LE TUNNEL

Maître Jérôme se réveilla de son sommeil trempé de sueurs, au milieu d’un cauchemar, en effroi, désarroi, et même une panique, car les événements du rêve furent si vifs qu’il eut un frisson. La réalité décrite, la conclusion bancale d’une analyse d’un système vicié le terrifièrent. Comme cela arrive souvent dans un rêve, le rythme du récit allait de son propre sillon dans le temps et l’espace. Il était un observateur regardant un documentaire, son biopic, le tout dans une séquence en temps réel et doré d’une vraisemblance telle pour lui donner une sueur froide seulement en le voyant.

La première scène se passa dans une église un dimanche matin pour la messe de 8 heures. Son siège était vide. Celui qu’il occupait dans la première rangée sur la droite en face de l’abside. La voix d’un conteur vint pour expliquer l’inquiétude des citoyens pour cette absence notoire. « Maître Jérôme ne rate jamais la messe, que ce soit celle de 5 heures pendant la semaine ou celle de 8 heures le dimanche. Sa présence fut si permanente que personne n’osa occuper sa place. » Le conteur continua, « Son absence à la célébration religieuse fut un signe aussi palpable d’un mauvais présage que possible. Tout le monde savait que rien de bon ne viendrait du retour de Lionel en ville. Un raté d’études scolaires, un clochard pour une bonne partie de son adolescence, il avait quitté la zone il y a quelques années et d’après les rumeurs, il faisait partie du corps de sécurité redoutable du député de la circonscription et il avait obtenu la réputation d’un scélérat sous une protection officielle. Ce corps de sécurité en essence n’était autre qu’un gang armé et le nouveau paradigme affichait des escrocs avides de pouvoir, en postes publics doublant comme des chefs de bande. Lionel avait le poste de choix responsable des hommes de main locaux. À peine avait-il mis pied à terre, il fit le commentaire qu’il était le nouveau commandant et comme le de facto César, il allait remuer ciel et terre, en débutant avec la classe des gens instruits. Une telle proclamation résonnait comme un blasphème dans cette communauté de citoyens pieux. Maître Jérôme symbolisait la classe d’éduqués. Cette posture en public, exprimée d’une manière laconique, contrastait avec les diatribes élaborées, de longue haleine dont il avait l’habitude et pour lesquelles il était connu. »

La prochaine scène démontrait Lionel dans sa jeunesse comme vagabond, kokorat, après son échec des études. Entouré de ses camarades, en train de se plaindre amèrement et de ranimer la rancune qu’il entretenait envers maître Jérôme qui l’avait donné la pire note pour la classe de français pour sa rédaction mal écrite. Il en fulmina aussi bien qu’au sujet du système éducatif. On le voyait à travers ses années, grandissant, devenant malin et apprenant toutes les mauvaises habitudes et les trucs de survie pour ne pas périr. Il avait des noms salés pour les enseignants et les gens instruits qu’il qualifiait de vermines et de stériles. Son vitriol atteignit le plafond quand il énonça les failles du système. De son point de vue, « C’est absurde. Notre langue mère est le créole. C’est ce que nous parlons et comprenons. L’enseignement se fait dans une langue étrangère, le français. Comment pouvons-nous maîtriser le sujet ? Eux qui le comprennent et le parlent sont hautains. Ils se croient supérieurs à nous autres. » La voix du conteur retourne, « Les invectives contre le système éducatif et par extension ses facilitateurs, brutaux qu’ils fussent, tapaient sur les nerfs et avaient même la parure d’une analyse bien conçue. Le dilemme réside dans le ficelage et la conclusion. Une critique d’un système n’est pas synonyme d’une croyance en sa destruction. L’enseignement comme profession apporte trop de bien et représente un tel coup de fouet à l’épanouissement individuel qu’il devrait être vénéré, applaudi, protégé, célébré et non dénigré, souillé, avili ou dévalorisé. À l’haïtienne, une profession noble était maintenant tancée et tenue en effigie de l’opprobre. Au lieu de l’étudiant désireux d’apprendre du professeur, une animosité avait pris racine, nourrie par une colère, encouragée par une insécurité personnelle. Ceux qui sont censés être des alliés naturels étaient aux côtés opposés de la barricade. » L’image de ses compagnons applaudissant en support des commentaires de Lionel remplit l’arrière-plan.

