Au gré des souvenirs…..
J’ai rencontré, assisse au bord du chemin une vielle dame, la pipe allumée, tournée vers un coin de la bouche , inhalant son tabac , et poussant dans l’air quelque nuage de la feuille épaisse qui brule encore dans sa pipe…..Elle était octogénaire ; cela dit beaucoup dans un pays où l’espérance de vie ne dépasse pas les soixante cinq ans….Elle était timide et d’un air réservé au prime abord, question de méfiance naturelle entre gens qui ne se connaissent guère, méfiance encore plus grande dans un pays comme le notre où l’acte de naissance des gens de ville était classé ‘’ citadin’’ jusqu’’à la chute des Duvalier, alors que celui du campagnard était titré d’ ‘’acte de naissance paysan’’.Nous sommes une société foncièrement hétéroclite et discriminatoire où les préjugés amenuisent la cohésion sociale et diluent le sens d’appartenance à un ordre commun. . Mais à mesure qu’elle me regardait, elle lisait dans mes yeux l’innocence de mon âme et finissait par se décrisper et par s’ouvrir à moi…les yeux , dit-on , sont les miroirs de l’âme ..
On sentait en elle ce besoin de parler, de raconter son histoire, un tant soit peu de son long vécu qu’elle espérait mettre à profit pour les autres. Elle n’avait jamais quitté le village de sa naissance.. Elle n’a pas connu l’asphalte et les Lampadaires qui trônent de nuit sur les boulevards des grandes villes et les éclairent… ni les gratte-ciels dont les silhouettes montent vers le firmament à perte de vue. Elle avait l’air tout résigné et semblait surtout vouloir parler de ces opportunités ratées, de ce que le monde aurait du être, et de ce que pourtant, le monde n’est pas. Elle revenait de la messe dominicale car depuis que les blancs étaient venus et avaient détruit le rogatoire familial, elle avait subi, toute petite encore, ce processus de rejet culturel par lequel elle était devenue catholique franche, elle et toute sa famille tout en continuant en sous bassement la pratique religieuse ancestrale, telle qu’apprise de ses pères…Elle ne semblait avoir aucun remords pour son passé. .Elle parlait de sa jeunesse et du temps où les hommes, pour inviter une cavalière à la danse, devait tirer leur mouchoir de leur poche et baisser jusqu’à terre en flottant le mouchoir par devant la fille dans un rituel de respect et d’admiration….On se prenait par le mouchoir tout le long de la danse et l’on rasseyait ensuite la dame à son siège , une fois la danse achevée avant de repartir dans son coin..la vieille dame, me parlait du manque d’élégance et de sophistication qui caractérise les relations entre les jeunes d’aujourd’hui. Elle disait avoir du mal à comprendre pourquoi les jeunes de notre génération se frottent tant les uns contre les autres lorsqu’ils dansent , surtout les jeunes filles ,qui pointent la tête vers le bas , exhibant leurs fesses et invitant l’homme à venir s’y blottir. Véritable choc de génération !!! . Elle ajouta qu’au moment où son futur époux devait demander sa main en mariage, la lettre fut accompagnée d’un billet rouge de cinq gourdes destiné à celui qui lirait la lettre de demande et en ferait la réponse.
Elle commençait à avoir du mal à bien marcher tellement les douleurs étaient intenses au niveau des genoux et aux chevilles. Elle a du prendre une pause à cote du chemin avant de recommencer à marcher..Elle parlait de ces pieds forts et robustes qui dansèrent toute la nuit , et que les hommes emmenèrent plusieurs fois à la buvette, une fois exécutés sous la tonnelle d’ occasion montée de paille de cocotiers et de palmistes, quelques rythmes joyeux que le banjo, le nanumba ,le tchatcha et surtout le tambour projetaient loin dans la nuit à cause du silence imperturbable régnant au delà du périmètre festif. Elle me rappela que je devais surtout bien jouir du temps et de ma force physique, que je ne serais pas toujours vert et robuste comme je l’étais en ce temps –là..Pour moi elle parlait de chose dont elle ne savait rien tout comme je ne pouvais comprendre de quoi parlèrent mes vieux parents quant ils se plaignirent de douleurs musculaires ou d’arthrites au niveau des hanches ou ailleurs..On se croit tous invincibles dans sa belle jeunesse, on ne pense guère à la maladie, ni a la mort. Jusqu’à ce que les parties du corps, si l’on vit assez longtemps ,commencent à demander des comptes et à nous rappeler notre place éphémère dans l’existence. Mon grand frère kyss aime rappeler que la vieillesse est une catastrophe, un naufrage, où tout arrive en même temps : la maladie, la mort, les distanciations sociales où les invitations au mariage, aux baptêmes et aux communions sont de plus en plus rares et où ,ici c’est moi qui ajoute, les funérailles de parents , d’amis ou de confrères et consœurs deviennent une ritournelle. l’on est toujours seul marchant inexorablement dans la voie de son destin, aux pas solitaires de la via dolorosa….
