AU GRE DES SOUVENIRS222.

Un homme aux cheveux grisonnants, sage et généreux, beau comme mon père, bienveillant et charitable, est venu en songe l’autre  nuit, et m’a raconté des choses du temps de mon enfance que déjà, j’oubliais presqu’entièrement. Il me rappela ce que nous vivions  un certain soir, lorsqu’ensemble, avec lui nous étions, passant une  nuit au fonds des bois et  dormant à la belle étoile

Et ainsi commença le récit d’une agréable  nuit de février…Nous étions dans les champs, mon frère et moi depuis déjà quelques heures,  apportant  à notre  père, une fois l’école terminée pour la journée, un repas périodique, comme on en faisait une ou deux fois par semaine entre Février et Avril. Ma mère qui restait à la maison, cousant quelques morceaux de pacotille pour le marché local du lendemain, prenait soin de son homme à distance, ne donnant  aucun prétexte  à  d’éventuelles concurrentes. C’était l’époque de la roulaison de la canne à sucre, temps jadis où mon père  se campait à la campagne plusieurs nuits de suite, labourant son champs et préparant la terre à la nouvelle saison.

De  rares fois cependant, mon père rentrait en ville  au beau milieu de la nuit. Peut -être avait-il besoin de rencontrer ma mère dans tout le sens du terme. ! Je n’en sais rien ! je n’étais alors  qu’un enfant, dormant tranquillement  de tout mon sommeil. Il  ne pouvait se permettre de rentrer à la maison  à chaque fin de journée. car lui, mon père, c’était un grand propriétaire terrien qui avait , pendant plus de trois mois , beaucoup de travailleurs sous sa commande, et qui  devait produire le ra padou , cette substance coriace, sorte de caramel sucré ,  dont se servait encore tout l’arrière –pays  quand le sucre raffiné de la HASCO n’arrivait pas de Port-au-Prince à  temps , dû  à  l’impraticabilité de la route  qui faisait mettre  plus de trois jours pour un trajet de moins de cent kilomètres .

La pluie venait de tomber ce soir –là ; et mon père qui nous renvoyait à la maison, au retour de la ferme, souvent  montés  sur des mules chargées de produits fermiers de tous ordres, et accompagnés  d’un de ses serviteurs, les soirs, lorsqu’il se faisait  tard, pensait qu’il était plus sage de nous garder avec lui dans les champs.

Les travailleurs du moulin retournaient la tige de  canne- à- sucre plusieurs fois  de suite  entre les dents  du moulin artisanal , sorte de troncs  épais , sculptés  par des maitre-paysans à partir d’un  bois solide  tel  le campêche, surtout coupé  en pleine  lune, pour empêcher qu’il ne pourrisse ou ne se pulvérise à  la moindre intempérie.

Les paysans ont leur science à eux, oralement transmise de puis les temps anciens .Ils  savent bien quand mettre en terre les plantules  et  quand récolter les produits des champs pour tirer un meilleur  profit  de leur labeur. Peut- être, comprendra-t-on un jour, le vrai rapport entre l’homme et la nature, entre l’homme et son environnement… Le meunier entre temps faisait   marcher le  moulin  en tapant  son fouet sur les bœufs qui en  activaient et viraient les deux  ailes  cent fois  tout en ronde, jusqu’à puiser de la tige succulente  les dernières goutes   qu’elle pouvait encore contenir.

Nous dormions tranquillement  à  coté de papa dans son hamac, signe distinctif  d’un maitre de propriété. D’autres pourtant, les travailleurs des champs, couverts d’un grand sac dans lequel  ils se glissèrent, dormaient sur les pailles desséchées ou sur de la bagasse, rassemblées  tout au tour, le long de la saison sucrière.. Ceux qui n’habitaient pas loin de l’habitation,  pouvaient cependant regagner leur foyer  au soir de la journée et revenir travailler au matin..

Au dehors, la noirceur était monstre..L’on s’éclairait à l’aide d’une   lampe  à kérosène ou de ces torches de bagasse, tige de canne desséchée et vidée  de son jus. L’on chantait toute la nuit des airs populaires, chrétiens et locaux entremêlés, que reprenaient tour à tour  des sambas improvisés, gardant ainsi  éveillés ceux-là qui enfonçaient la canne entre les dents  du moulin. Car si la main devait suivre la trajectoire de la canne, elle serait prise  dans l’engrenage  du moulin, ce qui  provoquerait  l’arrêt de toutes activités, et  un départ  tout droit vers l’hôpital communal pour une intervention chirurgicale en urgence…Une fois que le jus de canne avait fini de  remplir complètement  la gamelle, sorte de pirogue en bois, qui collectait le jus d’en dessous du moulin, il était transporté  vers la grosse chaudière  où l’eau de canne  allait se mettre  à  bouillir. Commença   alors l’étape finale de la transformation  de la canne en cette substance pâteuse qui sera conservée dans une ‘’kayet’’, sorte de tronc cylindrique fait de tige  de palmiste , qui enveloppe et protège le produit , l’empêchant  de se liquéfier….

