L’Etrange Cas d’un Mal de Tête dans la Caraïbe :
Intersection entre Coutumes et Médecine.
C’était en 1993. Spécialiste en obstétrique et gynécologie, j’étais à l’apogée de ma pratique médicale à Lafayette, en Louisiane. Au cœur de ce terroir créole et cajun, appelé Acadiana, Lafayette est historiquement la « marmite à gombo » culturelle du sud profond de l’Amérique qui attirait depuis des siècles les immigrants insulaires des Caraïbes tropicales. Moi-même haïtien, après ma spécialisation à New York Medical College, j’ai été attiré, puis émigré à Lafayette pour débuter ma pratique médicale.
Un après-midi, à la cafétéria de l’Hôpital Universitaire de Lafayette, je déjeunais avec deux éminents collègues neurologues. Récemment, ils avaient minutieusement examiné et testé un immigrant haïtien nommé « Ti Pierre » qui se plaignait de sévères maux de tête et d’insomnies continuelles. Tout semblait normal, mais ils sentaient qu’il leur manquait quelque chose. Une explication pour trouver un traitement approprié était devenue pour eux un défi personnel. Donc, ce jour-là au déjeuner, ils m’ont aussi lancé un défi : “bien que ce ne soit pas ta spécialité,” ont-ils dit, “aimerais-tu lui parler ?” J’ai accepté.
Peu de temps après, j’ai contacté Ti Pierre et ai lui proposé de lui rendre visite chez lui, pour apprendre davantage sur sa maladie. Il vivait dans une petite maison avec d’autres réfugiés haïtiens installés par le gouvernement dans le village rural de Maurice, situé à une quinzaine de kilomètres au Sud-Ouest de Lafayette. Incorporée en 1911 et d’une superficie de deux kilomètres carrés, Maurice est une communauté agricole afro-américaine de deux mille habitants. J’ai découvert que beaucoup de résidents parlaient le Créole louisianais et dansaient le Zydeco, une musique traditionnelle des Noirs de l’Acadiana dont le rythme à la basse et les battements de tambour me rappelaient la musique haïtienne « Compas Direct ».
Ti Pierre était un homme noir, dans la trentaine ou peut-être plus âgé, grand, mince, beau, mais inquiet et craintif. Il était soulagé de voir que j’étais haïtien et que je parlais le Créole haïtien, sa langue maternelle. Il se lança sans transition dans une tirade émouvante sur l’injustice de sa situation. « Doc, conclut-il, ces docteurs blancs ne comprennent rien du tout sur la nature de ma maladie. Je vais vous raconter mon histoire et je jure sur la tête de ma mère qui vit toujours en Haïti, d’être franc et honnête avec vous. ”
Il poursuivit : « Il y a à peu près un an, j’ai eu une altercation tapageuse avec mon voisin « Ti Mouché ». Il venait décapiter un de mes cabris, car celui-ci, après avoir sauté sur la clôture de kandelab [une variété de cactus] qui sépare nos propriétés, avait mangé dans son jardin trois tiges de maïs. Malgré ma perte, je dois avouer que mon voisin avait raison. Comme le veut la coutume chez nous, après avoir tué mon cabri, Ti Mouché a gardé pour lui la tête et trois jambes coupées juste au-dessus des genoux ; il a suspendu le reste du corps à la branche d’un gros manguier à la lisière de ma cour, et a marqué l’arbre de trois coups parallèles de machette tachée du sang du cabri. Néanmoins, j’étais hors de moi. Je l’ai maudit ainsi que sa mère et lui ai assuré qu’il ira bientôt “voir les os de sa grand-mère”, ce qui signifie en Haïti qu’il allait bientôt mourir. Aussi étrange que cela puisse paraître, poursuivit-il, Ti Mouché décéda une semaine plus tard et sa famille était obstinément convaincue que je l’avais tué par des moyens magiques. »
Ti Pierre me regarda intensément dans les yeux et dit : « Doc, que le tonnerre me brûle si je vous mens, je jure que je n’ai rien à voir avec la mort de Ti Mouché ! Toutefois, comme j’avais peur pour ma vie, je me suis donc rendu chez Celvius, le hougan [prêtre vodou] de notre village, à la recherche d’un pouvoir pour me protéger.
