UNE AFFAIRE DE CŒURS
Jacques était au bord de la déprime durant cette saison de fêtes de fin d’année. La jeune fille qui avait une emprise comme un étau sur son cœur l’avait traité d’idiot le dernier jour d’école. Idiot, lui qui siégeait en tête de classe ! Il n’en revenait pas. Pourquoi elle avait choisi cette épithète, il ne le ni saura ni ne comprendra jamais. Ce qui ne faisait aucun doute, son cœur accélérait à sa vue dès la première fois qu’elle avait offert un sourire avec l’effet magique d’une chaleur épaississant la couche sensible à fleur de son cœur, quand il l’avait aidée à trouver la solution d’un problème de mathématiques. Depuis, elle faisait partie de son petit groupe d’études. Joceline, de petite taille, joufflue, d’une peau d’ébène reluisante, d’un visage rond avec des sourcils touffus, des lèvres charnues, des fossettes ensorcelantes, les cheveux crépus mais drus et surtout des yeux noirs lustres comme des billes. Le tout l’avait plu d’une façon surprenante et spontanée. Il voulait bien entretenir une amitié avec elle, mais il ne pouvait seulement qu’y rêver, incapable de trouver la force de briguer l’initiative. À plusieurs reprises pendant le sommeil, son image apparaissait avec une scène récurrente d’un tête-à-tête idyllique, loin des curieux pour dévoiler ses sentiments qui augmentaient de jour en jour. Le mot idiot retentissait comme un leitmotiv accusateur, un refrain tançant, une déception gratuite venant d’une personne pour qui il entretenait des sentiments si forts et pour laquelle il serait prêt à tout faire. Cela rendait la peine plus cuisante et retenait l’arrière-goût d’un mets horrible et indigeste.
Joceline ne pouvait pas s’imaginer quel moustique avait piqué Jacques parce qu’il n’avait pas répondu à l’œillade offerte durant leur dernière rencontre à l’école. Elle l’avait provoqué pour susciter une réponse, mais avait aussi fait ce geste suggestif de son intention sympathique. Elle s’attarda dans la cour espérant qu’en sortant il essaierait d’entamer une conversation, mais il l’avait ignorée. Peut-être que l’épithète était appropriée. Elle voulait tant lui parler. Ce jeune homme brillant en mathématiques, de taille moyenne, timide à l’extrême, qui évitait de la regarder directement et qui baissait la tête au lieu de rencontrer ses yeux, pourtant avait une voix de baryton sonore. Ce regard était franc, perçant, ses yeux marrons symétriquement placés au haut d’un nez en bec d’aigle, ce qui brossait un profile impressionnant avec des oreilles un peu larges, des mâchoires carrées, un front large et altier et des lèvres charnues et très sensuelles. Une petite moustache, frêle, se décelait. Ses mains étaient larges, éclipsant la craie au tableau. Il avait une belle prestance, une présence très virile et exhibait toutes les caractéristiques de la confiance en soi. Cependant, ces attributs se juxtaposaient contre sa timidité, offrant un contraste déroutant. En maintes fois elle avait essayé de faire une conversation de groupe espérant qu’il en ferait partie, mais il déclinait toujours et ne disait rien. C’était simplement ennuyeux et cette attitude même frôlait une rebuffade.
Ainsi fut-il ce dernier jour de classes dans cette école mixte où les premières amours prennent naissance entre adolescents en proie aux hormones surgissantes, où les mots, les simples gestes portent une signification amplifiée sinon exagérée, amorçant un processus de rêveries, de jérémiades, de bonne ou de mauvaise humeur alternante, de joie ou de dépit changeant de place sans avis, dépendant d’une rumeur vraie ou fausse. Jacques, amoureux, ne savait comment s’y prendre. Joceline, éprise, ne pouvait pas trouver la formule efficace pour encourager ce condisciple à lui faire la cour. Elle ne devait pas prendre l’initiative plus qu’elle ne l’a déjà faite, surtout pas. Ce serait un mauvais signal, un faux pas de premier ordre, une étourderie existentielle, perdurant une réputation de fille frivole, une injure suprême.
