UNE CHANSON.
Mon petit cœur.
Je suis une petite étoile dans un grand firmament.
J’ai un petit cœur fragile, d’une grandeur sentimentale énorme,
Rempli d’amour à donner et à partager,
Bafoué, déçu, certes, toujours en attente d’un lendemain meilleur.
Alors je chante pour adoucir mon amertume,
Mais je suis toujours aux abois, en quête d’une mignonne
Qui n’existe que dans mes rêves,
Car je fais des recherches et je reste bredouille.
Ne sois pas si pessimiste, mon ami
Elle viendra lorsque tu y penses le moins. (Bis).
Je suis un petit navire naviguant un grand océan,
N’ayant pour compagnon qu’un petit cœur
Ému, mais fougueux, soucieux, mais rempli d’un immense désir,
À la recherche de ce coin de terre qui a donné naissance
À cette majestueuse impératrice qui dominera mon petit cœur
Débordant d’une grande soif
Qui ne sera étanchée que par un simple mot
Qui réchauffera tous ses tisons.
Ne désespère point mon ami
Elle est plus proche que tu le penses. (Bis).
Je me sens comme une maille d’une grande chaîne,
Une note dans une grande symphonie,
Une page dans un recueil poétique,
Une petite source qui alimente un grand fleuve,
Un grain de poussière dans l’environnement.
Pourtant j’ai un petit cœur qui palpite chaque fois
Que je pense qu’il se sent mieux lorsqu’aimé,
Et rendant la réciprocité, car c’est son réel souffle vital.
Ne sois pas chagrin, mon ami
La récompense augmente avec l’attente. (Bis).
Un jeune homme fredonnait cette chanson sur sa guitare dans sa chambre, dans l’édifice résidentiel des enseignants. Il donnait libre cours à sa muse et lançait sans le savoir un message subliminal, ou subtil à volonté. Une jeune demoiselle, Marianne, dans la chambre adjacente écouta la chanson et fut intriguée. Qui était cette personne probablement célibataire et qui parlait d’une sensation qu’elle n’a jamais ressentie pour un homme ? Marianne venait de s’établir au Cap-Haïtien comme enseignante. Martiniquaise, âgée de vingt-huit ans, elle faisait partie d’une espèce rarissime : une religieuse qui avait abandonné le voile. Elle avait appris qu’il existait une école nouvelle dans le pays, l’ISTEAH, et avait accepté un poste pour l’instruction de l’urbanisme. Naturellement célibataire, strictement parlant, on pouvait dire qu’elle coiffait Sainte-Catherine, cependant son histoire était beaucoup plus compliquée.
Très jeune, élevée dans une famille pieuse, elle choisit le sillon de l’engagement religieux. En tant que femme, elle ne pouvait que jouer le rôle de sœur et de se commettre à une vie simple sans richesse matérielle, mais remplie de béatitude spirituelle. Comme bonne catholique, elle ne croyait pas aux relations sexuelles en dehors du mariage. Comme religieuse, la vie sexuelle était hors limite. C’était le dogme. Son expérience fut le contraire. À sa grande amertume, son apparence physique attirait les yeux, surtout les yeux des membres de la congrégation, hommes et femmes. Et ceci dès l’université. Elle était une étudiante brillante et avait brûlé les étapes à l’école. Ainsi elle a pu obtenir une bourse pour obtenir un doctorat en urbanisme. Elle passa deux ans au Congo et après trois ans en Guyane. La Guyane fut un calvaire. Les vœux qu’elle avait pris, l’obéissance, la pauvreté furent suivis, mais maintenir la chasteté fut problématique. Les personnes en position d’autorité agissaient à leur guise, elle découvrit à sa stupéfaction.
Entre les avances subtiles du curé et celles de plus en plus osées de sa supérieure, elle se sentit prise entre deux étaux. La supérieure de nature autoritaire et de jure la responsable du couvent n’acceptait pas une réponse négative. Marianne a dû la gifler pour échapper à un viol. Comme d’habitude, la hiérarchie catholique, plus inquiétée d’éviter un scandale que de résoudre une pratique malsaine, avait offert une solution très biaisée, donc bancale. Marianne serait transférée à un autre couvent et la supérieure n’aurait qu’à faire des neuvaines et prendre des classes pour apprendre à contrôler sa colère. Le sujet de viol ou d’abus sexuel en tant que tel fut ignoré. Pendant l’audition elle prit à partie et le curé et la supérieure dans des termes très francs. Elle donna sa démission sur le champ, car c’était clair qu’elle serait une carte ciblée et aurait beaucoup de troubles pour un tel acte de lèse-majesté.
Le public n’eut pas vent de cette affaire qui fut étouffée. Il y eut une brève cérémonie d’adieu au couvent. La supérieure et le curé furent absents. Au lycée où elle enseignait la géographie et l’écologie, ce fut l’émoi, car on l’aimait bien comme prof. Elle regagna le pays natal et eut du mal à convaincre ses parents de ses déboires. Ils ne pouvaient s’imaginer que la réalité puisse être différente de son apparence. Sans le dire, il y avait un peu de honte de leur part, car la voie religieuse représentait un engagement pour la vie. Lasse de cette situation, Marianne après quelques mois de repos avait pris la décision de retourner à l’enseignement et à travers son réseau avait découvert cet effort dans cette île voisine.
Marianne avait débarqué à Cap-Haïtien le mois d’octobre. Elle avait fait un pèlerinage à la Citadelle avec un œil critique. Elle se proposa de l’inclure dans sa classe comme modèle phare de l’entretien d’un patrimoine national et l’évaluation de son potentiel comme lieu touristique d’envergure internationale.
