LE CAÏD.
Les vautours encerclaient selon leur mode, silencieux, persistants. Cela présageait une charogne que leur nez pouvait détecter avec précision même à distance. Il savait bien qu’en avant près de la courbe, Enpas Tchanpan, un dépotoir puant, qu’il y aurait un chien ou chat mort au minimum mais le nombre d’oiseaux survolant suggérait qu’on avait affaire à une plus grosse proie. Laquelle était une bonne question. Cependant c’était le cadet de ses soucis. Sa grande inquiétude était de devancer les autres vautours, armés jusqu’aux dents, qui seraient sur cette piste. La veille, dans la soirée, un avion s’est écrasé contre le flanc de Mòn Sankanson, une haute élévation avec une descente à pic. Un accident d’avion dans cette zone indiquait clairement qu’un narcotrafiquant transportait de la bonne marchandise. Pour Tèt swa, c’était l’aubaine qu’il souhaitait trouver tôt ou tard pour échapper à cette vie de chien qu’il a connue dès son plus jeune âge.
Tèt swa ruminait toujours dans sa tête sur le butin qu’il pouvait acquérir et l’argent qu’il gagnerait en vendant la cocaïne et débuter son propre commerce honnête en agriculture. Cependant Enpas Tchanpan s’annonça de plus en plus : un air farineux, pestilentiel, le bourdonnement d’insectes, excepté que cette fois ces signes étaient amplifiés. L’impasse ressemblait à une enclave désertique, un sol sec, une chaleur à crever avec un soleil de plomb. La chair laissée au sol se décomposait vite pour terminer en dessiccation. Tout de même il ne pouvait s’imaginer la scène affreuse qu’il découvrit : le corps mutilé et décapité d’un jeune homme. C’était le signe le plus convainquant que les vautours armés l’avaient devancé et que le même sort l’attendrait s’il insistait à aller de l’avant. Dans un déclic, il fit la conclusion perspicace que profane dans un monde de professionnels, il s’embourbait dans une souricière de son propre gré, et ceci sans le savoir. Une sueur froide spontanément grossit de sa nuque et descendit le long de son épine. Son cœur battait la chamade. La frousse l’envahit. Il devait quitter la zone le plus vite possible pour éviter d’être accusé de ce meurtre. Surtout il y avait la nécessité de se mettre à couvert, car les fauves se servaient de leurs membres comme éclaireurs, d’espions payés pour surveiller le paysage et surtout le déplacement d’hommes armés. Il était au courant de cette méthode ; pourquoi a-t-il pensé qu’il serait le seul à essayer de capturer le butin prouvait sa naïveté.
Tèt swa était membre d’un gang et il n’avait pas leur permission et par conséquent pas de protection en s’aventurant solo. Il prenait sa vie entre ses mains en commettant cette gageure, une audace pour un coup de maître en cas de succès ou un coup de massue pour une sottise en cas d’échec. Il avait en sa possession un Uzi en banderole et un revolver Glock à la ceinture. Son métier était l’exécution d’une personne ciblée à brûle-pourpoint. Il n’a jamais eu à se défendre homme à homme. Son portable enregistrait l’absence de signal. Il était seul comme auparavant lorsqu’il arpentait les rues de la capitale, gamin, orphelin de mère dès l’âge de huit ans. Elle fut une victime du choléra. Par contre il ne connut jamais son père. Selon la rumeur, son père fut un soldat pakistanais en mission avec le MINUSTAH. Il quitta le pays peu de temps après sa naissance. Un métis, il avait une chevelure lisse, ondulée. Il était aussi poilu.
Gamin, il gagnait sa vie en essuyant les voitures ; un sans-abri, ayant le trottoir pour lit, et l’eau de rigole pour se baigner. Un véritable kokorat il devint, sans aucune direction sinon que l’instinct de survie au jour le jour. Pour son malheur, sa société n’avait aucune soupape de sécurité sociale. Il pouvait à peine lire et écrire son nom. La compétition pour la survie était intense, car d’innombrables enfants comme lui pullulaient dans les rues de la ville.
