CLOTILDE

Clotilde était assise sur une chaise derrière le comptoir de son restaurant, la main contre la joue, le visage plissé, la mine maussade, le cœur rongé par un revers émotionnel. Depuis quelque temps, elle pataugeait dans la déprime. Elle ruminait les événements : la découverte de la perte de quelques milliers de dollars dans son compte en banque le jour après le départ soudain de son amant, l’homme qui a pu la charmer par son ludisme en public et qui a pu aiguiser son instinct lubrique en privé. Une fois de plus elle fut tombée victime d’un charmeur. Madrée dans les affaires, son palmarès avec le genre opposé est truffé d’erreurs commises à cause de son penchant pour trouver l’affection dont elle a toujours rêvé.

Clotilde, âgée de quarante ans, grassouillette car elle aimait faire bombance, coiffait toujours Sainte-Catherine. Élégante, toujours tirée à quatre épingles, parée de bijoux, de teint de café au lait, les cheveux soigneusement entretenus en tresses de design exquis. Elle avait une prédilection pour les tenues sur mesure, bespoke dans le jargon moderne, confectionnées avec des tissus de qualité supérieure. De bonne humeur, elle prisait la conversation et annonçait sa présence de loin avec son fredon ou une chanson. Malgré une instruction limitée, elle avait pu établir un négoce à succès dans tous les aspects de la restauration. Elle avait un don spécial pour la cuisine et la présentation des mets. D’origine modeste, elle avait émigré à Brooklyn et des années plus tard, elle avait sponsorisé le reste de sa famille, sa fratrie et sa mère.  Son premier et unique boulot comme une employée d’un patron fut dans une usine d’assemblage. Dépitée par le choix de mets offerts pour le déjeuner, en peu de temps elle commença à cuisiner et ses collègues au travail qui y goûtaient plaçaient une commande. Elle gagna plus d’argent en cuisinant qu’en emballant des bibelots. Ainsi débuta son long voyage avec les affaires. Elle abandonna le poste et se dévoua en plein temps à la cuisine. Elle alla à l’école le soir pour apprendre l’anglais et ensuite elle a suivi des classes sur les rudiments de l’art culinaire. Depuis, son savoir-faire a pris le dessus. Elle regardait souvent les livres de gastronomie pour se donner une idée qu’elle perfectionnait à sa guise, utilisant son imagination très féconde. Elle avait économisé assez d’argent pour ouvrir « Chez Clotilde » un restaurant au cœur de la zone peuplée par les Haïtiens à Brooklyn. Ce restaurant fut un hit dès son ouverture. Au fil des ans, elle a agrandi la superficie, a ajouté une pâtisserie tout en respectant les règles sanitaires, une haute qualité dans la cuisson et surtout en insistant sur la courtoisie pour les clients. Cette optique professionnelle dans ce secteur assura un épanouissement remarquable.

Cette entreprise était gérée d’une manière bien structurée et moderne. Son frère benjamin était son comptable et elle offrait l’assurance médicale, un plan de retraite à ses salariés à plein temps. Elle fut adepte et avait utilisé le terme « Chez Clotilde » comme une marque dans ses réclames qui disaient « Un repas Chez Clotilde représente l’ultime expérience gastronomique. Si vous n’êtes pas satisfaits du service, on vous donne un crédit pour un autre repas de la même valeur. » Ainsi cette location était devenue un point de repère pour les réceptions privées, un dîner entre amis ou simplement une commande pour emporter. Dans les affaires, elle avait le nez fin, la touche de Midas.

Cependant du point de vue émotionnel, elle se cassait le nez. Elle rêvait toujours de trouver un amant qui la rendrait folle en la gâtant. Au lieu de compagnons fidèles, elle a connu deux échecs successifs précédent celui-ci, et chacun fut accompagné d’un enfant grandissant sans un père. Chaque liaison fut aussi une perte financière car elle avait le cœur généreux et était toujours prête à dépenser pour un amant. La première fois, son amant l’avait laissée après avoir reçu en cadeau une voiture neuve. La seconde fois, elle avait accepté à cosigner un prêt de cinquante mille dollars quelques semaines avant. Il avait laissé sans aucune trace et par conséquent, elle aura à payer la dette en entier. Cette générosité trahie, source d’engueulades avec son frère, elle se promettait de l’éviter mais ne pouvait s’empêcher de se trouver dans la même situation une fois qu’elle tombait amoureuse.

