L&L
Un samedi soir à Louvain en février, les étudiants noirs de l’Université Catholique avaient besoin d’une détente pour le vent glacial descendu depuis le début de semaine. Le genre de froidure qui apporte la nostalgie de la saison tropicale. Les dépliants distribués pendant les quarante-huit heures précédentes annonçant une fête avaient fait merveille, car depuis 8 heures, une foule se formait. Les Antillais, et les Africains avaient hâte de se dégourdir les jambes, car la musique de l’artiste populaire Fonseca serait à l’affiche.
C’était l’époque où un contingent de boursiers d’Haïti et d’autres pays francophones se rencontraient dans cette ville dans la fin des années soixante et début de soixante-dix. La fraternité était de mise par nécessité. On partageait des appartements, on cuisinait ensemble, on était exposé aux autres cultures et coutumes et on rigolait en groupe. L’Angola, le Mozambique, le Cap Vert, la Guinée-Bissau faisaient la une de l’actualité politique, car ils désiraient briser les chaînes du colonialisme portugais. Cette affinité et cette solidarité pour le combat de l’indépendance se greffaient sur la lutte contre la dictature qui saccageait notre littoral. Si les regroupements se faisaient sur la base d’affinités politiques, la musique rapprochait tout le monde. Le style musical de Fonseca et ses anges noirs représentait ce phénomène miroir, car qu’il chantât en français, espagnol, ou portugais, les compositions interprétées exprimaient un rythme cadencé, familier à leurs oreilles. La musique pourvoyait l’antidote idéal.
Deux étudiants en Sciences Po eurent une rencontre sur la piste de danse dans cette fête. Lucien, un jeune svelte haïtien, playboy invétéré, et surtout un bon danseur, lorgnait une jeune demoiselle qui paraissait assez familière. En effet elle était dans sa classe de philosophie. Elle s’agitait, animée par les fourmis dans les jambes et dansait avec la grâce d’une gazelle, la vitesse d’un guépard, le sourire d’une déesse, l’élasticité d’une danseuse du ventre, et exhibant des ondulations de hanches, le tout avec l’allure d’une princesse tropicale.
Lucien ne pouvant plus résister le rythme pulsatile de la chanson Sans Chemise Et Sans Pantalon, tenta sa chance et lui demanda à danser. Le couple eut une attraction mutuelle spontanée, basée sur leur maîtrise des pas, leur passion pour le plaisir de danser et que sans y prêter attention, restèrent sur la piste durant huit sélections d’affilée. Leurs corps s’entrelacèrent comme par du magnétisme pendant l’interprétation de Vidas par le troubadour. De près, ils se frottèrent le pubis d’une manière lascive, dans une excitation corporelle clamant pour une satiété charnelle de rut.
Naturellement, ils se sont introduits. Elle apprit son prénom et elle révéla le sien : Lucía, du Cap Vert. À sa grande surprise, elle l’invita à son appartement après la fête. D’habitude il prend l’initiative. Ce fut une surprise plaisante, mais tout de même il n’était pas habitué à une conquête aussi facile. Au fait, l’invitation elle-même était assez suggestive et particulière, « Veux-tu passer à mon boudoir plus tard ? » Il n’y a jamais eu un appât plus alléchant. Cette soirée alla d’une surprise à une autre à son grand étonnement.
Une fois arrivée à son appartement, elle le prit par la taille et ouvrit la porte de sa chambre pour révéler des murs chargés d’affiches avec une section sur le phallus. Son attention fut attirée par ce sous-titre :
« Si la vie est un long cursus,
Le plaisir dépend d’un long et efficace phallus ! »
Ce fut la rencontre d’un satyre et d’une nympho. Il avait une obsession avec les seins et fut impressionné par les siens, ronds, bien galbés. Elle avait une prédilection pour un pénis bien charnu et Lucien avait dépassé son espérance. Pendant cette session ce soir-là, le Kama sutra eut un jour faste. La passion exprimée eut une conséquence différente sur chaque participant. Lucien se pavana de sa conquête. Lucía ajouta Lucien à sa liste d’aventures. Fille d’un diplomate, gâtée par son père, capricieuse hors-pair, elle était une mangeuse d’hommes. Lucien, étudiant grâce à une bourse d’études, issu d’une famille très modeste connaissait parfois des difficultés pécuniaires. Coureur de jupes, il faisait la pluie et le beau temps. Il eut un rude réveil quand il se présenta pour une visite sans une annonce au préalable le lundi suivant.
« Je le regrette, mais je suis occupée et j’ai un tas de devoirs, » elle dit avec un air agacé.
« Je voulais simplement venir te parler et continuer notre expérience, » il répondit avec une œillade et un sourire.
« Écoute mon ami, on a passé un bon moment ensemble et c’est tout. Peut-être dans le futur on pourra avoir un souper. » Elle fut aussi froide qu’elle avait démontré une agressivité digne d’une Amazone la soirée de leur rencontre.
Lucien retourna bredouille, le cœur gros, confus, offensé par le mépris. Dans sa perspective, il avait conquis cette donzelle et ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait aller et venir comme bon lui semblait. Son ego eut une blessure vive ; sa virilité était en désarroi. Il décida d’utiliser une astuce pour essayer d’entrer dans ses bonnes grâces. Ainsi il prit son temps pour écrire quelques mots pour essayer de l’amadouer. En classe, il glissa une feuille sur laquelle il avait mis ces quelques lignes :
Chère Lucía,
Je ne cesse de penser à toi. En me réveillant ce matin, il m’est venu à l’idée que la première lettre de nos prénoms étant similaires que nos deux âmes partagent quelque chose de commun. L&L ou Lucien et Lucía. Cependant le son peut aussi indiquer ‘Elle et L(ucien)’ tout bien que ‘Aile et Aile’ pour la métaphore d’une colombe qui avec l’aisance de ses deux ailes sautille de branche à branche pour trouver sa dulcinée.