Son beau visage aida malgré un physique chétif, cadeau de la malnutrition. Il avait retenu l’attention d’un jeune mec qui venait souvent dans une coupe neuve et élégante. Ce mec lui donna le sobriquet de Tèt swa et était généreux à son égard ; vite il devint un client. De fil en aiguille, ce jeune homme l’invita un après-midi pour aller prendre un repas et prendre un bain. Il avait à peine dix ans. Il eut le meilleur mets, une fois qu’il eut pris une douche et eut enfilé des habits neufs, grâce à la largesse de ce patron. Une fois repu, il paya un prix très cher : le mec le viola puis le combla d’argent après cette triste besogne. Cet acte l’avait blessé corps et âme. Il saigna pendant des jours ; la honte qu’il éprouva était telle qu’il considéra le suicide. Il évita ce mec aussi longtemps que possible. Cependant le trafic de voitures tomba au ralenti à cause de troubles politiques. Les automobilistes avaient peur des chimè et ne venaient presque pas en ville ou évitaient le lavage. Sans aucun parent, sans travail, la misère le tenailla. La faim se déguisa comme un bras de fer entre la douleur tenace des entrailles, telle une colique, et la sécheresse lancinante des lèvres. Pour envenimer la situation, un étourdissement constant accompagné de perte de connaissance de temps à autre et un mal de tête sévère s’y associant de concert. Ce calvaire était insupportable et perpétuel, le compagnon avant et après le sommeil. Il assistait à sa propre déconfiture au ralenti. Il eut beau résister mais à la fin il n’eut aucun autre choix que de participer au commerce de la vente de son corps. Il découvrit qu’il existait un réseau qui se partageait les jeunes garçons. Ce réseau était composé d’hommes respectables de la société comme un vrai échantillon de professions libérales. Il haïssait sa participation dans ce cercle libidineux, cependant l’instinct de survie était plus fort. Il haïssait l’infection acquise en deux occasions, car la sensation pénible et accablante, augmentée de migraine l’affaissa, et il ne pouvait gagner sa vie. Gagner sa vie était devenu un jeu macabre de roulette russe.
Sa participation prit fin par une circonstance kafkaesque à l’âge de quatorze ans, cinq ans plutôt. Il fut témoin d’une exécution de l’un des membres de ce réseau, tandis qu’il était à poil sur son lit. A cause de son jeune âge, le tueur à gage eut un peu pitié et il eut à choisir entre deux offres, ou bien devenir membre du gang ou bien perdre sa vie sur le champ. Une fois de plus l’instinct de survie connut la victoire. Il apprit à manier les armes ou plutôt à mettre le doigt sur la détente. Ses victimes étaient surtout des hommes ; les raisons pour les exécutions, il ne s’en inquiétait pas, mais il avait la vague notion qu’il s’agissait en grande partie de règlements de comptes. Les instructions pour chaque mission étaient monotones : la vie de la victime ou la tienne ; pas de désobéissance.
La première exécution fut aussi traumatique sur sa psyché que le viol. La victime fut un jeune mec qui avait osé désobéir à un ordre. Sa main tremblait tant, la transpiration, la palpitation étaient si puissantes qu’il se sentit submergé. Il ne put presser le doigt sur la gâchette qu’en se rappelant que sa vie aussi était dans la balance. Il eut un cauchemar pendant des nuits consécutives. La paranoïa l’envahit pendant un certain temps. Il vit un regard accusateur dans chaque pair d’yeux qui croisaient les siens. Le meurtre et la saleté exerçaient le même effet répulsif. Il prit du temps pour s’habituer à son nouveau statut. Cependant, il ne put jamais accepter comme un fait divers l’élimination d’une vie humaine.
Il recevait en échange une rémunération, même de façon irrégulière, l’accès au bòz et l’alcool, desquels il tomba friand rapidement. Ainsi il s’en servait pour adoucir l’épouvante et le désarroi qu’il ressentait avant et après l’exécution d’un ordre reçu. Il en avait marre de toujours prendre une décision de vie et de mort à chaque étape de sa vie ; parfois il se demandait si vivre valait la peine. L’ivresse aux mains des femmes, une nouvelle découverte dont il raffolait, la sédation offerte par l’alcool, servaient de rôle d’anesthésie émotionnelle. Il prit des leçons pour éliminer son analphabétisme. Au moins il ne connut plus la faim déroutante ; de frêle, son habitus s’était métamorphosé en un corps svelte.
Il mijotait sa sortie de ce genre de vie dès son entrée. Cependant en empruntant cette route qu’il connut pour l’avoir parcourue quelques fois, il savait qu’il traversait le Rubicon. Un succès se traduirait en vie indépendante. Un échec serait l’équivalent d’une perte de vie. Entre-temps il était entre les deux, mais beaucoup plus près de l’échec. Il souhaitait un retrait sain et sauf de cette souricière, quitte à tenter sa chance une autre fois en y planifiant mieux.
Il n’eut pas longtemps à y penser. « Le voici, » cria un éclaireur, le pointant du doigt. Une rafale de balles l’emmena de vie à trépas en un clin d’œil.
REYNALD ALTEMA, MD