LE SEL à TRAVERS LE TEMPS.

Reynald Altéma, MD

Dans un article précédent, j’avais abordé le sujet de la consommation du sel et de ses effets sur la santé. Cependant cela représente un aspect minime de notre relation avec cette substance cristalline. Dans cette présentation, je vais faire une revue complète sur le sel et ses différents aspects, car il y a une dimension culturelle, économique et même thérapeutique.

Préface. Le sel de table, un cristal de chlorure de sodium, de couleur blanche excepté une variété provenant de l’Himalaya qui a un teint rose, a retenu l’attention de l’homme en comblant deux besoins pour les aliments : un préservateur et un condiment. La nourriture pour les vivants occupe une place si imposante que le sel fut considéré comme un élément essentiel pour la survie et par conséquent était très recherché. Maintenant il est si facile à trouver et se vend à si vil prix qu’il est pris comme un acquis. Cependant ce ne fut pas toujours le cas à travers les ans. Dans le passé, la préservation des aliments était un problème majeur et le sel offrait une solution simple et pratique. Il est alors facile de s’imaginer qu’il y avait une demande soutenue et inépuisable pour cette commodité. On peut même dire que le sel fut l’une des premières commodités ayant une importance géopolitique. La problématique de sa disponibilité dans différentes régions et sa demande universelle, expliquent son rôle dans le développement du commerce entre les nations. Sa carence parfois engendrait des conflits entre les nations et même parfois entre les voisins d’une zone géographique. Ce phénomène de conflits pour l’accès à une commodité perdure. Dans le monde contemporain, la distribution de l’eau potable, le contrôle de gisements de matières premières sont à la base de contentieux entre la Palestine et Israël et entre le Congo et ses voisins respectivement. La religion jouait un rôle si prépondérant qu’un tel produit si nécessaire dans la vie quotidienne retenait une dimension mythique et parfois mystique. Il est évident que l’utilisation du sel reflète l’évolution de l’histoire humaine parce que la recherche scientifique a augmenté la gamme de son emploi dans différents domaines.

L’aspect culturel.

Le sel chevauchait un parcours séculier très proche sinon entrelacé avec sa connotation religieuse dans le symbolisme. Ce symbolisme suivait une dualité de sens opposés, dépendant de l’intention de son utilisation. D’une part la couleur blanche du sel était associée à la pureté, son endurance à l’immortalité. D’autre part le sel de bon augure conférait la fécondité, la prouesse sexuelle et comme châtiment attirait la stérilité. Les Romains le semaient sur une ville détruite après une guerre pour signifier la malédiction. La dualité de ces symboles persiste dans différentes cultures et permet l’élaboration de moult métaphores. On associe la perte de la pureté virginale au sel en désignant le terme « dessalé » pour puceau et pucelle ; une femme célibataire libertine (simplement pour ne pas être abstinente) est appelée « une morue ». En Hollande une femme réputée de débauche est qualifiée de « prostituée vivant dans la saumure, pekelhoer1. »

La place que le sel occupe dans l’imagination populaire transcende les classes sociales, une réalité à travers le temps et l’espace. Tantôt le sel est considéré comme image de saveur et de sagesse. Un pacte scellé par le sel représenta l’importance que nous accordons de nos jours aux signatures. Les amis se réunissent autour d’une table pour manger le pain et le sel, et soudent ainsi leur fraternité, mais jeter le sel contre une personne signifie déterrer la hache de guerre. Derechef donner la salière à une hôtesse retient un signal d’amitié sollicitée et si telle hôtesse est mariée, ceci suscite la jalousie de l’époux.

Le sel par contre nourrit des croyances religieuses variables. Par exemple, comme cité par Hocquet1, la création du sel en mer dans la mythologie finlandaise se fait par le dieu du ciel, Ukko, qui commande un feu du ciel qui tombe en mer et ceci donne naissance au sel.  Celle du Mexique fait allusion à une querelle entre les dieux de la pluie, et en fin de compte entraine leur sœur, Huixocihuatl, en mer et elle engendra le sel et est dorénavant connue comme déesse du sel. Il y eut une coutume dans plusieurs pays de badigeonner le corps d’un nouveau-né avec le sel pour le protéger contre les infections et les mauvais esprits. Pour accomplir ce même résultat, d’autres peuples le mettaient dans le berceau du bébé ou le versaient sur ses lèvres. Il y a maintes références dans la Bible au sel et ses propriétés. Le sel avait la réputation de détestation par les esprits malins ; manger un repas sans sel par choix était considéré comme un acte maléfique. On utilisait le sel pour retarder la décomposition des cadavres.

