LES LARMES D’UNE MÈRE
Geneviève, une jeune femme de vingt-cinq ans était assise dans l’autobus faisant la navette entre Montclair, New Jersey et Manhattan ; sa destination était Nyack dans l’état de New York pour aller rejoindre son époux haïtien et son premier fils. Ce voyage tant anticipé se révéla un parcours douloureux. Elle pleurait sans cesse et les larmes ruisselaient avec un flot constant, le goût d’une eau très salée, la sensation de son être dégageant l’effluve des sentiments ressentis. En effet elle se sentit au plus bas niveau de son existence comme la lie d’un vin, le marc d’un café ou un grain de poussière. Elle avait un chapelet en mains qu’elle égrenait à plusieurs reprises pour essayer de nettoyer son âme, d’éclaircir sa pensée, d’ouvrir le passage vers la lumière et de laisser les ténèbres en arrière. Ces ténèbres dont elle ne fut pas fière et qui firent partie de sa vie récente l’avaient souillée et elle voulait se racheter, repentir en récitant la prière de contrition et d’avouer mea culpa, mea maxima culpa.
Prise dans la tragédie de deux époux qui l’aimaient aveuglément, une fois de plus elle fut victime de sa beauté naturelle, son salut aussi bien que son châtiment. Les dix derniers mois furent les pires de sa vie. Elle était prise entre l’enclume et le marteau. Angoissée, terrifiée, elle était devenue insomniaque, passant plusieurs nuits blanches, ne sachant que faire avec le bébé qu’elle portait dans sa matrice. Elle devait choisir entre deux époux, autrement dit, briser le cœur d’un des deux.
Ce jour morne, gris, sans soleil, avec une neige garnie de flocons épais rendant le trafic difficile aggravait sa situation de désespoir, sa disposition d’esprit lamentable. L’amertume et la panique étaient ses seuls compagnons de voyage. Pour aller de l’avant, elle n’eut d’autre choix que de réfléchir sur le passé. C’est ainsi qu’elle passa en revue les cinq dernières années de sa vie. Ce retour en arrière avait l’intensité d’une flamme vive, retraçant la trajectoire des hauts de joie et des bas de douleur très pénible, virulente, aigüe. Il y a eu beaucoup plus de bas que de hauts. La dernière décision prise fut la plus existentielle de sa vie et sans doute la plus pénible. En guise de libération d’une pénitence, pour le moment elle se sentait dans la position indicible, indésirable, impossible sinon inaltérable de sortir de Charybde pour tomber en Scylla.
Dotée d’un corps bien galbé, d’un visage en ovale imitant celui d’un ange, des yeux marron, un nez camus, des lèvres minces, l’ensemble offrant une mine gaie telle en un sourire permanent. Connue comme Ginou gwo dada par ses admirateurs pour ses fesses bien angulées, cette demoiselle qui faisait toujours tourner les têtes, était courtisée constamment. Elle avait épousé son premier et unique chou, Gérard, de l’école primaire. Elle avait l’âge tendre de vingt ans et était en pleine grossesse. La robe blanche vêtue pour cette cérémonie, la lune de miel après, et la naissance du bébé cinq mois plus tard figurent parmi les jalons importants, les cimes inoubliables. Ces souvenirs gonflent toujours la poitrine et palpitent le cœur de joie rien qu’à y penser. Cet adorable bébé garçon avait son visage et le corps de son père, un costaud. Trois mois après l’accouchement, elle reçut une offre de bourse d’études aux États-Unis. Les huit mois de vie conjugale avec Gérard restaient toujours une époque de bonheur simple et de félicité. Ces souvenirs sacrés jouaient le rôle de réconfort ou de talisman émotionnel dans ses moments d’épouvante. Le départ pour l’Amérique avait un goût aigre-doux. C’était une aubaine d’épanouissement avec un prix d’entrée assez onéreux, l’éloignement de sa famille. Elle restait en campus et échangeait des lettres constamment avec Gérard pour adoucir sa solitude et soulager son chagrin. Cependant après le premier semestre, l’institution ferma ses portes à la suite d’une investigation du gouvernement fédéral qui découvrit une escroquerie administrative à grande échelle. Apparemment elle fonctionnait sans accréditation et recrutait des élèves étrangers pour obtenir des fonds fédéraux prétextant qu’ils étaient Américains. C’était un institut technique et non une université.
