en charbon. En Haïti, l’idée de l’emphytéose pour l’étranger a toujours été un sujet tabou, pour des raisons historiques. L’expression populaire, vann peyi, a une connotation très péjorative et double comme une injure et sa commission est reconnue comme un suicide politique. L’antécédent à cette mission en lui-même est révélateur de la dynamique en jeu. En effet, le secrétaire d’État américain, Blaine, avait demandé au président Légitime non seulement l’accès au port, mais le droit d’utiliser des diplomates américains auprès des pays d’Europe pour représenter les intérêts haïtiens. Le mot offensif ne ferait pas justice à une telle insulte. Le jeu malin s’est poursuivi en aidant le général Hyppolite dans son insurrection contre Légitime en lui fournissant des armes par un marchand d’armes américain ; Firmin en faisait partie dans cette transaction. Donc l’obtention du port fut le quid pro quo tacite selon le côté américain. Douglass fut mis dans la position délicate de formuler une position presque à contrecœur, car les documents offerts parlaient d’un droit « conféré par le destin » pour le port naval2. Sa position fut encore plus intenable parce qu’un amiral, Bancroft Gherardi, reçut le mandat de plénipotentiaire pour les négociations et Douglass eut un rôle secondaire plusieurs mois après son arrivée au pays. Cet amiral était arrogant et ne tenait pas compte des sensibilités locales. Bien que Firmin fût un membre de l’insurrection, il eut assez de probité, de sagacité, d’étoffe pour refuser-ce qui ne se fait pas de nos jours- à cette demande coercitive, car les navires américains étaient visibles dans la rade. Naturellement, l’échec de cette négociation fut mis au compte de Douglass, critiqué par certains journalistes américains de trop de sympathie pour les Haïtiens ou bien d’incompétence à cause de sa race2 ! Loin de faire un recul ou de prendre une couverture diplomatique, Douglass a accepté comme un badge d’honneur sa sympathie pour notre pays même s’il fut déçu de sa gouvernance. Il n’a pas marchandé son amitié pour Haïti et a accepté de la représenter pendant l’Exposition mondiale colombienne tenue à Chicago en 1893 à l’occasion du quatre centième anniversaire de la découverte de l’Amérique par Colomb. Dans son autobiographie qu’il a actualisée après sa démission de son poste en Haïti en juin 1891, il a commis les trois derniers chapitres comme un plaidoyer pour notre pays.

Comme vu plus haut, les puissances étrangères ont toujours tiré avantage de la précarité de l’économie, l’instabilité politique intermittente et les luttes incessantes entre les frères d’une même nation pour influencer la bascule. Elles avaient toutes fait la remarque de notre tendance pernicieuse à régler nos différends par la violence. Ces luttes de plus en plus avaient des protagonistes tels les commerçants étrangers, grands fournisseurs d’armes attisant le feu. La théorie des héros créant une nation en pleine éclosion se heurtait contre la réalité d’une terre en guerre avec elle-même, en effervescence plutôt qu’en épanouissement, laissant la pauvreté pulluler, le développement économique devenu une victime par l’inattention accordée au niveau trop bas de la scolarité et du secteur agricole. Le pays ne faisait pas partie des grandes percées qui se faisaient à travers le monde. La révolution industrielle, le système bancaire, les découvertes et les recherches scientifiques appartenaient aux autres. Nous étions en retard à cause de notre isolement choisi. Douglass en faisait allusion en parlant de « La vapeur, l’électricité, l’esprit d’initiative…peuvent nous unir dans une fraternité universelle. » Il était alors un vieillard, mais il restait toujours un sage, un intellectuel et à jamais notre ami. Son rôle dans notre histoire est digne de plus d’appréciation.