Petit à petit ,tan disque  l’eau de canne bouillait  et  se remuait dans  la chaudière, s’échappait   par vagues intermittentes, l’odeur chaude du sirop  qui voyageait loin du moulin,  à  toute heure du jour ou de la nuit, embaumant  l’air de  son arome indélébile..Avec le moindre vent qui soufflait,  l’odeur du sirop  fouettait  les narines à  distance, invitant  par là  des inconnus  à nous rejoindre sous la tente, large  tonnelle   en paille, où les chauffes successives  avaient lieu. Ils en profitèrent  pour se régaler de jus de  canne ou d’un gobelet de  sirop chaud à moitie refroidi   dans une cuvette d’eau froide.  Car Lorsque  servi dans un ‘’ kwui’’, espèce de calebasse sèche  fendue à moitie, qui servait d’assiette ou de bol  indigène, et ajouté  de  quelques goutes d’orange amère ou de jus de citron, l’un comme l’autre, rendait la boisson bien plus exquise, voire  plus délicieuse  au palais.. .

On Faisait la roulaison de la canne à cette époque précise de l’année, parce que le rendement y était maximal. La sécheresse aidant, la  terre avait déjà repris  toute l’eau qui diluait le saccharose  dans la tige de canne à sucre  pour la remplacer par un jus bien plus concentré..Car si la roulaison de la canne devait s’opérer  deux mois plus tôt , à l’heure où la terre est encore mouillée par les averses de septembre et d’octobre ,le liquide  prendrait plus de temps pour s’évaporer de la grosse chaudière et  l’on utiliserait plus de bois de chauffage avant de  produire le ra padou final .C’étaient des chaudières grosses de taille, de contenu métallique, datant du temps de la colonie quand Saint-Domingue était une ile Florissante et le joyau de la puissance coloniale Française…

Tout jeune encore ,j’apprenais le métier de mon père, en observant  les étapes du processus depuis  la coupe de la canne dans les champs, jusqu’à sa transformation finale en ra padou, en passant par le transport, la  manutention et le stockage  avant  la roulaison et les chauffes successives.

Mon père, comme bien d’autres paysans de l’époque, ne voulait jamais pour nous son  métier de fermier… Il rêvait que ses fils et ses filles le dépassent  sinon la famille serait en régression, disait-il. Les notions  de famille, de clan, de sang, d’honneur et de dignité, avaient encore un sens dans l’arrière –pays où  existait  une certaine aristocratie  locale aujourd’hui disparue _

.Par ces jours de fête nationale où l’on ramenait les paysans des campagnes, comme des têtes de bétail, pour  venir encenser la présidence à vie, mon père lui était fier de passer sa longue machette en bandoulière  au tour de son cou ou de l’attacher à sa ceinture pour partir dans les champs s’occuper de ses ouailles.  Il n’aimait  pas le régime d’alors, et ne portait jamais le costume bleu  et le foulard rouge des tontons macoutes..Le port de la machette  est une culture des peuples latins  à  la quelle  Hinche et les peuples du centre n’’ont pas pu se soustraire  puisqu’ayant appartenu  à  la république voisine jusqu’en 1930 du siècle dernier ,et ayant encore des habitations avec des noms espagnols disséminées à  travers son territoire tels : los palis,  Cerca- la- source, Cerca Carvajal, Las Cahobas, los posos ,etc..

Papa  entreposait ses ra padous  sur sa’’ Galata’’ ou sur le colombier, jusqu’à deux mille au total, ce qui lui  assurait quelques dix mille gourdes  dans la poche à la fin de la roulaison. C’étaient  beaucoup d’argent à une ère où le soldat et le professeur d’école gagnaient à  peine cent cinquante gourdes le mois .Cinq gourdes à l’époque pouvaient nourrir toute une famille de six ou sept personnes  pendant un ou deux jours, ce que ne peuvent faire cinq cent gourdes aujourd’hui. Il  gardait   ses  rapadous  jus qu’au début de la saison pluvieuse où le prix allait monter à cause de la rareté du sucre industriel.

Dans notre agriculture artisanale, la pluie a toujours joué un grand rôle. : Elle fait murir les fruits, elle fait pousser les plantes, elle dit quand il faut commencer à labourer les champs  et quand il faut placer sa nasse dans les rivières pour pêcher du poisson.

