Haïti face à son ultime défi mental

Aldy CASTOR, M.D

Ce 31 décembre 2019, comme chaque année, le personnel de service d’un grand immeuble d’appartements à Port-au-Prince, célébraient entre eux une soirée de réveillon dans la cour du bâtiment. En novembre, j’ai décidé d’ouvrir une brèche dans cette tradition et ai donc offert un cabri et des ingrédients pour cuisiner une grande marmite de « soup joumou » [soupe de giraumon], la soupe traditionnelle du nouvel an.

Vers onze heures du soir, le personnel avait dressé une longue table enguirlandée de fleurs d’hibiscus et de plats appétissants. D’un côté de la table, les employés contents conversait entre eux et de l’autre côté se tenaient mes invités, leurs patrons. Autour de ces mets, se trouvaient réunis, pour la première fois de ma mémoire, les employés et les patrons de l’immeuble pour fêter le nouvel an ensemble et non comme d’habitude séparément.

Certains employés, en petit groupe, parlaient du budget de l’Etat et de ses conséquences désastreuses sur leur vie quotidienne. L’un d’entre eux, Maxius, un jardinier venu il y a sept ans de la deuxième section communale de Bainet, parlait, grâce aux réseaux sociaux, avec un de ses frères à Paris.

Cette nouvelle et inédite interaction avec ses patrons où son rôle traditionnel de servant-patron était rompu, rendait Maxius particulièrement satisfait, car il faisait don à ses patrons des mets qui lui appartenaient. Dès lors, ce don gênerait pour lui dans son mental un contre-don, savoir la réappropriation et la reconnaissance de son identité et de sa dignité humaine qui jusqu’alors lui étaient interdites. Il s’était dépouillé de sa condition antérieure de négation d’identité à une pleine et entière identité nouvelle en mettant en œuvre un processus de reconnaissance et d’altérité.

Au fonds, Maxius était dans cet instant dans une identité reconnue formalisée par le propos qu’il me tenait des « Moun sa yo » [ces gens-là], comme il surnomme ses patrons et moi. Les informations issues de son téléphone numérique, pour à la fois être un expert budgétaire et un citoyen du monde, renforçaient pour lui le socle de son identité. Pour moi, cette scène de transition mentale d’un paysan haïtien analphabète à un citoyen du monde a été le moment fort du réveillon du Nouvel An.

L’histoire est donc inéluctablement en marche et j’assistais à une transition sans retour, car ils sont des millions, villes et campagnes, à disposer de ces supports numériques pour déjà considérer comme acquis ce qu’un Etat normal doit à ces citoyens. Par analogie à une célèbre parabole dans laquelle l’aveugle alla se laver les yeux et, à son retour, il voyait, on peut dire que le peuple d’Haïti s’est lavé les yeux et dorénavant il voit. Que s’est-il passé pour qu’il ait retrouvé la vue ?

Maxius a fait valoir son identité grâce à des facteurs endogènes et exogènes, vecteurs puissants de cette transformation sociale exprimée par des millions d’haïtiens pendant ces dernières années. D’un point de vue endogène, la reconnaissance d’une part du vodou comme religion qui traduit cette pratique cultuelle historique comme la base et le fondement de la société et d’autre part la langue créole, support d’échanges et de communication de l’identité individuelle et collective du pays. Ces deux facteurs endogènes ont réhabilité l’haïtien comme un être à part entière. Ce substrat, fondation de son identité, l’a permis de s’affranchir des barrières réelles et symboliques dans lesquelles il était enfermé.

Une barrière a toujours un crochet qui lui permet de s’ouvrir. Ces crochets sont les facteurs exogènes comme non seulement le nouveau monde numérique mais également l’impact social, économique et culturel du quart de la population d’Haïti vivant à l’étranger.

Depuis toujours, en effet, l’homme a transformé le monde par des innovations et des inventions à impact de mutations sociales. Le numérique en est une des expressions contemporaines dont on mesure déjà les premières retombées pour chacun dans les villes et dans les campagnes. Les frontières entre la ruralité et les villes sont abolies. Chacun se sent dans la ville, dans la campagne, dans le monde, dans un univers sans limite. Chaque Haïtien est donc un citoyen du monde. Il le voit et il le mesure grâce aux échanges instantanés qu’il entretient en permanence et dont une partie de ces échanges lui permet de survire grâce à une économie de transfert aux détriments aussi d’une économie de création de richesse endogène.