Naturellement le conseil d’un intime s’avéra nécessaire.
« Je viens de faire la pire expérience de ma vie, » déclara Jacques à son ami Rico avec une voix haletante.
« Sans blagues ! Que t’est-il arrivé ? »
« Joceline m’a insulté et m’a traité d’idiot. Peux-tu concevoir une telle insulte ? Elle me l’a dit sans aucune provocation de ma part. C’est blessant et vexant à la fois, » frappant sa paume avec son poignet.
« Calme-toi, » lui dit Rico et touchant son épaule, « Tu sais bien que tu es loin d’être un idiot. Je te parie qu’elle est frustrée parce que tu ne lui parles pas pendant les rencontres. J’ai fait la remarque que plusieurs fois elle entame une conversation et tu restes en silence. De toute façon je vais m’enquérir auprès de ma petite amie Carla car elles sont bonnes amies. Ne t’inquiète pas mon vieux. » Ils se serrèrent la main et la conversation tourna vers le football. Cependant, Jacques avait une triste mine.
De son côté, Joceline s’adressa à Carla.
« Ce type m’énerve. Il m’ignore lorsque nous étudions en groupe et aujourd’hui j’ai essayé de faire une plaisanterie avec lui tout en lui faisant une œillade et il a eu le toupet de m’ignorer, » dit Joceline, maussade, avec les bras croisés.
« Qu’est-ce que tu as dit exactement, car je sais que tu peux être un peu directe parfois ?» demanda Carla avec un doigt contre la joue et l’autre main sur la hanche.
« J’ai chuchoté le mot idiot à son oreille avec un sourire et une œillade. »
« Tu n’aurais pas dû utiliser ce mot. Je te parie qu’il l’a pris comme une injure et non comme une plaisanterie et n’a pas même remarqué l’œillade. S’il te plait autant que je le pense, il faut être subtile. Je vais en parler avec Rico et nous allons essayer de régler ce contretemps, » Carla secoua la tête et son index avec un rire sous cape. Elles parlèrent d’autres faits divers mais Joceline ne cessa de penser à Jacques ce que Carla remarqua sans rien dire car Joceline n’avait la verve habituelle pour argumenter. Elle paressait soucieuse.
Une rencontre, deux interprétations différentes, Jacques ne se rappelle que d’avoir été apostrophé d’idiot et Joceline mettait l’accent sur le clin d’œil envoyé gentiment. Le gouffre entre ces deux descriptions était assez large. Son étendue ressemblait à la superficie d’une mer tandis que le comportement des protagonistes offrait l’image miroir d’une mer tantôt agitée, flottant avec la force d’un raz-de-marée, calme avec la sublimité d’un cœur lésé en méditation, mais toujours prête à hurler avec l’explosivité d’un orgueil blessé. Quoi qu’il en soit, tout se passait sur le fond de la soif de deux âmes se cherchant. L’histoire fut finalement ficelée quand Rico et Carla eurent comparé chaque version et eurent tiré la claire conclusion d’un malentendu entre un gars timide et une demoiselle fougueuse et impatiente.
Dans le monde des humains, l’entremetteur utilise adroitement le renseignement précis parfois obtenu par le commérage comme un atout. Le rôle de l’intermédiaire a toujours été incontournable dans la société. Il incombait aux amis intimes de faciliter la tâche aux colombes déçues. Rico n’eut qu’à mentionner à Jacques combien Joceline apprécia son aide offerte pour changer le ton et à Carla de souligner qu’elle a appris de son copain les forts sentiments que Jacques ressentait pour Joceline pour dégeler la glace. Une rencontre fut arrangée sur une place publique dans la soirée deux jours avant la Noël. Rico et Carla étaient présents naturellement et avaient pris le soin de faire des commentaires positifs sur chaque personne et il fut clairement établi que Joceline avait fait une plaisanterie à Jacques, mais qu’il l’avait ratée. Ils rirent tous et convenablement les deux couples s’écartèrent, mais restèrent assez près stratégiquement. Joceline et Jacques s’assirent sur un banc près d’une haie de lauriers avec une distance entre eux.