On ne doit jamais sous-estimer la valeur psychologique conférée par la saveur qu’apporte le sel aux aliments. Cette préférence se traduit en une dépendance presque universelle dans le règne animal. La recherche d’une source de sel a toujours joué un rôle primordial pour ce règne et surtout pour les humains.

Le sel comme métaphore dans l’écriture ou le discours à travers le temps, a toujours aiguisé la créativité en débutant avec l’œuvre classique d’Homère, L’Iliade. Les expressions proverbiales, les citations faisant référence au sel sont très originales et imagées quel que soit la langue ou la culture, allant du calembour à la sublimation, de la piété à la hardiesse, du puritanisme à l’irrévérence, retenant toujours la finesse de l’esprit comme fond de tableau. Ce simple échantillon de proverbes et de citations de différentes cultures, et de différentes personnalités met en exergue cette observation :

 

Il faut se comporter sinon on sera mangé avec un grain de sel (haïtien).

Une femme sans pudeur est comme un plat sans sel (arabe).

On connaît la valeur du sel quand il n’y en a plus et celle d’un père après sa mort (indien).

Le doute gâte la foi, comme le sel gâte le miel (algérien).

Quand on a mangé salé, on ne peut plus manger sans sel (bantou).

Ne fais pas confiance à tout ce que tes yeux voient, parce que même le sel ressemble au sucre.

Ce qu’un homme ne dit pas est le sel de la conversation (japonais).

Sel et conseil ne se donnent qu’à celui qui les demande (italien).

La naissance, la beauté, la bonne façon, le raisonnement, le courage, l’instruction, la douceur, la jeunesse, la libéralité et autres qualités semblables, ne sont-elles pas comme les épices et le sel, qui assaisonnent un homme ? (Shakespeare).

La bouderie en amour est comme le sel ; il n’en faut pas trop (Sanskrit).

Si l’univers était rempli de sel, il serait universel (G. Faucer).

Il ne faut pas mettre du vinaigre dans ses écrits, il faut y mettre du sel (Montesquieu).

Vous êtes le sel de la terre ; mais quand le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? (Saint Matthieu).

Le travail, n’est-ce pas le sel qui conserve les âmes momies ? (Baudelaire).

Le sel est âcre quand on le goûte à part ; mais c’est le parfait assaisonnement qui donne aux mets toute leur saveur. Ainsi les difficultés sont-elles le sel de la vie ? (Baden Powell).

L’aigle chanceux tue une souris qui a mangé du sel (ougandais).

Un proverbe est pour la parole ce que le sel est pour la nourriture (panaméen).

Qu’il existe du travail, du pain, de l’eau et du sel pour tous (Mandela).

Un homme ne vaut pas son pesant de sel s’il n’est pas toujours prêt à risquer son bien-être, son corps, sa vie, pour une cause noble (T. Roosevelt).

Son importance économique.

            Le sel dans toute sa simplicité illustre l’ultime parangon de la synthèse de l’utile à l’agréable, en satisfaisant deux besoins existentiels dans notre vie : la saveur et la préservation des aliments. Cet aspect pratique équivaut à sa valeur de commodité incontournable dans le quotidien pour les riches et les pauvres. Cela se traduit comme un bien, un produit créant une demande insatiable, et par conséquent détenteur d’une valeur économique de premier degré. Cette courbe de l’offre et de la demande obéit aux lois du commerce et de la croissance.

L’exploitation du sel des salines enfante toute une industrie dans sa production, son transport, sa vente et les revenus pour les entrepreneurs et l’État. Il y a deux catégories de salines :

  • Artificielle. Le sel est récolté suite à son évaporation par une méthode autre que le soleil, ou son extraction du sous-sol dans une zone marine. Ce système est complexe et emploie une large main-d’œuvre d’experts.
  • Naturelle. La formation du sel se fait de façon spontanée près de la mer, d’un lac salé ou même dans des zones tropicales sèches loin d’une source aqueuse.

La demande pour le sel justifie l’échelle de son exploitation et l’infrastructure nécessaire pour sa vente et par conséquent, la croissance économique découlant de ce commerce. Dès le début, la main-d’œuvre pour effectuer ce travail pouvait être rémunérée, mais fort souvent était composée d’esclaves ou un type de travail forcé, le servage, tirant un salaire si bas, piètre, donc négligeable. L’histoire décrit une industrie de haute intensité en Chine impériale, en Europe, en Afrique. De haute intensité locale à une grande envergure dépassant les frontières pour nourrir un commerce très florissant.

