LE CAUCHEMAR

Ce soir-là, Roberta ne pouvait plus dormir une fois réveillée au milieu d’un cauchemar et trempée de sueurs, palpitante, apeurée, nerveuse, agacée. Ce cauchemar venait de confirmer ce que son sixième sens doutait : sa fille unique, Sandra, dite Sansann, traversait un calvaire de proportion de tragédie qui engloberait toute la famille. En effet de très tôt Roberta avait détecté un problème qui rongeait Sansann. Depuis tantôt une semaine, elle n’était plus la même personne, une métamorphose ahurissante dans sa dimension, son arrivée soudaine et pire par son existence.

Sous l’emprise de l’insomnie, elle repassait les évènements précédents. Le premier indice fut le refus de Sansann de prendre son petit déjeuner le lundi matin. Ce simple acte fut remarquable pour sa rareté, car elle ne le ferait que si elle avait une angine accompagnée d’une fièvre. Roberta avait touché son front et la température était normale ; de plus elle ne prétendait pas d’être malade. Elle n’avait pas un intérêt dans la nourriture. Plus tard pour le dîner, au lieu de son appétit du pauvre notoire, elle démontrait celui d’un oiseau, car elle y avait à peine goûté, incluant son dessert préféré, une confiture de chadèques. Le jour suivant, Sansann n’avait pas rejoint ses amies pour leur session de maquillage. D’habitude, elle serait la première à les inviter à se coiffer l’une l’autre, et surtout chanter à tue-tête. Sasann avait choisi la solitude, loin de ses camarades. Elle restait dans sa chambre et en silence, une bizarrerie pour celle qui chantait toujours d’une voix perçante, même seule. Ce silence sépulcral résonnait dans son cœur maternel inquiet comme un mauvais augure, comme le glas.

Ce lundi-là, au crépuscule, Roberta sur la pointe des pieds, avait entre-ouvert la porte de la chambre et Sansann dormait. Roberta avait fait ce geste à plusieurs reprises mais la scène restait la même, Sansann restait dans un profond sommeil. Elle n’avait pas fait ses devoirs d’école. Ce modèle se répétera pour le reste de la semaine.

Ce changement de Sansann, cette jolie fille de treize ans, n’était pas passé inaperçu chez ses amies et condisciples de classe, elle avait appris.  Toutes avaient observé que son humeur passa de gaie à maussade, d’une élève brillante en tête de classe à une étudiante désintéressée. Écouter les hits à la radio ensemble sans sa voix secondant celle du chanteur, difficile à imaginer, impossible à vivre.  Sa participation en classe avait pris un tour de 180 degrés, aussi personne ne pouvait bénéficier de ses interventions intelligentes, une observation douloureuse. Son absence pesait lourd et partageait l’aspect insolite d’une aurore sans rayons de soleil ou d’une soirée sans lune.

Roberta, réveillée au cours de cette nuit blanche, pensait à un tas de possibilités pour expliquer le changement de comportement de Sansann. En écoutant les nouvelles à la radio le jour précédent, il y avait un segment sur l’inceste et les symptômes lui paraissaient similaires à ceux qu’elle observait chez elle. Cette possibilité était devenue une hantise. Elle voulait en avoir la certitude avant d’en parler, d’en discuter à son mari qui est si jaloux et si protecteur. Cette perspective avait ouvert la porte d’un cauchemar permanent. Le pire, se disait-elle, ce serait de démasquer le bourreau de son enfant, ce parent pervers et incestueux. Son tourment ne cessera qu’une fois qu’elle en aura le cœur net, une fois que la vérité sera établie et pour cela elle sera prête à tout, à remuer ciel et terre.

Elle se rappela q’au début de cette crise, car Roberta la guettait souvent, elle croyait à une simple mélancolie passagère d’une jeune adolescente qui venait juste de passer le cap de transition féminine physiologique. Puberté ou non, cependant la durée et l’ampleur de ce changement l’inquiétèrent de plus en plus. C’était ainsi que le jour suivant, un samedi matin, ne pouvant plus retenir son inquiétude, « Qu’est-ce qui ne va pas, chérie ? » demanda-t-elle. En guise de réponse, Sansann tourna le dos et se rua vers sa chambre, les larmes aux yeux. La vue de ces larmes la mettait en proie à une angoisse aiguë similaire à une plaie vive creusée par une lame bien affûtée. Les antennes de son intuition de mère s’érigèrent. Roberta ouvrit sa porte et fut accablée de voir sa fille recroquevillée sur son lit, pleurant inlassablement. « Sansann chérie, dis-moi ce qui t’ennuie ! » Le cœur déchiré, elle l’enveloppa avec ses bras et les deux restèrent en silence quelques instants. « Quelqu’un t’a fait du mal, une amie, un garçon, un homme ? », insista-t-elle. Sansann se secoua la tête pour indiquer la négative. « À quelle partie de la question dis-tu non ? Au fait ou à la personne ? » Pas de réponse. Elle ne pouvait pas répondre, car elle se sentait mal à l’aise pour dire la vérité.