En ce temps –la, les habitants restèrent dans les champs et se  sentirent partie intégrante de leur communauté .Ils  ne vendaient pas l’un après l’autre les lopins de terre légués de leur parents  et ‘l’on n’envoyait  pas de l’autre coté  de la frontière pour acheter un citron ou des noix de coco. Le peuple pouvait tant bien que mal se nourrir des produits de son champ.

Pendant de nombreuses années, nous sommes restés attachés  à ces travailleurs  des champs que mon père nous apprenait  à apprécier  à notre tour, et à respecter pour le travail qu’ils fournissaient sous  sa garde dans la grande habitation familiale..Nous les appelions M’sieur  X  ou Kompè un tel, et les traitions  avec dignité, au même titre que tout autre citoyen,  peu importèrent leur rang social et leur poids économique dans la balance. Quand ils avaient des problèmes de tous ordres, c’est à mon père qu’ils eurent recours pour les aider à les solutionner. Quand quelqu’un voulait les spolier et les déposséder de leur terre, c’est mon père qui les défendait près les tribunaux de la juridiction. Il était un fermier spécial doublé d’un titre de « fondé  de pouvoir », donc habilité à représenter et à  défendre les autres.

Les paysans savent qu’Haïti est une terre glissante, un pays où le nègre  du Bourg (Neg nan bouk) a accès à toutes les  portes de la cité  alors que le nègre d’en dehors (Neg endeyò) reste un nègre marron. Ils savaient que mon père ne les tromperait jamais..

Même  lorsque mon père ne pouvait plus maintenir la propriété familiale, ils passèrent toujours chez nous en ville pour une tasse de café chaud  ou un repas à la volée. Ils savaient qu’on leur offrirait quelque chose. Notre maison était comme  un grenier où les autres pouvaient  assouvir leur faim et étancher leur soif .Car ‘’le repas une fois cuit, disait- on souvent dans la culture provinciale d’alors, n’appartient à  personne’’  (mange cuite Pa Genn mèt). Ne mangeait que  qui ne passait par là..

Sur cette fortune  trônait  ma bonne mère qui aimait partager  avec tout le monde ce que possédait la maison. Et cette fortune consistait  non pas dans les quelques biens matériels  que nous possédions (cheval, bourrique, canard, poule, cochon  etc.)  et qui pouvaient disparaitre à tout moment, mais dans sa joie de se sentir bénie  d’en haut et de pouvoir être utile à  plus d’un.

Mon père est bien parti  pour l’au-delà. Mon frère aussi que j’aimais, mon compagnon d’enfance, l’a suivi quelques années plus tard, ainsi que beaucoup de ces travailleurs de nos champs .Les quelques rares  d’entre eux qui leur ont survécu,  s’égrainent l’un après l’autre, comme des fruits  murs tombant d’un arbre en fin de saison.…Et seules quelques maisons vétustes et délabrées plantées au bord de la route, seuls quelques arbres centenaires, témoins silencieux de tant de ragots et de faits anodins, rappellent encore  le sillon que nous empruntions  autrefois quand nous allions, mon frère et moi, vers Papa  dans les champs.

Le plus jeune de l’équipe vient  lui aussi de mourir   cette année…J’ai envoyé de l’argent pour ses funérailles.

DESRIVIERES  était son nom. Il prenait du plaisir à m’appeler Rony  là  où d’autres m’affublaient de mon titre de docteur. A mes retours au pays, il gravissait sans invitation l’escalier de la demeure familiale pour frapper directement  à  la porte de ma chambre malgré l’effort vain de la servante pour l’empêcher  d’arriver jusqu’à  moi .Il savait que je serais content de le revoir et que je le recevrais à tout moment les bras ouverts… même en plein sommeil

Mon père aimait rappeler qu’il  y a  toujours de la place sinon pour payer une dette morale, du moins pour manifester un geste de solidarité  entre nous autres, crabes qui sommes parvenues à sortir  du panier, et celles qui y restent empêtrées. Il y a une dette morale à payer  quand je pouvais  aller à  l’école  alors que DESRIVIERES, tout enfant déjà,  travaillait dans les champs de mon père. Il y a  aussi une dette envers les servantes et les serviteurs  de la famille  qui recevaient un maigre salaire pour un travail à plein temps qu’ils ont fait  avec amour et dévotion. Ils pleurèrent tous  quand ils devaient laisser la maison car ils se sentaient toujours  comme des membres de notre famille.. La  dette doit s’étendre  aux écoles publiques, aux  lycées du pays, et à toutes les institutions supérieures entretenus aux frais de l’état dont les braves contribuables sont paradoxalement parmi les plus démunis.. Ils  nous ont assuré  une formation  en continu sans avoir à payer nous-mêmes  pour notre éducation, à part les frais annuels de scolarité de 10 ou 15 gourdes.