L’effet-miroir est total, l’haïtien de l’intérieur se projette dans le monde extérieur. Il veut dorénavant disposer de la santé, de l’éducation, de l’alimentation, au fond de tous les éléments qui fondent un pays. L’ensemble ce ces éléments est amplifié par la caractéristique particulière d’une Diaspora qui, au fils des décennies passées, s’est constitué en rupture d’un Etat défaillant.

Cet haïtien des temps modernes était apparenté à un statut d’esclave faute d’une dignité reconnue et d’une identité acquise. L’absence du boulet, de la chaine et du fouet des maitres s’est ainsi perpétuée dans l’ère moderne sous une forme plus subtile. Au fils de l’histoire, cette situation s’est structurellement solidifiée par l’interaction continue apparente et invisible entre une population habitée par la culture du marronnage et une minorité qui l’utilise, voire l’exploite.

Cette culture du marronnage a créé au fils de siècles une représentation mentale pour chaque haïtien d’une image de liberté qui lui donne le sentiment de l’affranchissement de sa condition d’esclave originel mais pour consacrer à sa place une condition d’esclave mental et psychologique. Il a brisé aujourd’hui cette chaine psychique, ce mécanisme de défense, qui lui faisait accepter cette condition d’indignité humaine.

La population dans son ensemble, y inclus l’élite et la minorité aux affaires chacun dans son domaine, trouvait dans cette situation les satisfactions attendues, la liberté apparente pour les uns, le pouvoir et les affaires pour les autres. La boucle perverse entretenue depuis 1804 est dorénavant en passe d’être rompue.

En effet, force est de constater que toutes les transitions de l’histoire se sont accompagnées d’un travail de réhabilitation mentale collective pour se projeter dans le monde attendu par cette transition. Or, ce travail d’appropriation collective pour de nouveaux termes de référence ne s’est pas réalisé en 1804, ni aux différents grands moments de l’histoire d’Haïti, y compris le récent tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Cette solidification s’est brisée grâce aux facteurs endogènes et exogènes évoqués précédemment. L’univers organisé au sein duquel les acteurs gravitaient dans un équilibre perpétuel a subi ces intrants qui bouleversent cet équilibre au profit d’un nouvel univers organisationnel en cours de gestation.

Que peut-il se passer face aux revendications légitimes d’une identité individuelle et collective nouvellement acquise par plus de quatre-vingts pour cent de la population ?  Ils constatent un « Etat Chaotique Ingouvernable » qui les conduit à une demande de changement de leur situation qu’ils condensent à travers la métaphore « peze souse » [presser quelqu’un comme un citron].

L’histoire nous a enseigné que les transitions peuvent être tumultueuses, voire révolutionnaires. Les exemples, français du Comité de Salut Public de Robespierre ayant conduit à la terreur mais aussi haïtien avec l’assassinat du président Vilbrun Guillaume Sam déchouqué le 28 juillet 1915 par une foule incontrôlable, nous montrent que toutes les conditions sont réunies pour une explosion incontrôlée de l’Etat Haïtien. Les répercussions, évidemment nationales et régionales, seront majeures.

Chacun a bien conscience qu’il faut éviter ce type de solution et que la nouvelle structuration de l’Etat Haïtien pourrait s’inspirer, sans aucun délai, par exemple de la méthode par Napoléon Bonaparte de la structuration de l’Etat français postrévolutionnaire et par Paul Kagamé pour le Rwanda respectivement :  a) la création en France du cadastre et d’une organisation territoriale déconcentrée, outre le code civil et autres textes majeurs et b) la restructuration du Rwanda avec notamment une politique économique et fiscale attractive, tendant à réduire la dépendance internationale, mais surtout une lutte implacable contre la corruption.

Si l’on évoque le cadastre pour Haïti, ce support légal du droit foncier et des mutations immobilières est un élément fondamental de l’état de droit. Les autorités haïtiennes semblent y travailler depuis plusieurs années mais sans résultat sur l’ensemble du territoire. Or, les relevés satellitaires adossés aux actes des propriétaires permettraient d’établir ce cadastre dans un délai très court. C’était déjà la méthode de Napoléon sans disposer du support numérique.