Ce fut sa première déception de la vie. Ce jour-là fut aussi sombre que ce jourd’hui, excepté que la pluie tombait et l’orage grondait alors. C’était une pluie fine à n’en pas finir, contrairement aux averses tropicales, fortes, mais qui cessent pour céder la place au soleil et calmer les nerfs. La persistance de cette pluie était déroutante. Cette neige jouait le même rôle et causait le même effet. Ainsi elle se trouva sans argent, dans un pays froid, susceptible de perdre son visa d’étudiant si elle ne fréquentait pas l’université. Elle prit un emploi de serveuse dans un restaurant. Peu de temps plus tard, le gérant, Gaétan, son ainé de vingt ans, avec un embonpoint, chauve, plutôt d’apparence avunculaire, volubile, tomba épris d’elle. Il était Canadien et il avait un faible pour les femmes noires. Il avait acquis la nationalité américaine. Il connaissait un administrateur dans une université publique à Montclair, New Jersey (Montclair State University). Elle a fait les démarches pour y être admise et a passé un examen de calcul intégral avec brio ce qui facilita le processus. Endettée, deux ans plus tard, elle accepta d’épouser son ami canadien pour obtenir la résidence permanente aux États-Unis.
C’était supposé être un arrangement de convenance de sa part pour sa survie. Cependant elle n’avait pas les moyens financiers pour payer pour une telle transaction et même dans le cas contraire, Gaétan n’accepterait pas d’argent. Gaétan était simplement amoureux et insista pour la vie conjugale comme époux qu’ils étaient. Il était tendre et la choyait d’attention et de cadeaux. Elle céda à contrecœur, car elle ne l’aimait pas. Elle prit cette décision avec l’assentiment de Gérard. L’entente explicite était d’éviter de contacts physiques. Une fois sous le même toit, il exigea ses droits nuptiaux tour à tour par supplication en proie à un amour aveugle et par menace à cause de jalousie folle. Le comble pour envenimer ou compliquer la situation se présenta sous forme d’un homme possédant une libido vorace même s’il souffrait d’éjaculation précoce.
La décision de partager le même lit avec Gaétan fut une qu’elle regretta aussitôt prise. C’était l’ouverture et l’entrée dans les ténèbres. Elle ne pouvait l’avouer à Gérard qui était jaloux. Elle insista d’utiliser la capote comme méthode de contraception en soulignant ses études et l’interférence qu’une grossesse présenterait. Le coït avec Gaétan était un acte mécanique de courte durée, dépourvu d’érotisme ensorceleur. Ginou le considéra comme une pilule amère à avaler et fort souvent se comparait à une prostituée, accélérant sa résidence dans les ténèbres. C’était un état d’âme connu d’elle seule. Elle ne pouvait en parler à personne. Elle avait honte de sa situation. De surcroît et par ironie, Gaétan était très gentil et agissait comme un époux idéal.
Gaétan était au courant de la première liaison de sa femme. Il n’offrit aucune opposition lorsqu’il apprit que son premier époux était arrivé aux États-Unis deux ans après leur acte civil. Il acquiesça lorsqu’elle proposa de l’aider financièrement à faire un arrangement similaire au leur pour régulariser son statut légal au pays. Il n’eut aucune remontrance à lui faire lorsqu’elle demanda à aller voir son premier-né qui était venu un an plus tard. Elle venait de terminer ses études. Avant d’aller rendre la visite au premier-né, ils eurent une copulation courte comme d’habitude, sans excitation sensuelle pour elle. La capote ce soir-là se déchira pendant son orgasme. Un mois plus tard, elle rata ses règles qui étaient régulières comme l’horloge.
