« John Hancock de la Caraïbe » à la Frontière
Je voyage souvent à l’étranger depuis le Sud de la Floride où j’habite. Je visite mon pays natal, Haïti, une dizaine de jours par mois pour superviser un petit hôtel familial et une organisation humanitaire sur la côte Sud. Et aussi, j’aime rejoindre des groupes pour explorer des paysages différents une ou deux fois par an comme dernièrement en Extrême-Orient, en Europe, en Russie, au Moyen-Orient, à Cuba. Inutile de dire que les pages de mon passeport se remplissent rapidement, principalement avec les tampons de routine d’entrée et de sortie à l’Aéroport International de Port-au-Prince. Cela signifie que les tampons colorés des destinations plus métissées se trouvent coincés parmi ceux d’Haïti, là où il reste de l’espace. Au fil du temps, a été créé un véritable ” passeport salade de fruits ” aux yeux des agents d’immigration lors des traversées des frontières.
Par exemple, pour la première fois, j’ai récemment voyagé au Moyen-Orient avec un groupe d’une quarantaine d’américains. Le premier arrêt a été l’Égypte où nous avons visité une partie d’un patrimoine vieux de plus de deux mille ans : la Vallée des Rois, la Pyramide de Chéops, le Sphinx et autres monuments majestueux. Toutes ces bâtisses, fabriquées à la main et étonnamment durables, m’ont particulièrement impressionné.
Poursuivant mon périple vers l’Est, le bus dans lequel je voyageais avec mon groupe s’est approché du point de passage israélien à Eilat Taba. S’arrêtant là, notre guide nous a aidé à remplir les formalités habituelles d’immigration et de douane, passeports, tampons, brèves orientations avec les questions et réponses essentielles. Tout le monde est passé rapidement – comme si Moïse avait étendu son bras sur la mer – sauf moi ! Pendant que mes compagnons de route attendaient dans le bus, les gardes-frontières étaient rivés sur mon passeport. Plus d’une demi-heure et de nombreuses questions plus tard, mon admission en Israël était validée. Avec un sourire étincelant, mon nouveau guide touristique m’a accueilli en “Terre promise”. Et lorsque je suis remonté dans le bus, mes amis de voyage inquiets, ont applaudi.
Pendant quelques jours, la Bible est, en quelque sorte, devenue vivante. Notre groupe a sillonné les parcours de Jésus et de ses disciples, a flotté sur la Mer Morte, a renouvelé ses vœux de baptême dans le Jourdain et a visité des sites anciens à Jérusalem et à Bethléem. Nous avons aussi contemplé le Mur des Lamentations où Abraham a commencé à sacrifier Isaac et plus tard, où le Roi Salomon a construit son Temple contenant l’Arche de l’Alliance. A Jérusalem, nous avons également parcouru les quartiers chrétien, juif, musulman et arménien.
D’Israël, nous avons traversé en Jordanie via un nouvel avant-poste près de Jéricho. L’expérience avec mon passeport s’est répétée ! Mes amis américains sont entrés en Jordanie en douceur, mais moi, j’ai été laissé derrière pendant que les agents d’immigration examinaient attentivement mon passeport. Après une quinzaine de minutes, j’ai interrogé l’un d’eux. Il a répondu en pointant : “Pourquoi laissez-vous vos enfants gribouiller sur toutes les pages ? Votre passeport est un document précieux. Il doit être traité avec respect”
J’ai regardé où il pointait et “une lumière s’est allumée”. J’ai dit : ” Ce ne sont pas des gribouillonnements d’enfants mais les signatures d’agents d’immigration d’Haïti. Quand j’entre et je laisse le pays chaque mois, c’est ce qu’ils font … tamponner et signer, tamponner et signer, page après page.” L’agent jordanien acceptât mon explication. Mais une fois remonté dans le bus, j’ai pu lire sur les visages de mes compagnons de voyage qu’ils n’avaient pas vraiment apprécié le retard.