« Comme j’avais peu d’argent pour le payer, il a organisé une cérémonie peu coûteuse, m’a mis autour du cou un petit scapulaire [collier à ruban] avec l’effigie de Saint Jacques-Majeur, [l'un des douze apôtres de Jésus] et me conseilla de me mettre sous couvert pour éviter toute revanche mystique ou physique de la part de la famille de Ti Mouché ».
Puis, Ti Pierre prit une pause. A ce moment-là, Je me fis cette réflexion : « Un scapulaire avec l’effigie de Saint Jacques-Majeur ? » Je me souvins alors de mon Histoire d’Haïti, avant son Independence de la France, il y a plus de deux cents ans. Les esclaves avaient conservé leurs croyances africaines tout en assimilant et en adaptant le catholicisme, religion imposée par le système colonial, à ce mélange de croyances ancestrales et religieuses. Ainsi naquit par le syncrétisme religieux le vodou Haïtien. Par exemple, dans le vodou, se retrouvent de grands esprits, appelés « loa », représentés à travers des icones et saints catholiques avec des statues, des peintures et des ornements tels que les scapulaires. Saint Jacques-Majeur par exemple, est une représentation de Ogou, un esprit au caractère guerrier qui confère au porteur, force et pouvoir de survie. C’est d’ailleurs Ogou qui dirigea les esclaves dans leur combat pour l’indépendance. Néanmoins, la légende raconte qu’Ogou qui craignait l’eau, au cours d’un voyage en mer, se retrouva en difficulté. Sans l’intercession d’Agwe, l’esprit de la mer, il se serait noyé. Sur la base de ce syncrétisme, Agwe est représenté par le saint catholique Ulrich d’Augsbourg ou par l’Archange Raphaël, tous deux tenant des poissons.
Ti Pierre reprit son récit : « Dans l’intervalle, j’ai appris qu’un armateur du coin organisait un voyage clandestin sur un voilier à destination de Miami. Ce fut l’occasion pour m’enfuir, car, comme on dit en Haïti – wanga pa janbe dlo [les sortilèges ne traversent pas l’océan]. Par malheur, notre bateau surchargé a chaviré et fait naufrage près de Cuba, au large de la Base Navale de Guantanamo. Les garde-côtes américains nous ont découverts, récupérés et conduits à la base navale. Plus tard, j’ai appris que 34 passagers avaient péri en mer et que j’étais l’un des six survivants. Après de nombreuses entrevues, j’ai obtenu l’asile aux États-Unis en raison de mon histoire et de ma peur de la persécution chez moi. J’ai eu de la chance. N’oubliez pas qu’à cette époque, de nombreux Haïtiens fuyaient le pays après un coup d’état militaire. Je ne savais même pas que les tribunaux américains venaient de décider que le statut de réfugiés ne concernait que ceux qui avaient foulé le sol américain. Néanmoins, ils m’ont relocalisé avec d’autres réfugiés à Maurice, ici en Louisiane. C’est de la chance sans être de la chance puisque, lorsque le bateau a chaviré, j’ai perdu mon scapulaire protecteur. Depuis, je souffre de migraines et d’insomnies terribles.”
En entendant cela, je murmurai : “Je vois, dit l’aveugle…” Puis, je dis à Ti Pierre : “En tant que médecin, je sers avec les deux mains. La main droite traite des maladies de causes naturelles, sacrées et divines ; la main gauche traite les affectations magiques, mystiques et surnaturelles. Je t’attends samedi soir chez moi, à minuit tapant. En attendant, apporte-moi jeudi les ingrédients d’usage », sans spécifier volontairement les ingrédients. Comme prévu, Ti Pierre, présentement mon patient, m’apporta du rhum blanc, du sel, deux oranges amères, du parfum, de l’huile de palma-christi, et une bougie de cire d’abeilles. D’un air bouleversé, il me chuchota à l’oreille qu’il n’a pas pu trouver l’assiette blanche émaillée. « Je m’en occupe », lui dis-je pour le rassurer. « En revanche, n’oublie les douze pennies pour les guinen [esprits africains] ». De mon côté, pour la circonstance, j’empruntai un crâne au service de pathologie et trois salopettes blanches au service de nettoyage et d’hygiène de l’Hôpital Universitaire.
