A l’intersection de la mascarade et du réel
Haïti en mode « pais lock », une opportunité à saisir

Après avoir débarqué de l’avion à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince le 29 février dernier, les passagers et moi avons été accueillis sur la passerelle par deux jeunes femmes protégées par des masques de type chirurgicaux. L’une d’entre elles pointa, en moins d’une seconde, près de mon oreille un thermomètre pour prendre ma température et l’autre me donna une feuille de papier avec des informations sur le coronavirus aussi connu comme COVID-19.

Quatre agents, deux d’entre eux protégés avec des masques chirurgicaux, nous attendaient de pied ferme à leur poste dans la salle d’immigration. Après une quinzaine de minutes de travail, l’un des agents avec masque, une femme de stature imposante, se leva, enleva son masque, le mit dans sa bourse et se dirigea altièrement vers la sortie. Je souhaitais passer vers l’agent masqué et mon vœu fut exhaussé. Je m’adressais à lui en ces termes :

-        En tant que médecin, je suis curieux de savoir pourquoi vous portez ce masque chirurgical, lui demandai-je.

-        Recommandation du Ministère de la Santé Publique pour me protéger du coronavirus, me répondit-il,

-        Savez-vous que si l’on n’est pas malade, il n’est pas recommandé de porter de ce type de masque afin d’éviter d’attraper la maladie.

-        Ah oui ?

-        Oui !  Le coronavirus se transmet particulièrement par les postillons, seul le masque Filtering Face Piece 2 (FFP2) [Pièce Faciale Filtrante] est réellement efficace mais pas le vôtre.

Il me répondit alors

-        Ce qu’ils ont dit n’était que du fake, « tèt chaje » [Les problèmes sont à venir]. Il se plaignit alors à haute voix, utilisant ces alternances codiques anglo-créoles si prévalentes aujourd’hui en Haïti. Dans cette réponse, on mesurait toute son angoisse résultant de l’incertitude de cette situation à venir pour lui et le pays.

Dans l’intervalle, faisait escale comme à l’habitude un grand bateau de croisière déversant dans la baie de Labadie des milliers de touristes étrangers, quelques-uns infectés peut- être par le coronavirus, mais asymptomatiques.

Ce nouveau coronavirus qui aurait été transmis, en amont de la chauve-souris [réservoir sauvage] au pangolin [hôte intermédiaire], puis en aval à l’homme, peut provoquer un large éventail de symptômes respiratoires similaires à ceux de la grippe allant de la fièvre, la toux et l’essoufflement et soudainement à une infection respiratoire aigüe et mortelle.

Le taux de propagation et de mortalité du coronavirus est ahurissant. On estime qu’entre 30 et 60% des individus infectés sont des porteurs sains et chaque porteur peut contaminer entre 2 et 5 autres personnes par jour de contact. Le taux de mortalité des personnes infectées du virus est entre 3% à 5%, mais en Italie le 20 Mars 2020 était à 8,3%.

Deux jours plus tard, je suis allé à Carrefour-Feuilles où la Haitian Resource Development Foundation (HRDF) avait distribué des rations alimentaires généreusement données par Cross Catholic Outreach. Accompagné d’un guide, nous avons commencé notre marche à Pacot en passant par la Croix-des-Prez où le bosquet avant mon départ d’Haïti en janvier 1966 s’était métamorphosé en bidonville. Nous avons longé les quartiers Sicot et le Tunnel ; la rue principale pullulée de gens et de négoces, était surplombée de maisonnettes construites dans un urbanisme anarchique dans lequel les pouvoirs publics avaient eu l’imagination de créer ou laisser-faire des corridors avec même des panneaux de signalisation. Cette déambulation tragique n’en était qu’à son début.

En effet arrivé à Carrefour-Feuilles, je pensais naïvement que la distribution alimentaire s’y déroulait, mais tel n’était pas le cas. Je demandais à mon guide pourquoi ? Il me répondit que ce n’est pas ici qu’habite « le gros peuple » et enchaîna : Suivez-moi !

Cette situation pour moi était incompréhensible, mais pour lui, habitué des lieux et des personnes, tout semblait normal. Nous entreprîmes alors cette marche vers « Bolivie 1 ». Nous passions alors d’un urbanisme anarchique que nous venions de traverser précédemment à des abris en assemblage de tôles où se côtoyait une population dense dépourvue de toute salubrité, reléguant la condition humaine à un quasi-néant. Il m’a montré alors où la distribution s’effectuait. Je compris alors à la fois sa définition du « gros peuple » mais surtout l’utilité de cette distribution alimentaire dont l’importance évitait même pour quelques jours à ce peuple de « l’en-dehors » de survivre. C’était pour moi le même type d’image que l’on voit dans les conséquences des guerres.

Cette réalité couplée à un système sanitaire peu développé voire archaïque dans certains aspects, m’a conduit à la plus grande inquiétude, si des mesures de prophylaxie et d’hygiène n’etaient pas prises pour endiguer cette épidémie. 