Le dilemme ne s’arrêtait point là. Elle redécouvrit l’ivresse de faire l’amour avec un homme ingambe sexuellement lorsqu’elle rencontra son premier époux. L’énigme causa une torture mentale parce ce qu’elle ne savait pas qui était le père de ce bébé. Croyante qu’elle était, l’avortement ne fut point une option. Ce bébé serait son deuxième et elle aurait le même amour pour lui que pour le premier avec qui elle n’eut qu’une brève période d’attachement. La rencontre avec ce premier bébé la remua tellement qu’elle avait décidé de rompre la charade avec le deuxième époux pour son bien psychique et son amour-propre. Ginou passa neuf mois de grossesse comme au purgatoire. Durant le premier trimestre, elle vomissait souvent et fut même déshydratée parfois. Ce fut un calvaire à plusieurs niveaux. Pendant la durée de la grossesse, elle évita de voir Gérard par crainte évidente et trouva toujours des excuses. Elle pensait nuit et jour à son avenir, non avec Gaétan, mais avec Gérard, le seul homme qui commandait son cœur et pour lequel elle obtempérerait à hue et à dia même comme femme indépendante.
La naissance du bébé, loin d’être le nœud gordien soudant une relation, dégénéra en chant du cygne de leur vie nuptiale, un cantique dysphonique plutôt qu’une symphonie, un amour à sens unique, une partition avec une couverture asymétrique, donc malsaine. La vue du bébé dénoua l’intrigue. Que la tergiversation fût de longue durée comme de janvier à décembre, le dénouement fut aussi court que la traversée du trente-et-un décembre au premier janvier. Après un mois, elle prit la décision irrévocable de terminer les rapports. Gaétan fut triste et pleura. Il lui suggéra qu’il accepterait sa décision, mais qu’elle devait se séparer du bébé et l’offrir en adoption. Il avait le cœur brisé. Le sien était coupé en deux car elle ne pouvait demander à Gérard d’accepter un fils né d’une telle union avec un teint aussi clair que Gérard était noir. Au minimum ce serait une source de discorde permanente et l’enfant serait malheureux, cible de taquineries par les mauvaises langues de tout âge car la différence serait trop apparente d’une part. D’autre part, elle aurait à expliquer qu’elle partageait le même lit avec Gaétan, une vérité sulfureuse. Cependant, l’idée de délaisser sa progéniture et de la donner en adoption était une notion étrange et étrangère à sa culture.
Gérard habitait à Nyack, un petit village sur la rive est du fleuve Hudson et l’attendait avec hâte. Son fils, le premier-né, ne demandait mieux que de se coller sur sa mère biologique. Cette image de bonheur à portée de main serait censée remplacer l’amertume qui s’emparait d’elle, mais le prix pour ce bonheur était énorme. Elle n’avait pas le choix que de délaisser le nouveau-né. Elle ne put comprendre pourquoi Gaétan avait pris cette décision. L’enfant serait mieux avec son père, elle pensait. La séparation avec la chair de sa chair est une sentence cruelle, barbare, épouvantable. Élever un enfant dans un environnement malsain socialement serait une guerre d’usure, un supplice quotidien, une torture physique aussi bien que mentale. Le mal était infini entre ces deux choix cyniques.
Le chapelet, les larmes, et les paupières bouffées attirèrent l’attention du passager assis à côté de Ginou, un vieillard avec une canne pour la déambulation et un peu sourd, n’ayant pas ses prothèses auditives. Il ne posa pas de question, car il comprit que ce serait difficile d’entendre et ce serait très indiscret de lui demander de parler à haute voix. If fit mieux, il prit sa main et lui dit en la regardant avec un air paternel, « Ta douleur passera avec le temps, le grand guérisseur des maux du cœur. »
Elle le regarda, essaya de sourire. Alors, il lui pressa la main de plus fort et lui dit, « Nous portons tous une croix sur nos dos, nul de nous n’est saint, il n’y a jamais un fardeau trop lourd pour nos épaules. Si nous avons survécu à l’esclavage, nous pouvons tout accomplir. Prends courage et sois heureuse. » Il se leva à l’aide de sa canne et descendit de l’autobus. Elle tomba dans un profond sommeil et fut réveillée par le chauffeur à l’arrivée. Telle fut sa surprise quand Gérard se présenta avec son enfant pour l’accueillir.
Reynald Altéma, MD