Elle avait un faible pour l’homme qui avait le verbe facile, surtout le français, habile à la transporter au royaume de Nirvana. Pour une telle expérience, elle s’était mise disponible à payer rubis sur l’ongle en espèces sonnantes et trébuchantes aussi bien en investissement émotif. Charlot son dernier amant incarnait ces deux qualités. La perte économique, une déception certes, pouvait être recouverte comme elle l’avait faite les autres fois, mais le pincement et le renfrognement que le cœur éprouvait avaient un poids lourd sur la poitrine, un goût amer, et apportaient une insomnie, une anorexie et une perte de poids certaine qui fera jaser les gens, surtout celles de mauvaise langue. De surcroît, elle avait à subir les remontrances de son frère au sujet du revers financier.

Clotilde était en proie à cette mélancolie lorsqu’un client lui dit, « Belle dame pourquoi tu ne souris pas ce beau jour ? »

Ce client ne fut nul autre que le gynécologue qui l’avait accouchée dix ans plutôt. Le sourire de ce monsieur a ravivé des mémoires longtemps supprimées pour une personne admirée dans le temps. Le reconnaissant et gênée, « Doc, comment ça va ? », « Finalement tu t’es décidé à goûter à ma cuisine ? ». En effet, elle lui avait proposé du temps de sa dernière grossesse de venir déguster ses mets et qu’elle serait fière de lui servir personnellement. Cependant il n’avait jamais répondu à cette offre que jusqu’à ce moment. « Je suis veuf maintenant et ne sais pas cuisiner, alors je me souviens de cette offre. Donc me voici. » Clotilde prépara un mets somptueux. Il devint un client favori. Sa soupe au giraumon le dimanche matin était toujours cuite par Clotilde. Lorsqu’il ne se portait pas bien, elle s’empressait de lui apporter elle-même chez lui un mets accompagné d’une tisane du terroir. Au fur et à mesure, ils se sentirent très confortables l’un avec l’autre comme amis. Ils se parlèrent au téléphone de plus en plus et les thèmes allaient de la banalité au sublime ; de fil en aiguille, les conversations duraient plus longtemps.

Un jour il lui présenta une rose, un geste qu’elle a rarement connu et qui alla droit à son cœur assoiffé. La spontanéité de cet acte eut la réciprocité d’un baiser de Clotilde émue, amoureuse de nouveau mais sentant pour la première fois un rythme particulier quand son cœur battait la chamade. Il avait mis un baume avec un parfum spécial à son cœur.

Il fut aussi différent que tous les autres hommes qui ne l’avaient jamais croisée. Il y avait un écart de vingt-cinq ans entre eux. Il avait perdu sa virilité et dépendait d’un médicament pour l’aider. Par contre il possédait ce que les autres n’avaient pas, il était aisé et cherchait la compagnie d’une personne fidèle. Il apprécia son indépendance ; il la trouva très charmante. Le garçon qu’il a aidé à mettre au monde s’attacha à lui spontanément. Il joua le rôle du père que ses fils n’ont jamais eu la chance de connaitre.

Clotilde était au septième ciel. L’amour qu’elle cherchait était venu. En guise d’un charmeur, elle était en présence d’un homme réel, mûr, lettré et non d’un farceur.

Elle et lui devinrent amis et compagnons, une rare combinaison mais la meilleure dans une relation. Elle apprit à, et continua de savourer le délice de recevoir un bouquet de roses. La vue de ces fleurs apportait un soubresaut à son cœur, un tressaillement de son tréfonds, rehaussant sa féminité, adoucissant ses peines. Une simple phrase au cours de la journée par texto, se terminant avec le mot bisous excédait la valeur de son pesant d’or. Elle se désaltérait par le bonheur de vivre dans la franchise.

Leur union eut à faire face cinq ans plus tard à une rude épreuve quand ils tombèrent victimes de la maladie de Covid-19. Il eut un cas assez grave car il passa plusieurs jours à la réanimation ; elle eut de légers symptômes. Elle fut son ange gardien pendant sa convalescence. Leur union survécut l’épreuve et se solidifia car pour son anniversaire de naissance, elle reçut une bague de fiançailles comme cadeau.

REYNALD ALTÉMA, MD

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