L’esclavage ou le servage, si distinction il y a, comme solution pour une industrie date de l’époque des Égyptiens, des Romains et peut-être même avant leur règne. L’esclavage, le servage et l’exploitation du sel sont liés étroitement à travers les âges et les continents. Les royaumes d’Europe du Moyen-Âge jusqu’à la révolution industrielle en dépendaient énormément. Le servage en Chine dans les mines de sel est bien documenté. L’esclavage des Noirs de préférence aux Blancs dans les mines de sel dans la région du Sahel, du Sahara présage une pratique courante en Mauritanie et en Libye.

En guise de pièce de monnaie, le sel a parfois joué le rôle de devise de vieille date. Les légionnaires romains recevaient un salarium, lingots de sel comme monnaie, d’où vient le mot salaire. Le sel comme devise payait pour l’achat des esclaves utilisés pour son exploitation dans les mines, une transaction mercantile ignoble se passant en Afrique, du Sahara au Sahel, entre les tribus des Noirs et celles des Arabes et qui représente une page historique  méritant plus d’attention. Ce commerce caravanier se faisait dans une direction Nord-Sud et non Est-Ouest. De mémoire récente, les Janjaweed (qui aux États-Unis seraient considérés comme des Noirs avec la peau claire) du Darfour massacrent les Noirs (de peau foncée) avec impunité.

Naturellement, une industrie générant des revenus représente une source de taxation pour l’État. En France ce système de taxation, la gabelle, mise en place par le régime royal, sur la vente locale du sel, servait de rôle de source constante de revenus. Le commerce résulte dans la construction de ports, de navires et de croissance nationale. La révolution industrielle accélère la production du sel en utilisant le charbon et remplaçant le bois comme source de feu pour le sel ignigène*. Cette production artificielle bénéficie de l’introduction des chemins de fer. Le marché pour le sel étant si lucratif, l’Angleterre oblige l’Inde à obtenir le sel produit en Angleterre en guise de sa propre production locale1.

Si au début, le sel sert comme préservatif de nourriture, avec le temps le développement de la science amorce la gamme de ses applications industrielles. Ajoutons que l’une des premières applications du sel fut pour le blanchiment industriel du coton en utilisant sa vapeur, d’après Boddy2.  Au fil des ans, la liste s’est allongée, citons3 :

  • La production du savon.
  • La production du verre.
  • Le déneigement des routes.
  • La teinture des textiles.
  • Comme solvant pour la dissolution de calcium (calcaire) et de magnésium des tuyaux.
  • La tannerie pour l’extraction de l’humidité du cuir.
  • Comme stabilisateur de paroi dans le liquide de forage.
  • Émulsifiant dans la production du caoutchouc synthétique.
  • La production de la céramique.

*Ignigène : ce système de production du sel est différent du sel solaire produit naturellement par évaporation du sel par le soleil.  Le sel ignigène est généré en échauffant la saumure/ le sel gemme dans de grandes chaudières.

 

Son emploi dans la médecine.

Nom Utilisation
Solutions intraveineuses Pour le traitement de la déshydratation et des déséquilibres électrolytiques
Injections de solution saline Pour rincer le cathéter ou IV après l’administration du médicament
L’irrigation nasale ou gouttes nasales Pour éliminer la congestion et réduire les gouttes nasales et garder la cavité nasale humide
Le nettoyage des blessures Pour laver et rincer la surface et maintenir une condition hygiénique
Gouttes oculaires Pour traiter les rougeurs, les larmes et la sécheresse oculaire
L’inhalation du chlorure de sodium Pour liquéfier du mucus et son élimination par la toux

Le rôle des solutions aqueuses salines intraveineuses dans la médecine est si répandu et si important qu’on pourrait écrire un livre sur ce sujet. Dans les salles d’urgence, dans les salles d’hôpitaux, les ambulances, on s’en sert universellement et cela aide à sauver la vie à des millions de malades. L’invention de solution orale pour l’hydratation rapide surtout pour les enfants souffrant de diarrhée, est l’une des merveilles simples et efficientes du siècle précédent.

C’est certain que la vie sur terre n’est pas possible sans le sel, que le règne soit animal ou végétal. Le sérum est basé sur le sel. Le comprimé de sel peut aussi aider à remonter la tension artérielle quand elle est basse. Une consommation trop forte du sel cependant nuit à cause de ce même effet surtout parmi nous, les Noirs. Au fait, notre relation avec le sel est truffée de petits détails importants, mais traités comme menus, anodins dans les livres d’histoire.