En préparation au grand moment, j’avais reproduit dans mon garage une petite tonnelle à l’instar d’un « hounfor » [temple vodou] sous lequel se déroulerait la prière. Ti Pierre se pointa chez moi à minuit tapant. En entrant dans le garage, il fut complètement désorienté parce que j’avais éteint toutes les lumières. Il faisait noir comme de l’encre. Soudain, je craquai une allumette et enflamma la bougie de cire méticuleusement plantée sur le crâne. La flamme vacillante projetait par intermittence sur le mur les contours d’un vèvè [dessin symbolique associé aux loa]. Au cœur du péristyle, lieu de passage des esprits, en l’occurrence ma petite tonnelle, était placé le pilier central appelé poteau-mitant. Dans la pénombre, nos propres silhouettes ondulantes, parfois atténuées, parfois rutilantes, produisaient un effet lugubre, mystérieux et énigmatique.
J’étais flanqué de deux haïtiens que j’avais embauchés pour les rôles de hounsi kanzo [assistants initiés dans le culte vodou]. Nous étions tous les trois accoutrés des salopettes blanches que j’avais empruntées à l’hôpital. J’ai commencé la cérémonie en commandant à Ti Pierre de raconter au crâne son malheur à voix basse. Il obéit, se dirigeât vers le crâne et balbutia son histoire pendant une bonne quinzaine de minutes, avec une intensité poignante. Je lui ai ensuite enfilé autour du cou un large scapulaire avec l’effigie de Saint Jacques-Majeur. Et solennellement, je lui annonçai qu’il était maintenant mystiquement protégé. Je l’avertis que pendant une semaine, il ne devait absolument parler à personne de cette cérémonie, même pas à moi. Pour m’assurer de son sommeil ce soir-là, je lui fis ingurgiter une potion sucrée, courtoisie de la maison, contenant une petite rasade de rhum blanc et 2.5 milligrammes de diazépam. En partant, au seuil de la porte, j’entendis sa voix contrariée et larmoyante – « Woy, J’ai oublié mon obligation de bénir la liturgie avec les douze pennies. » – Je lui dis simplement : « Jetez-les par terre, gardez la tête droite et surtout ne regardez pas en arrière. » Il obéit et partit.
Une semaine plus tard, Ti Pierre me confia qu’il dormait maintenant comme un nouveau-né et que ses maux de tête avaient disparu. Il était toutefois perplexe et intrigué par les salopettes blanches. – « Dans les pays blancs, j’utilise des accoutrements blancs » lâchai-je brièvement. C’était une réponse sournoise. Ti Pierre parut satisfait mais pas tout à fait convaincu.
J’ai partagé mon expérience avec mes collègues neurologues. La semaine suivante, ils ont présenté le cas de Ti Pierre lors de la Grande Séance, méthodologie de formation médicale au cours de laquelle les problèmes et les traitements médicaux d’un patient sont présentés aux médecins, résidents, internes et étudiants en médecine. Le message était clair : lors de l’évaluation et du traitement de patients dans une société multiculturelle, Il est primordial de comprendre leur culture en termes de spiritualité, de religion et de leurs expériences sociales. En fait, à la fin des années 1930, l’éminent ethnologue et psychiatre haïtien, le Docteur Louis Mars, connu comme le « Père de l’ethnopsychiatrie » ou psychiatrie transculturelle, avait déjà décrit cette pathologie. Ses recherches approfondies en Haïti ont démontré un chevauchement entre la psychologie clinique et l’anthropologie culturelle dans l’interprétation, le diagnostic et le traitement de certains troubles psychiques. Aujourd’hui, plusieurs facultés de médecine ont introduit et intégré la dimension culturelle dans leurs programmes de formation.
Deux années passèrent et j’avais complètement oublié mon traitement mystique quand j’ai reçu en urgence un appel téléphonique de la Floride.
– « Doc, c’est Ti Pierre. Mes maux de tête et mes insomnies… J’ai perdu mon scapulaire… J’ai maintenant de l’argent… Je peux payer pour une grande prière et le plus gros scapulaire… ».
– « Ti Pierre, ne t’inquiète pas !… Prière chez moi ce soir à minuit tapant … Je t’envoie le plus gros scapulaire par Fédéral Express demain matin première heure… ».
Deux semaines plus tard, j’ai reçu une note par courrier postale de la Floride – « Merci Doc, scapulaire bien reçu… Plus de maux de tête, sommeil de nouveau-né… Dieu vous bénira… Ti Pierre. »
Aldy Castor, M.D., aldyc@att.net
President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Director, Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.
Member, United Front Haitian Diaspora
Stuart Leiderman, leiderman@mindspring.com Environmental Response, USA
Weston, Florida, US
Septembre 2019