Il reçut une réponse très vite et brève. « L&L » pour moi signifie « Loufoque et Leurré. » Lucien n’avait jamais auparavant rencontré une telle espèce. Courroucé, il voulut l’affronter, mais se ravisa. Surtout il ne voulait pas faire une scène embarrassante ni avoir un comportement au détriment de sa bourse. Il eut recours à un subterfuge.
« Loufoque, leurré ? Peux-tu m’expliquer au moins ce que tu veux dire ? » il demanda avec une mine triste en secouant la tête. Elle était en train d’aller prendre le déjeuner quelques jours plus tard.
« Je pense que tu t’es mis en tête que puisque nous avons eu une expérience sexuelle que tu m’as conquise. Je suis attirée autant que toi à faire de telles rencontres avec des gars différents que tu l’es à rencontrer de jeunes femmes. Je sépare l’attraction physique de l’attachement émotionnel. L’acte sexuel est un échange à parts égales. On se donne du plaisir. Toi et moi nous pouvons partager le même lit de temps à autre lorsque cela me convient, mais cela n’arrivera que dans la mesure que tu le comprennes et l’acceptes. Il ne faut pas m’importuner. »
Une femme qui faisait à sa tête était trop pour son machisme. L’offre de Lucía était franche et brutale et elle était jolie. Se souvenant de l’intensité du plaisir éprouvé, il était en proie à un conflit entre son orgueil viril et ses bas instincts. « Alors, as-tu pris une décision ? C’est à prendre ou à laisser ! » La brusquerie de Lucía l’effilocha ; la diplomatie lui était inconnue. Vexé, « Personne ne me donne un ultimatum. Tu n’es pas la seule jolie fille au campus. » Son amour-propre pesait trop lourd.
Lucía n’était pas habituée au refus. Sa beauté constituait une arme blanche qu’elle utilisait habilement. Un homme tournant le dos à sa proposition de partager sa couche selon sa convenance la déroutait. Deux âmes déboussolées par un refus tenace ; deux prises de position coriaces ; deux jeunes esprits mis à l’épreuve. Un bras de fer sans gagnant. Telle fut la situation de ce jeune couple d’étudiants épris du plaisir charnel, mais égoïstes et prétentieux.
Lucien essaya d’oublier Lucía en flirtant avec d’autres filles. Lucía fit de même. La vérité cependant était différente : l’un pensait à l’autre même en pleine session d’ivresse avec un partenaire. La sensation, la durée et l’envie de prendre de multiples positions manquaient. Lucía décida d’emboîter le pas et de créer un dégel. En classe de philosophie un jour elle glissa cette note à Lucien :
Cher Lucien,
J’aimerais savoir pourquoi tu m’avais qualifiée de jolie jeune fille la dernière fois. Pourrions-nous en discuter ce soir ? Je fais le souper.
Un hameçon contenant un appât inestimable fut tendu au poisson du nom de Lucien qui ne pouvait résister.
Ce soir-là, Lucía l’accueillit dans un déshabillé sans sous-vêtements tandis que la musique de Luis Bonfa subtilement établissait la donne. Le fumet venant de la cuisine révéla un cachupa, le mets national du Cap Vert, similaire à notre tchaka. Ils discutèrent de tout et de rien, et mangèrent ce délice. Une fois repus, elle s’empressa à le déshabiller et usant ses mains et ses lèvres pour explorer les parties stratégiques de son corps, s’attardant spécialement sur son organe favori, en pleine floraison exhibant une érection brute, explosive. Lucien qui ne demandait pas mieux débuta avec les tétons, sa langue doublant comme un rémouleur pour aiguiser la sensation érotique. Tous les deux s’excitèrent au maxima et ce ne fut que le commencement. Comme un marathon, ils eurent une session dans différents endroits comme sur le divan, sur une chaise de la table à manger, et finalement sur le lit. Ils prirent un somme pour regagner de l’énergie et recommencer sous la douche. Leur imagination ne connut aucune limite ; leurs deux corps communiquaient en symbiose et osmose et réagissaient comme deux liquides miscibles en route vers l’embouchure du royaume de Nirvana. Cette nuit fut un tournant marquant. Son phallus avait trouvé son complément. L’appétit sexuel de Lucía trouva la recette recherchée.
C’est ainsi qu’en deux temps trois mouvements, Lucien et Lucía, ou simplement L&L, devinrent amants et le couple à admirer sur la piste de danse. Ce sigle faisait les frais des calembours, Ludique et Lubrique, Licence et Libertinage, Lucrèce et Lutèce, Liberté et Luxure, Lampe et Lumière.
Ce fut l’époque de la bohème quand la jeunesse et l’insouciance sillonnaient de pair, et qui restera engravée dans leur mémoire. Alors ils s’en souviendront avec une mine aigre-douce lorsque plus tard ils ne seront plus ingambes et ne pourront faire que parfois ce qu’ils accomplissaient sans effort aussi souvent que possible.
REYNALD ALTÉMA, MD