Prenons le cas des esclaves dans le Nouveau Monde. Le sel a aidé nos aïeux à survivre pendant l’esclavage. En effet le sel est à la fois caustique et bactéricide. C’est ainsi que les esclaves l’utilisaient pour aider à la guérison des plaies après une flagellation, en tolérant l’effet caustique temporaire, mais douloureux, avant l’effet thérapeutique contre les infections vers la cicatrisation des blessures. Cette mesure thérapeutique jurait avec la punition exemplaire des colons qui mélangeaient le sel avec le piment pour envenimer la douleur de la blessure vive, d’où l’expression « mettre du sel sur la plaie. »

Qu’on le veuille ou non, le sel fait partie de la pharmacopée folklorique. L’eau salée est gargarisée pour soulager une irritation de la gorge ; parfois on ajoute du citron à la solution. Le citron contient une forte concentration de la vitamine c. Dans une urgence, le sel peut servir pour laver les mains et enlever la graisse d’un repas. Il y a d’innombrables méthodes folkloriques avec le sel.

L’ajout de l’iode dans le sel pour la consommation représente une intervention habile, une mesure thérapeutique rejoignant une longue liste de méthodes structurantes comme la pasteurisation du lait, le traitement de l’eau potable, le vaccin, pour enrayer un problème de santé publique. En effet, à travers le monde, il existe plusieurs enclaves où le taux de goitre est assez élevé à cause de la pénurie de l’iode dans le sol. Enrichir le sel avec de l’iode offre une solution pratique de prévention d’un mal qui peut affliger les fœtus, les enfants et les adultes. Dans le cas des fœtus/nouveau-nés, l’absence de l’iode peut aboutir au crétinisme dans le sens médical du terme, le sous-développement de la glande thyroïdienne et du cerveau. Ce fléau qui naguère fut la cause de nombre de victimes dans un pays comme le Népal, est considéré comme vaincu dans l’espace de moins de trente ans de la date de l’emploi systématique de l’iode dans le sel. Depuis 1998, on n’enregistre plus ou rarement des cas dans ce pays. Le sel une fois de plus vient à la rescousse de l’humanité. Il existe un site qui accumule des données géographiques sur la consommation de l’iode (Iodine Global Network, ign.org/index.cfm). C’est un sujet qui nous concerne car notre pays natal est le seul dans la Caraïbe avec une déficience endémique de la consommation de l’iode. Le cas d’une solution facile qui demeure notre casse-tête de santé publique.

De nos jours, on parle de l’effet thérapeutique de l’inhalation du sel dans les mines de sel et il y a même une industrie artisanale offrant ses services aux personnes avec des troubles pulmonaires, tels l’asthme, la bronchite chronique. Le Pakistan, la Biélorussie4 ont créé des cliniques dans des mines pour des séjours thérapeutiques allant jusqu’à des semaines. C’est un domaine assez controversé. Nul autre que le fameux docteur Weil5, connu comme gourou de la médecine intégrative, a dit dans son blogue que « Si cela vous plait de vous détendre dans une salle de sel, allez-y et faites-le. Il ne faut pas s’attendre à bénéficier des effets salutaires à long terme. » Il a même cité une étude en appui6. Le mieux que l’on puisse dire de ce traitement, c’est que l’évidence de son efficacité relève du niveau d’anecdote. Il faut ajouter qu’une autre étude a démontré le risque de l’hypertension parmi les travailleurs qui inhalent le sel de manière chronique près des usines de traite du sel en Inde7. La relation entre le sel et l’hypertension pour notre groupe ethnique est un thème sur lequel j’ai fait une publication antérieure (suffit-il de dire que nous sommes très sensibles à sa consommation qui d’habitude est excessive).

Le sel, un élément simple qui agrémente le goût des aliments en l’assaisonnant comme nul autre, condiment sans pareil, mérite sa réputation de point final, de verve, de zest, d’ingrédient sine qua non. Ce sont des métaphores appropriées sans aucune trace d’hyperbole. Le sel est aussi une lame à double tranchant, l’ultime métaphore de la vie et de la mort, les revers d’une même médaille.

Reynald Altéma, MD

Références : 

1. Hocquet, Jean-Claude. Le sel, de l’esclavage à la mondialisation, 2019, CNRS Éditions, Paris.

2. Evan M. Boddy. The History of Salt. The Project Gutenberg Ebook.

3.  https://www.bellchem.com/news/industrial-uses-of-sodium-chloride

4. https://www.nytimes.com/2019/05/19/world/europe/want-to-relax-try-the-spa-in- a-salt-mine-in-belarus.html

5.https://www.drweil.com/health-wellness/body-mind-spirit/allergy-asthma/is-salt-therapy-worthwhile/

6. Rashleigh et al. A review of halotherapy for chronic obstructive pulmonary disease. International Journal of Chronic Obstructive Pulmonary Disease. February 21, 2014 doi:10.2147/COPD.S57511

7. Haldiya et al. Risk of high blood pressure in salt workers working near milling plants: a cross-sectional and interventional study. Environ Health. 2005; 4:13

 

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