Sansann ne pensait pas que sa mère la croirait, car dans son esprit naïf, le mal en question, si abominable, est inimaginable. Le fautif par contre fut si proche, un parent adulte et perfide. Le dilemme pour elle c’était la rupture de la confiance placée en lui en toute innocence. La notion du respect d’un aîné, spécialement un proche parent était remise en question. Ce renversement de l’ordre des choses surpassait sa capacité mentale de jeune adolescente. Elle avait honte de révéler ce mal, elle avait peur des conséquences d’un tel aveu, mais ne pouvait supporter l’idée de rester muette, permettant sa continuité. C’était la pire épreuve de sa jeune existence.

Cette épreuve avait débuté de la façon la plus anodine. Elle insista à prendre des leçons de danse de son oncle, depuis tantôt quelques semaines, car c’était la nouvelle vague parmi ses amies. Il était le frère benjamin de sa mère et il venait passer le week-end de temps à autre.  Sansann l’aimait beaucoup parce qu’il l’avait toujours gâtée. Il la comblait de friandises lorsqu’elle était petite. En présence des autres, il agissait normalement, mais lorsqu’ils étaient seuls, il se permettait la liberté d’effleurer ses seins ou de la serrer un peu fort pendant les leçons de danse, et ceci d’une façon plus effrontée. Allant de mal en pis, il a essayé la dernière fois de passer la main sur son bas-ventre en faisant des remarques sur sa poitrine, sa croupe et même offrir un baiser.  Il s’est arrêté lorsqu’elle a poussé un cri. Ce cri de désespoir, de choc l’a laissée stupéfaite, déprimée et en guerre avec elle-même, se demandant si elle n’avait pas sa part de culpabilité. Cela l’a emmenée dans les ténèbres, une prison où la douleur émotionnelle ne connait pas de fin, ou la notion de clarté était absente et remplacée en succession par la pénombre et son jumeau le clair-obscur ou leur cousine, la noirceur complète. Dans ce monde, la joie, l’amusement, l’estime, l’amour-propre ne sont que des fantômes sans aucun sens réel dans le présent. Ce monde était nourri par les pleurs à chaudes larmes dans le quotidien, la haine du mâle, le repli sur soi, le dégoût d’interactions humaines, la définition du néant, quand, même le sel, avait un goût insipide.

Déboussolée, Sansann ne voulait que dormir, oublier le présent, ce qu’elle fit assez vite. Sa mère la quitta, le cœur broyé, devinant que sa fille passait une crise existentielle. Son émoi fut amplifié par son incapacité de venir en aide à son beau brin de fille, son adorée. Le père de Sansann n’eut pas de meilleur succès en essayant de lui parler.

Ce soir-là Sansann poussa un cri en plein sommeil. Surpris, ses parents arrivèrent à sa chambre. « Mon oncle Pierrot, lâches-moi, tu me serres trop, ne me touches pas ainsi ! » elle hurla. Alors, tout parut clair, sale, nauséeux, scandaleux. « Je vais tuer ce salaud, cette fieffée canaille ! » cria le père. Paralysée, Roberta est restée sans mot. Elle était tombée des nues, car elle avait porté son frère, son filleul, aux nues, le dernier-né de la famille.

Ce coup de massue fut rude, comme une main prise au sein d’un nid de guêpes et sortant boursoufflée avec des dardes pénibles.  Sansann fut surprise d’apprendre qu’elle avait fait une telle déclaration pendant son sommeil. Dans une effusion de larmes, elle décrivit la mésaventure, soulagée, d’une part, mais aussi bien confuse, aigrie, toujours traumatisée, méfiante. Roberta était mise en face à un cauchemar sans nom, son pire tourment, ayant un nœud dans la gorge, en présence d’un choix cornélien aussi bien que draconien. Le père ne vit qu’une seule issue, une raclée pour sauver son honneur et celui de sa princesse. Sansann avait le plus de mal que possible à comprendre que son oncle aurait une attraction physique envers elle et même prêt à faire le kadèjak sur elle, sa nièce qui l’adorait. Cette réalité était cynique, inique, percutante, l’épure d’une conception brutale et d’une mentalité méchante, une notion scabreuse et grossière, une obscénité cauchemardesque. Ce fut une rude introduction à une loi impitoyable, la défiance remplissant le vide bêché par la perte de confiance.

Pierrot, à son domicile, fut confronté par le père de Sansann, qui était venu avec un kokomakak pour régler les comptes, prêt à le rosser, avait pris la poudre d’escampette après le premier coup délivré. Il ne revint jamais à la maison de Sansann. C’était la partie simple. Sansann traumatisée a dû suivre des sessions de thérapie psychique, mais dépitée, avait des cauchemars récurrents. Elle a pris du temps à guérir, ou plutôt à cicatriser la plaie. Le prix de sa « cicatrisation » fut la perte de la naïveté, l’acquisition d’une maturité mentale précoce.

Aucun mot n’a fuité de cet incident. Roberta s’efforça à étouffer le problème dans l’œuf. Le sujet de dépression ne fut jamais discuté avec les amis. La disparition du frère de la maison ne fut jamais expliquée. Sansann n’avait pas droit d’en parler avec ses amies. Le “quand-dira-t-on” était une inquiétude majeure, une considération à ne jamais ignorer dans notre milieu.

REYNALD ALTEMA, MD


Return to homepage