Aujourd’hui la réponse qui se met en place au niveau planétaire en Chine, en Europe et maintenant aux Etats –Unis, est d’appliquer différentes mesures mais surtout de confinement des populations pour limiter les effets mortels de ce virus. Haïti ne peut pas échapper à ces processus et méthodes et si les mesures déjà prises de limitations des rassemblements et des transports ont été prises, elles doivent être complétées par chaque citoyen par une mesure essentielle que l’on appelle « distanciation sociale ». Il s’agit pour chacun de limiter ses contacts et de respecter une distance d’au moins un mètre entre chacun.

Aucune condition aujourd’hui de salubrité publique ne permet à Haïti de faire face à cette épidémie. A ce stade, la vie continue comme avant. Mais comme toute maladie contagieuse mortelle, nous aurons malheureusement à constater prochainement de nombreux décès. Nous savons tous mais nous ne voulons pas l’avouer qu’Haïti ne peut s’inscrire dans les mesures prises par les pays dotés de dispositifs sanitaires et de santé publique reconnue par les standards de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ces pays tels que la France, le Canada et les Etats-Unis prennent des mesures drastiques pour obtenir une diminution de l’expansion de la contagiosité (courbe flatte vs une courbe exponentielle) afin de limiter l’afflux des populations dans les services de réanimation.

Haïti se retrouve à nouveau, face à ses vieux démons, à savoir gérer le dilemme permanent entre un discours théorique et une réalité de vie quotidienne de la population sans capacité opérationnelle de relier ce discours théorique à la pratique. Si certains scientifiques prônent la théorie de l’immunité collective, c’est-à-dire 60% à 80% de la population est contaminée sans aucune mesure de protection. Cette théorie conduit toutefois à des décès en masse. Les Etats modernes ne supportent plus cette dimension de décès en masse et leur action a évidemment une portée morale. Ces actions visent à une soutenabilité par les populations des décès dont chacun comprend qui vont arriver mais que l’organisation des services de santé de ces pays permet de limiter en régulant une meilleure admission aux services d’urgences.

Aujourd’hui, l’haïtien a la connaissance grâce aux outils modernes de communication. Il sait ce qu’il devrait faire en théorie pour se protéger lui et sa famille. En connaissance de cause, son choix dans la balance des risques est de privilégier sa survie au jour le jour en continuant ses activités habituelles, notamment pour tenter de nourrir sa famille. Il a fait l’analyse qu’il y a bien un taux de mortalité entre 3% à 5%, et c’est un risque qu’il est prêt à assumer pour éviter d’accroitre sa précarité déjà importante. Les dirigeants haïtiens sous-estiment la capacité d’analyse et de connaissances acquises par les citoyens dorénavant dans un monde connecté grâce au numérique.

Les Haïtiens, ouverts sur ce monde connecté, viennent de prendre connaissance que les Etats developpés s’engagent dans l’injection massive de crédits budgetaires grâce au soutien de leurs banques centrales. Ces Etats vont surmonté la crise économique qui découle de cette crise sanitaire grâce à des milliards de dollars et d’euros qui vont alimenter leurs budgets. Cette monétisation sera repercutée et absorbée au niveau de chacun sur le très long terme.

Cette crise sanitaire majeure peut-être aussi une opportunité pour Haiti. Les chaînes de production, aujourd’hui interdependantes entre tous les pays et notammement avec les pays asiatiques, vont subir un profond remaniement. D’ores et déjà, des annonces sont faites pour explorer lors la sortie de crise sanitaire, la modification des conditions de la production industrielle mondiale.

HAITI DOIT SAISIR SA CHANCE.

Différents chantiers struturels sont immédiatement à lancer, à savoir une politique foncière corrélée à une politique du logement, une politique des travaux publiques corrélée à une polique de l’emploi, une politique agricole et forestière corrélée à une politique de l’alimentation générale. Des chantiers sectoriels et fondamentaux sont aussi à conduire pour l’élévation du niveau de vie de la population, à savoir la santé publique, l’éducation nationale et la protection sociale. Ces chantiers doivent se décliner depuis une politique générale mais de façon territorialisée en distinguant les grandes aires metropolitaines que doivent l’objet d’un plan operationel spécifique. Il s’agit d’allier décentalisation et déconcentration. Il s’agit aussi de sortir des cadres théoriques habituels pour cette véritable opérationalité en s’affanchissant également des ruptures psychosociales de méfiance et de défiance au sein de la société haïtienne pour faire bloc et vaincre l’adversité qui est malheureusement le syndrôme d’Haiti.

Different structural projects are immediately to be launched, namely a land policy correlated with a housing policy, a public works policy correlated with an employment policy, an agricultural and forestry policy correlated with a general food policy. Sectoral and fundamental projects are also to be conducted to raise the standard of living of the population, namely public health, national education and social protection. These projects must be applied from a general policy but in a territorial manner, distinguishing the large metropolitan areas that must be the subject of a specific operational plan. It is a question of combining decentalization and devolution. It is also a question of going beyond the usual theoretical frameworks for this real operationality by also breaking free from the psychosocial ruptures of mistrust and distrust within Haitian society to unite and overcome the adversity which is unfortunately the syndrome of Haiti .

 

Aldy Castor, M.D., aldyc@att.net
President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Directeur, Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.
Membre, United Front Haitian Diaspora

Philippe François, ancien administrateur territorial en France
Consultant auprès du bureau du président de la HRDF,
Diplômé en sociologie de l’innovation et des transformations sociales

Weston, Florida – Mars 2020

 

Return to homepage