La chanson qu’elle écouta ce soir ne fut que le début d’une série de sérénades du voisin. Ce voisin était aussi un prof de l’ISTEAH, qui visitait de la France, un Antillais, Jenan. Il était informaticien, un divorcé. Il voulait rester un semestre sur les lieux pendant une absence sabbatique. La première rencontre se fit en allant au petit déjeuner à l’hôtel.
« Alors c’est bien vous qui chantez chaque soir avec la guitare ? »
« J’espère que mon violon d’Ingres ne vous ennuie pas. »
Ainsi débutèrent les habitudes. Le petit déjeuner et le souper chaque jour ensemble. Le soir après le dîner, on parlait de tout : du pays et de ses paradoxes, des nouvelles internationales, d’auteurs (es) et surtout de la musique. Marianne fit son entrée dans la vie laïque qui opérait sur d’autres paramètres, le choix et non l’obéissance, la tolérance et non la conformité et surtout le divertissement. Ce fut un apprentissage pour elle, une navigation pas si facile à gérer. La liberté de choix avait ses propres aléas. N’ayant plus la protection de la tunique religieuse et le respect qu’elle confère, ses courbes corporelles attiraient des regards, des commentaires effrontés, parfois accompagnés de sifflets. Ce comportement masculin apprécié par certaines femmes qui le considèrent un baume pour l’égo avait eu toute une gamme de réactions chez elle. Elle a eu le choc de l’ingénue d’abord, puis la gêne ; mais en face à une attitude persistante, elle s’enveloppa d’une carapace imperméable, et le considéra comme une distraction tolérable.
Cependant, elle n’eut pas une meilleure expérience avec le monde féminin. Typiquement, une femme la toiserait si un homme faisait un commentaire positif sur son apparence. Ces petits coups de poing agressaient sa sensibilité et rendaient son apprentissage plus pénible. L’amitié que Jenan l’offrait constituait une porte-sésame. Elle fut chanceuse, car Jenan était patient et conciliant, un galant et non un chauvin. Il avait une façon habile à faciliter le dégel, ce qui simplifiait la tâche. La tâche de développer l’habitude ou l’idée même de divertissement à l’opposé de recueillement. Sa présence sereine contre la hardiesse de certains hommes et la mesquinerie de certaines femmes la captivait et accélérait son attraction vers lui. À son étonnement, elle apprit à danser et en peu de temps pouvait maitriser la cadence de Zouk et de Compas. Sa plus grande surprise fut l’observation du goût qu’elle développa pour la compagnie d’un homme. Les habitudes suivaient la trajectoire prévisible. Ils se tutoyaient et la sérénade se faisait au clair de lune. Les chansons fredonnées l’impressionnèrent, mais sa favorite restait la première écoutée, « Mon petit cœur. »
Marianne était en proie à un débat interne, son vœu de chasteté contre le désir grandissant de l’intimité. Elle n’avait jamais eu un homme comme ami auparavant. Elle n’avait jamais pensé aux effusions sentimentales. La flamme dans sa poitrine dégageait une telle chaleur qu’elle en avait peur. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit une femme et non exclusivement une servante, une religieuse et cela la rendait folle.
La prochaine fois que Jenan chanta « Mon petit cœur », elle éclata de pleurs et ne put s’empêcher de passer ses bras autour de son cou et de trouver ses lèvres. Cela se passa au début de décembre. En touchant le seuil du monde du plaisir charnel, Marianne avançait par grands bonds malgré sa tendance naturelle à freiner de tels instincts. Pour avoir cru à l’idée de péché pendant si longtemps, l’indulgence paraissait comme un acte contre nature. Cette lutte interne fut intense ; son monde chavirait, car son crédo changeait de cap. Cette lutte se passait lorsqu’elle était seule et jamais en présence de Jenan avec qui elle se sentait très confortable. Les actes commis avec lui étaient spontanés, sincères, en complète harmonie avec son cœur. De plus en plus, son cœur lui disait que la sincérité du cœur devrait primer sur le dogme religieux surtout que de facto il n’est pas suivi à la lettre par ceux qui le prêchent.
Marianne et Jenan décidèrent de passer les vacances de Noël à Labadie, près de Cap-Haïtien en tête-à-tête, tel le couple qu’ils devinrent. Marianne ne pouvait attendre la défloration, l’ultime rupture avec sa vie passée et l’ultime preuve de leur nouvel amour. Ce passage obligatoire, une affaire aigre-douce, un mélange de douleur et de douceur, une balance dépendant de la souplesse du partenaire ouvre une porte d’un monde nouveau. Cette porte balaie un sillon assez grand, prometteur de plaisirs sensuels futurs, galvanisant l’éclosion de tendances ensommeillées. Un réveil explosif au sens normal et figuré. L’attente de cet événement anticipé, imprévisible, car sans feuille de route, fut comme une hantise, un état de mi-torture et de mi-volupté.
Comme cadeau de Noël, ils prirent le voyage au Nirvana, une expérience au-delà de son imagination ou de sa prévision, une étape franchie avant, et agrémentée par la pénétration. Sa passion dégainée fut aussi spectaculaire que révélatrice d’une partie de son moi cachée pendant si longtemps, à sa grande surprise et satisfaction.
Cet événement sui generis, unique pour l’espèce humaine comme l’ultime expression de deux âmes se fusant en une seule donnant et recevant une extase, un cadeau de Noël sans pareil.
REYNALD ALTEMA, MD