La scène suivante retourne avec la voix, expliquant la raison de l’absence de l’église, « Lionel et ses gorilles sont allés chez maître Jérôme la nuit avant la messe du dimanche. » Cela était suivi par les images vives pendant qu’ils saccageaient la maison tout en lui donnant une bastonnade, le laissant avec des bleus. Maître Jérôme se regarda parler, « Qu’ai-je fait pour mériter ce sort ? » En guise d’une réponse, Lionel le gifla fortement, coupant sa lèvre. « Vous les intellectuels, vous pensez toujours tout connaître, nous toisant toujours, cela vous donnera une leçon, professeur, » Lionel offrit comme du grain à moudre. « ‘Toisant les autres’ a résonné longtemps après la violence corporelle, une réprimande avec une piqûre plus douloureuse que la pulsation fulminante des coups, » le conteur mentionna. Maître Jérôme était dans la position d’assister aux actions et d’écouter un conteur traduire sa pensée quand il annonça que, « Maître Jérôme est la dernière personne à ‘toiser les autres.’ Il a eu des ennuis dans le passé pour s’aligner trop près des démunis. Il a pris l’accusation comme une déception morale, une inculpation de premier ordre parce qu’il voulait défendre la cause des individus dénués. »

La dernière phrase apporta la fin de la visualisation et il se réveilla dans cet état entre deux eaux, ne sachant pas si c’était réel, artificiel, ou une prédiction d’événements futurs. Il était certainement ébranlé, indécis si c’était un augure, une épiphanie, ou un mauvais rêve. L’augure ou l’épiphanie était la vraie question. Il était bien renseigné sur le sort des pauvres. Il n’était pas au courant de l’extension du ressentiment percolant dans certains coins. D’ailleurs, mal placés contre lui, car il ne voulait rien de mieux que d’aider la classe basse à échapper au bourbier de l’analphabétisme et ouvrir les portes-sésames.

Un mauvais augure était la possibilité la plus probable parce qu’il était témoin des pièges du système défaillant. Malgré tout, il ne pouvait oublier le danger potentiel d’humilier des étudiants dans le quotidien, déroutant son engagement constant et spontané pour influencer les esprits dans une orientation positive. Son dévouement de toute sa vie pour le transfert de la connaissance était soupçonné. Ce genre de rejet, même imaginaire, démembrait plutôt qu’entrelacer les coutures de la somme de son travail de vie à un moment où il finissait un essai critique sur les lacunes du système éducatif.

Il ne pouvait cesser de penser à l’ironie de la société dans laquelle il vivait.  Une société qui de loin, durant les jours de gloire, abreuvait la liberté, la parité économique, la soif du savoir, mais en réalité, de près, ne pratiquait pas ce qu’elle prêchait, permettant trop de citoyens sans accès à l’instruction. Loin de solidifier les principes de la liberté, elle a depuis belle lurette accepté la notion de la répression, la suppression des pensées indépendantes, des droits de l’homme. Au lieu de construire des voies vers la liberté, elle permettait l’existence d’un effort indépendant et parallèle vers le creusement de tunnels d’ignorance dépassant la diffusion de l’instruction. C’était une véritable catastrophe où l’omission délictueuse enfanta la malversation. Comme résultat, la connaissance et l’enquête scientifique sont tombées de côté, victimes de telle incurie. Maître Jérôme se sentit coupable. Coupable de faire partie du système privant l’accès à l’instruction à tant de Lionel. Coupable en réalisant la prolifération de tant de canailles dont quelques-unes furent ses élèves.

Le phénomène du creusement des tunnels dans un sens créait un vortex. C’était comme un flot rapide dans un entonnoir vers un huis clos en direction de l’abîme. Maître Jérôme voulait sonner le tocsin d’avertissement, dans un coup de clairon pour nous alerter du hasard de ce tunnel, une terrible menace pour le bien-être de la société de peur qu’elle soit déchirée, désintégrée en route du néant. D’habitude, une telle disruption est associée à des soubresauts sociaux au coût d’innombrables vies humaines.

La formation du tunnel et du vortex a duré trop longtemps. Le coup de clairon devrait être l’inquiétude et le devoir de chacun. Le cauchemar malheureusement se vit chaque jour. Nous devrions émuler maître Jérôme.

 

Reynald Altéma, MD

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