Plus tard, dans le calme de ma chambre d’hôtel, j’ai soigneusement examiné mon passeport américain. Il avait l’air un peu fatigué. L’image presque effacée de l’aigle vacillait sur la couverture bleuâtre. En tant que voyageur fréquent, le bureau des passeports avait ajouté des pages supplémentaires qui venaient ainsi s’additionner à celles déjà entièrement tamponnées et remplies de destinations. Mon passeport était incontestablement costaud. D’une certaine manière, j’avais le sentiment d’avoir acquis les droits de vantardise des grands voyageurs, une sensation de fierté et d’accomplissement qui me faisait revivre avec allégresse, mes aventures à l’étranger, y compris mes incidents heureux ou malencontreux en traversant les frontières.
En général, j’ai remarqué que les pays enrégimentés sont très précis sur la façon et le lieu de tamponner un passeport, tandis que dans les pays plus décontractés – Haïti par exemple – tampons, dates, initiales et même des signatures entières, sont souvent inscrits pêlemêle sur le document. Je me souviens de cette fois, entrant à Saint-Pétersbourg en Russie, un agent d’immigration morne et austère, a méthodiquement aligné les tampons d’entrée et de sortie de manière rigoureusement parallèle. En revanche à Freeport aux Bahamas, un officier très jovial, a tamponné avec fracas et sans même y prendre garde, la moitié du bord d’une page de mon passeport, tout en me recommandant quelques boites de nuits captivantes. A La Havane à Cuba, l’officier m’a donné le choix d’un tampon sur mon passeport ou sur une feuille de papier séparée. En arrivant au pays, j’ai choisi le tampon sur la feuille de papier. En partant, j’ai demandé que mon passeport soit tamponné. L’officier perplexe et confus secoua la tête et, “Bang !” a tamponné mon passeport. Dans certains pays, si vos pages sont “pleines”, les agents d’immigration se feront un plaisir de “vous aider moyennant des frais” (bien sûr sans donner de reçus). Ils tamponneront par exemple un papier de sortie, puis l’agraferont à côté de votre tampon d’entrée.
Tampon d’entrée de la Jordanie coincé entre les tampons signés d’Haïti
Tampons : un peu désordonné à gauche (France),
méthodiquement aligné à droite (Danemark)
Dans la capitale haïtienne, Port-au-Prince, les agents d’immigration utilisent des tampons ou ovales ou octogonaux bleus avec des dates rouges au centre, ou des tampons uniformément rouges. L’aspect le plus frappant est la signature des officiers. Certaines sont grandioses et élaborées, à la « John Hancock de la Caraïbe ». J’en ai vu certaines surplombées de trois points qui ressemblent à un symbole maçonnique. D’autres peuvent être de gros gribouillis impénétrables, du genre de ceux qui attirent et rendent hésitant les agents d’immigration de certains pays lointains. Haïti est l’un des rares pays où les officiers apposent encore leurs signatures sur les tampons. Cet attachement à la graphologie et aux titres reflète peut-être les traits de personnalité des habitants du pays où les démonstrations et étalages de titres s’associent au statut social, à l’estime de soi, à la dominance et au narcissisme.
Page typique de tampons d’entrée et de sortie d’Haïti
Signature de John Hancock sur l’acte de l’indépendance des Etats-Unis en 1776
De toute façon, à mon avis, l’estampillage des passeports sera, sous peu, relégué à un passé nostalgique. Déjà, de nombreux pays ont adopté des alternatives telles que la numérisation faciale et les puces d’identification par radiofréquence (RFID). Aux Etats-Unis, ce qui semble désormais être important, ce sont les enregistrements électroniques et le formulaire I-94. Les compagnies aériennes examinent toujours les passeports avant l’embarquement pour s’assurer que les passagers peuvent être acceptés à destination. Dans le cas contraire, elles doivent reconduire les passagers au pays d’origine. Gratuitement ! En fin de compte, savoir où, comment et si les pages ont été tamponnées, signées ou gribouillées, est le cadet de leurs soucis.
L’automne dernier à l’Aéroport de Copenhague, alors que l’agent d’immigration commençait à examiner mon passeport, j’ai dit avec désinvolture : “Au fait, ce ne sont pas des gribouillis d’enfants, mais les signatures d’agents de l’Immigration haïtienne.” Intriguée et perplexe, il secoua la tête et “Bang !”, tamponna une page et me laissa passer.
Aldy Castor, M.D., aldyc@att.net
President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Director, Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.
Member, United Front Haitian Diaspora
Stuart Leiderman, Environmental Response, USA, leiderman@mindspring.com
Weston, Florida, USA
Mai 2020