La Haitian Resource Development Foundation (HRDF) a sur ce sujet réalisé de nombreux échanges avec des partenaires nationaux et internationaux qui ont validé cette possibilité. Pourquoi le cadastre qui constitue dans tous les pays développés le support de la propriété bâtie comme indentification du patrimoine de chacun pour une fiscalité juste n’est-il pas mis en place en Haïti ? L’absence de cadastre est le symbole de l’absence de toute l’administration du pays. Or les outils numériques modernes sont d’ores et déjà en Haïti et doivent être au service du citoyen pour une administration moderne. Ne pas faire le cadastre, c’est maintenir en quelque sorte le marronnage et la boucle perverse.

Si l’Etat Haïtien ne met pas en place les outils structurels de l’administration du pays, il ne peut conduire aucune réforme et une politique foncière indispensable à une politique du logement. Il ne peut s’engager non plus dans une grande politique de travaux publics de long terme. De fait, l’Etat haïtien pratique une politique court-termiste qui ne peut pas déboucher sur une réduction du chômage. En l’absence de ces mesures, comme l’avait indiquées le 12 juin 2007, Lael Brainard, auprès du Comité des Relations Extérieures du Senat Américain : « Les Pays moins Avancés peuvent exploser en violence  ou s’effondrer, mettant en péril leurs citoyens, leurs régions avoisinantes et peut-être le monde entier, entrainant des pertes d’emploi, la fuite des investisseurs, pendant que ces états en faillite deviennent un terrain fertile pour le terrorisme, le trafic illicite, la dévastation environnementale et les maladies.»

Toutefois, Il est toujours encore possible d’agir. L’une des pistes serait un plan de type « Plan Marshall » dont la finalité serait d’articuler à la fois une réforme administrative du pays couplée à des investissements structurels dans le domaine des travaux publics, du logement, de l’environnement, de l’agriculture, de la pèche et des services, et dont un des éléments communs serait de développer une employabilité de masse. Il faut que chaque haïtien ait un travail. Que ce travail lui soit dûment payé car c’est un élément fondamental de reconnaissance de sa personne et de sa reconnaissance comme citoyen.

Le lancement d’un plan de croissance basé sur la création de richesse endogène conduirait à terme à solvabiliser les comptes de la nation plutôt qu’une dette contractée régulièrement sans efficacité et effacée aussi régulièrement par les pays donateurs et les institutions financières.

La transformation mentale en cours va se consolider. La boucle itérative entre transformation mentale individuelle et collective va donc s’amplifier. Chacun va dorénavant disposer de nouveaux repères qui vont enrichir l’intelligence et accroitre la capacité de production de l’hippocampe, ouvrant la possibilité individuelle ou collective du « leap-frog » [saut de grenouille], accélérant le passage d’un état antérieur à un état nouveau.

Le neurobiologiste Antonio Damasio, dans le livre l’Ordre Etrange des Choses, montre que le vivant porte en lui une force irrépressible, « l’homéostasie » qui œuvre à la continuation de la vie et régule toutes les manifestations qu’elles soient biologiques, psychologiques ou sociales. Les sentiments aussi portent en eux cette dynamique et sont les catalyseurs des réactions qui provoquent l’émergence des croyances, des règles morales, la justice et le droits, les systèmes de gouvernance politique, les institutions économiques, la technologie et les sciences.

C’est bien ce que j’ai vécu le soir de ce 31 décembre 2019 lorsque cet employé de service m’a invité pour partager le cabri boucané que je lui avais offert et m’a montré les lumières de sa nouvelle intelligence, grâce aux nouveaux affects qu’il avait développés en s’appuyant sur une nouvelle cognition, sa langue officialisée, le créole, mais surtout l’extension de son cerveau en prolongation avec son téléphone numérique.

En définitif, la transformation de la société n’est que la résultante de la transformation mentale en mouvement dans chaque individu. La recherche d’une homéostasie individuelle permanente à l’œuvre se corrobore dans une homéostasie de transformation de la société. Ces mouvements pour les raisons sus-évoquées apparaissent irréversibles.

Aldy CASTOR, M.D., aldyc@att.net

President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)

Directeur, Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.

Membre, United Front Haitian Diaspora

Philippe FRANÇOIS, philippefrancois.fr@gmail.com

Ancien administrateur territorial en France

Consultant auprès du bureau du président de la HRDF,

Diplômé en sociologie de l’Université Paris IX, Dynamique des Organisations et Transformations Sociales

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