Elle me rappelait ensuite d’un ton pointilleux qu’autre fois, les pieds étaient forts mais qu’il’ n’y ait pas de souliers pour les protéger, et que maintenant que les souliers sont disponibles, grâce à sa fille partie ailleurs vers d’autres cieux, les pieds sont devenus pourtant chancelants, et n’en n’ont que faire de ces souliers….Elle ajouta que la vie est une somme d’occasions et d’opportunités ratées, et que rares sont ceux-là qui en connaissent un dénouement heureux. Là où l’argent et les moyens pécuniaires ne font pas défaut, rappela –t -elle, il y a souvent la maladie qui s’installe ; tantôt c’est le ou la partenaire idéal(e) avec qui l’on souhaitait vivre le reste de sa vie ,qui soudain tombe malade et périclite quand ce n’est pas une disparition accidentelle qui vient troubler l’ordre des choses. Ici des génies naissent et meurent tapissant dans l’ignorance, sans connaitre leur potentialité, faute de pouvoir aller à école, et acquérir le pain de l’instruction. Ailleurs, disait –elle-,il y a toujours une certaine nostalgie du temps passé, des ces fleurs anonymes, nées et mortes derrière les montagne et que personne n’a vues ni connues… Quand je lui demandais si elle avait des regrets sur sa vie passée, et des attentes qu’elle n’avait pu combler jusqu’ici….Elle répondit alors que nous avons tous des regrets et des désillusions que nous charrions à travers l’existence parfois de manière stoïque et silencieuse sans avouer que nous souffrons , et d’autrefois à pleins gosiers jusqu’à troubler la quiétude et la sérénité des autres…Elle rajouta que les déceptions , les regrets et les amertumes, il faut apprendre à vivre avec pendant un certain temps ,et à finir par les oublier et par les surmonter complètement un jour..Elle ajouta que des regrets elle n’en a plus et que cependant elle continue à avoir des appréhensions quant aux tournures que sa vie a prises et au besoin de chaque jour qu’elle n’arrive pas à combler .la fille en ce temps était partie pour les Bahamas. Elle envoyait quelque chose quand une occasion sure se présentait. Mais la famille étendue ,telle qu’elle se pratiquait chez nous, qui garde sous le même toit parfois plus de trois générations à la fois ,lui assurait une maigre subsistance mais digne et respectueuse de sa stature de grandette parmi les autres…
Elle parlait de ses ennuis de sante , mais admit qu’elle s’y attendait bien et qu’elle s’en fout pas mal depuis un certain temps..J’ai réfléchi au besoin de ces hordes de femmes qui trainent sans secours et vivent chaque jour dans l’indifférence et l’anonymat. J’ai pense que le premier devoir d’une société devrait être de prendre soin des enfants et des vieillards qui sont des piliers forts plantés à ses deux extrêmes .Car si l’un représente l’avenir d’une société , c’est l’autre qui en garantit la survie en se constituant en archives et en bibliothèque vivante de celle-ci.. Quand mon père et ma mère me racontèrent des choses du temps de leur enfance qu’ils apprirent de leurs propres parents, c’était déjà près de deux siècles d’histoire qui se profilèrent à mes yeux et dans mon imaginaire. ,.Quand je suis retourné une autre fois pour une conversation encore plus approfondie avec la vieille dame qui habitait non loin de chez moi, c’était pour m’entendre dire qu’elle avait fait l’ultime voyage vers les rives éternelles. J’ai gardé pendant longtemps ce regret de ne lui avoir pas parle une autre fois. Mais je m’en suis guéri finalement, comme elle, de mes regrets passés et j’ai appris que chaque rencontre peut être bien la dernière et qu’il faut toujours en jouir pleinement .J’ai toujours eu un faible pour les générations qui me précèdent. Il y a dans leur bouche une sagesse, un secret qu’aucun livre ne peut livrer..Ils ont arpenté la vie et ses revers et comprennent déjà les limites de l’humainement possible. Ils savent que tout effort est vain et que la finalité est la même partout…
Rony Jean-Mary, M.D.