Un autre cas de visite par un ami fut celui du révolutionnaire José Martí, un Cubain blanc. Il avait vécu aux États-Unis pendant de longues années parmi les exilés cubains et avait une amertume contre la pratique du laissez-faire et le racisme des blancs contre les noirs. Écrivain, journaliste, lutteur politique, il fut un sympathisant. Il a visité le pays à trois reprises entre le 9 septembre 1892 et le mois de février 1895, faisant la navette à Montecristi en République Dominicaine. Il a habité à Cap-Haïtien chaque fois pendant sa quête d’armes pour la lutte d’indépendance de son pays. La photo d’en haut fut la dernière demeure où il a résidé. L’immeuble est toujours présent et contient sa photo au rez-de-chaussée (on peut aisément aller sur YouTube et voir une vidéo en espagnol faite par les Cubains qui montrent cette maison et sa propriétaire). Il avait pris beaucoup de notes et avait déterminé que l’expérience de Cuba devrait être différente pour éviter l’échec d’Haïti. Il a observé que c’était le résultat du manque de réflexion et d’élaboration d’un projet de société, basé sur l’harmonie entre les différents groupes, avant et pendant la lutte de l’indépendance. Il a conclu que l’isolement du pays, l’aspect racial de la lutte furent des entraves, mais il parla de sa déception des dirigeants. Martí fut vivement déçu du manque d’épanouissement à l’échelle individuelle aussi bien que nationale. Tandis qu’à Cuba on avait des institutions telles que l’Université de La Havane, prodiguant la connaissance, Haïti n’avait pas une équivalence. Il parla de l’obscurantisme pervers et de la pauvreté ambiante en des termes vifs, mais pénibles, embarrassants il faut l’admettre, avec le sous-entendu, pourquoi une telle issue après un si bel acte de bravoure ? Ces réflexions sont éparpillées à travers ses multiples publications, Obras et ses articles publiés dans les journaux Patria et Nación durant son passage aux États-Unis. [Cependant une source facile à vérifier est une thèse écrite par Armanda Lewis et disponible sur le web3].

Pourtant, son expérience ne fut pas seulement négative. L’hospitalité généreuse du peuple l’avait touché. Il a rencontré Anténor Firmin qui l’a impressionné, car il parlait l’espagnol couramment et était une sommité intellectuelle. Dans son livre, Les Lettres de Saint Thomas4, Firmin fait mention de cette correspondance qu’il entretenait avec lui.

Le terme obscurantisme est fort et peut piquer la sensibilité patriotique de certains, mais beaucoup de faits ne font que supporter ce jugement de valeur. Comment s’imaginer qu’un illustre citoyen comme Anténor Firmin qui avait vécu à Cap-Haïtien et qui a écrit un remarquable manifeste pour la défense des noirs5, un véritable livre de chevet pour tous, soit récompensé par notre société en laissant sa maison en état de délabrement, et les fenêtres barricadées par des briques ? Cette maison dans tout autre pays serait un joyau historique bien maintenu, avec des reliques comme ses livres, ses articles, etc., attirant les touristes, les élèves, et serait considérée et entretenue comme une source de fierté nationale ! La Jamaïque, l’île voisine, le fait pour Bob Marley et Marcus Garvey.

Un buste à l’honneur de José Martí fut finalement érigé en 2014, cependant il fut payé par Cuba. C’est gênant !!!! On parle parfois parmi les Cubains d’utiliser sa dernière demeure comme un musée ; cela se ferait si seulement les Cubains payaient pour le faire. Nous n’accordons pas d’importance aux héros et monuments historiques.

Quel autre mot peut expliquer l’insistance sur la fermeture des classes pendant cette période de manifestations ?

Ce qui blesse le plus est le fait que la notion de création d’une nation au bénéfice de ses habitants reste toujours une idée étrange parmi les dirigeants. Personne ne détient la solution de l’imbroglio actuel, cela doit être clair. Nous avons eu notre trop-plein de faux prophètes. L’autocritique est nécessaire, la connaissance de l’histoire aidera. Au lieu de réinventer la roue, il faut calquer les solutions trouvées dans les situations similaires, et par-dessus tout, il faut changer la mentalité rapace des serviteurs publics à partir de la tête. Les positions partisanes ont toujours nui et sèment la division. Pour une fois, considérons l’échec de notre pays comme l’ennemi commun parce que nous avons l’habitude de resserrer les rangs contre un même adversaire pour plus tard nous tourner l’un contre l’autre. Si l’échec devient l’épée de Damoclès, peut-être l’union règnera.

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