La nature participait de son mieux pour offrir une atmosphère édifiante, propice pour les délibérations émotionnelles. En effet une lune blafarde garnissait un ciel étoilé comme une tapisserie lumineuse ; une douce brise, un air parfumé par la diffusion d’arômes d’un ilang-ilang, de divers jasmins et des belles-de-nuit parvenaient à approximer le décor idyllique qu’il avait vu dans ses rêves.
Jacques cependant transpirait, gardait la tête baissée et jouait avec ses doigts incessamment de son côté sur le banc. Sa gorge était serrée. Joceline aussi était nerveuse mais le dissimulait bien, alors que son cœur galopait sans arrêt.
« Tu aimes les mathématiques, pas vrai ? » demanda Joceline, se tournant vers lui, les mains sur les genoux.
« Je me sens confortable avec les chiffres, » répondit-il avec assurance, sans relever la tête.
« Je comprends, car moi aussi je me sens très confortable lorsque je fais une conversation. Si tu peux exprimer les concepts abstraits aussi bien, tu ne devrais pas avoir une difficulté à t’exprimer sur n’importe quel sujet, n’est-ce pas ? »
« C’est-à-dire que… »
« Tu entends par là que ton niveau de confort ne se répand pas à faire un échange d’opinions avec une autre personne ? »
« Point du tout, il se trouve que… »
« Écoute, nous sommes condisciples, pourquoi ne me regardes-tu pas quand tu m’adresses ? » Elle se tapa la jambe en posant cette question.
Notre ami avait la plus grande difficulté à obéir à cette requête. Cependant, il n’avait pas le choix, car il ne demandait pas mieux que de plaire à sa future petite amie si seulement il n’avait pas la frousse. Il avait une peur bleue palpable, une angoisse mélangée avec une allégresse, une situation connue par beaucoup plus d’adolescents qui veulent l’admettre quand ils sont en face d’une personne attirante. Jacques releva la tête, mais de temps en temps la baissa. Joceline s’avança plus près, de sorte qu’elle puisse le taper sur la jambe à chaque baisse de tête pour le lui rappeler. La distance entre eux s’était amoindrie considérablement, mais comme d’habitude, Joceline s’impatienta.
« Devrai-je m’adresser à Albert qui se croit un as en mathématiques la prochaine fois que j’aurai une colle ? »
« Absolument pas ! » répondit-il, sa voix retentissante, mais le regard droit devant lui.
« Donc tu dois me regarder dans les yeux lorsque tu me parles et ne baisses pas la tête, sinon je le ferai, » dit-elle, dans une menace truffée de bluff, mais transmise avec une apparente conviction.
Un tel défi alla droit à son orgueil. Il ne souffrait pas d’être comparé à un autre élève pour la maitrise des mathématiques. Quelque part dans ses entrailles, il trouva la force, l’audace et le courage de regarder Joceline directement et ce faisant, il remarqua que ses yeux étaient écarquillés, les pupilles dilatées et le sourire qui l’avait tant obsédé en plein épanouissement. Ce sourire avait la clarté d’un phare puissant, la pureté de la spontanéité, l’adoucissement d’un clair de lune, la vénusté d’un crépuscule tropical, la beauté d’une sirène, la sensualité du galbe d’un sein. Il prit sa main qui ne se retira pas, et alors pris de fougue :
« Je t’aime, » murmura-t-il avec les lèvres tremblantes, un regard tendre, intense, mais apaisant, et passionné, fixé sur celui de Joceline. Il approcha son visage près du sien et sans hésiter, il offrit ses lèvres. Elle offrit les siennes et ce fut le plus beau cadeau de Noël de son existence.