Je regardais à distance a distance dans mon rêve  un passé  dont, aujourd’hui, j’ai du mal à me dissocier .J’avance  par ces souvenirs comme marchant sur une route  à reculons, ou sur une  voie  déployée  à  contre courant  du temps et de ma vie, dont chaque choc, chaque détour, recèle  une leçon, une expérience à  mettre à profit

. … Je vis pour comprendre que par delà  les  clivages sociaux, nous sommes égaux et que la seule différence est dans les choix et les opportunités   qui s’offrent à nous et que nous saisissons  à un moment ou à un autre de l’existence. Tel fils d’un  magasinier de la ville  que je connaissais , la tète bourrée de préjugés et d’idées préconçues sur le monde et ses semblables,, élevé  dans  l’irrévérence  et l’arrogance envers  autrui,  adulé  par plus d’uns dans son enfance, n’a pourtant pas fait  la moitie de ce que d’autres, moins fortunés au départ, ont accompli dans leur vie…

Les  fils des autres paysans, travailleurs  de nos champs, avec qui j’ai grandi, sont aussi morts pour la plupart .Les rares survivants sont pourtant méconnaissables, tellement ils ont vieilli  et se débattent dans une existence misérable et précaire. Edentés pour la plupart, ils n’ont aucun souci de leur apparence esthétique ou corporelle. Le lopin de terre, reçu en héritage et morcelé plusieurs fois de suite entre les fils et les petits fils, est devenu insuffisant pour nourrir une famille. Beaucoup de ces parcelles de terre, revendues récemment dans le but d’acquérir une de ces Mototaxis  qui  feraient  gagner, par le transport citadin, une vie plus confortable, ont produit des résultats bien en deçà  des promesses  et des rêves  caressés  par les riverains. Le  hic de tout cela, c’est que le phénomène de   motocyclettisation  des vingt dernières années  a fini par détruire ce qui restait de la paysannerie.. … La moto est tombée en panne,  faute de soin et de service, quand les conducteurs n’en sortent avec un bras ou une jambe de brisé  ou d’amputé   à la suite d’un accident de la circulation. Ce sont ces mêmes gens  qui sont venus bidonvilliser ce qui restait encore  de salubrité dans les villes périphériques..

Est-ce leur faute à eux ? Eux qui  attendaient depuis deux siècles que des écoles et des dispensaires fussent installés  dans leur communauté, que l’eau et l’électricité leur fussent amenées dans leur village, mais  qui finissent, à  force d’attendre , par se réveiller  brutalement de leur torpeur et ont, dans un geste hypnopompique,  tous accouru vers la cité, en nombre  imposant,  pour enfin se rendre compte que là non plus, les choses n’allaient pas mieux. .

Certains voudraient bien retrouver leur place dans les champs mais les squatteurs  sont partout ; et sitôt partis, le lieu qu’ils occupèrent avant ne leur appartient plus. D’autres, par orgueil ou par honte, ont choisi tout simplement de vivre dans l’indifférence et l’anonymat, dans la pratique de chiens  enragés  dont est entachée  la vie dans les grandes métropolesPourquoi tous ces  souvenirs qui viennent hanter mon esprit et troubler mon sommeil ? Est-ce pour m’apprendre  à vivre autrement ?Est-ce pour me rappeler mes humbles  origines, et pour  ne pas laisser que les autres définissent qui je suis ou me dépeignent à leur façon ?.Je suis bien fils de la terre qui m’enracine, de mon pays que j’ai pourtant déserté mais  sans le trahir, et qui m’accueillera un jour  pour ma demeure finale. J’ai respiré l’air pur des champs dans les hauteurs du grand plateau, où  j’ai été réchauffé chaque matin, comme une batterie à ses deux pôles, par le  soleil qui m’apportait son énergie. …Quand j’ai tenté  d’embrasser mon père comme je le faisais après chaque rencontre de son vivant,  il fuyait comme une ombre dans  la nuit pour trouver, en me réveillant, mes mains blotties désespérément sur l’oreiller. Séparé  de mon doux rêve  ente  deux coquericos d’un  coq matinal , et les roucoulements légers de tourterelles perchées tout au tour sur des arbres piédestaux , mon âme vibrait  au rythme de  l’harmonie  régnant  dans le concert que les oiseaux  dédient , chaque matin  au créateur, en se réveillant et en  contemplant l’azur. Je ne voulais pas quitter mon rêve. Mais le jour déjà s’était  levé ;  et dans mon esprit, je me sentais bien. Tout pensif,  je me suis  lavé le visage réalisant combien c’était doux de revoir  un être si cher m’approcher en sommeil et me parler au milieu de la nuit.

Rony Jean-Mary, M.D.
Coral springs , Florida,
le 11 octobre 2020

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