UNE Célébration Spéciale.
Jean-Marie Pierre David Auguste Michel François Chenet, mieux connu sous le nom de Papi, naquit le 25 décembre 1900. Un temps révolu où le nombre des prénoms indiquait l’appartenance à une caste spécifique. Issu des descendants de Rigaud, Mr. Chenet avait hérité les us, mœurs et traditions de sa caste, une perpétuation de la coutume de tribu de nos ancêtres africains. Il se croyait un Français déchu dans un pays tropical par un accident de la nature. La France pour lui représentait le centre de gravité de l’univers, et la culture française son étoile polaire. Dans sa perspective, il vivait dans un environnement qui clochait avec ses goûts raffinés.
Un esprit brillant avait accouché cette attitude hautaine. Il avait étudié la médecine en France. Polyglotte, il parlait couramment le français, l’espagnol, l’allemand, l’anglais. Quand au créole, qu’il ne considérait pas comme une langue, il ne l’utilisait que pour s’adresser aux membres de l’autre tribu par nécessité. Il n’était pas permis à la maison. Mélomane averti, il jouait le piano avec aisance. Il avait une bibliothèque bien garnie, mais eurocentrique en perspective. On n’y trouverait pas une œuvre de Price Mars ou d’autres auteurs locaux même de réputation internationale. Roumain, un membre de sa caste, était pourtant une bête noire, car Mr. Chenet haïssait ses idées libérales. Il avait une tête bien remplie de connaissances biaisées.
Son érudition, remarquable qu’elle fût, restait bornée par des œillères. Ses lentilles ne pouvaient voir et par conséquent apprécier que les œuvres des Européens ou leurs descendants. Il lirait Gobineau mais ignorerait Firmin. La production littéraire de Langston Hughes et les membres de la Harlem Renaissance qui faisaient la rage dans son pays à cette époque ne l’impressionnaient guère. Il jouerait Chopin mais mépriserait Ludovic Lamothe. Dans la foulée de sa « francofolie », Mr. Chenet accepterait une interprétation révisionniste de notre histoire. Pour lui, 1804 représentait une aberration. La dégringolade qui a pris place depuis, le résultat d’une gabegie administrative, d’une incurie économique, supportait sa vision des évènements ; notre strangulation par les puissances étrangères n’était pas un facteur à considérer. Nous aurions mieux fait d’attacher notre sort à l’étoile de l’Hexagone, une telle déclamation résumerait son credo aussi bien sa boussole dans la vie.
Hormis son dédain de l’autre tribu, Mr. Chenet menait une vie exemplaire. Marié avec la seule femme de sa caste qui ne l’avait jamais charmé, sa famille représentait son univers. Un bigot, il suivait les règles de sa religion et n’avait jamais eu de maitresse, ne buvait, ni ne fumait pas. Il prenait un plaisir particulier à gérer l’éducation de ses enfants. L’écoute attentive de la musique classique retenait une forme de divertissement très choyé ; la maitrise d’un instrument pour les membres de la famille était une obligation. Son écosystème culturel comprenait la lecture, la musique, et l’adhérence au strict code de la caste.
Sans surprise, sa résidence constituait une habitation au sens propre et figuré du terme. Elle occupait l’espace d’un pâté de maisons. Dans cette oasis, les seuls membres de l’autre tribu qui la fréquentaient étaient les domestiques. Les membres de sa famille avaient la ferme instruction de ne fraterniser qu’avec les membres de leur caste. Son propre logis, spacieux et une merveille d’architecture du style gingerbread avec deux étages, était au milieu de la propriété. À chaque coin, il avait construit une maison pour ses quatre filles. L’ainée et la puînée l’avaient récompensé en épousant chacune un citoyen français rencontré à Paris pendant les années d’études. Les deux autres avaient suivi son conseil en choisissant un membre de leur tribu. Cependant son fils unique et le benjamin, Jean-Pierre Joachin Emmanuel Paul Saül Gustave, le rebelle de la famille, Paulo pour les intimes, sur qui il comptait pour continuer la lignée mâle, l’avait désobéi. Il traversa la ligne de démarcation en s’alliant avec une femme de l’autre tribu, une descendante d’Anténor Firmin. Paulo eut le toupet et l’effronterie de dire à son père en présence des autres membres de la famille, « En prenant Geneviève comme épouse, je ne fais que rééditer 1804. L’alliance des deux castes a toujours porté bon fruit pour la nation. La division intestinale basée sur le système de caste mérite une fin ». Le défi à son autorité par cette désobéissance, l’audace de ce discours hérétique et de cette transgression lui valurent le bannissement de la famille pur et simple. Il fut désormais persona non grata. Mr. Chenet n’a jamais fait face à la rébellion au sein de sa famille et ne pouvait digérer une telle action.
Le 24 décembre 1960, fiévreux et alité, Papi dit à Aline, l’ainée, « J’aimerais voir Paulo pour la célébration demain. » Ce serait son soixantième anniversaire. Cette requête retentit comme l’annonce du glas, car Paulo était un indésirable dans les enceintes du logis familial. Il n’y avait d’autre interprétation que le pressentiment d’une mort certaine. Il avait vécu son existence depuis les quinze dernières années en ignorant celle de Paulo. Dans l’annonce funéraire de sa femme deux ans plus tôt, les noms de Paulo et de sa famille furent omis. Papi n’avait jamais vu ni connu ses petits-enfants, car aucune de ses filles ne put enfanter. Les mauvaises langues avaient dit que la Providence l’avait frappé d’une malédiction vengeresse. Comme patriarche de la famille, il prenait ses décisions d’une façon autoritaire et irréversible mais tout en exhibant toujours une attitude obséquieuse à l’égard de ses gendres français.
La célébration de Noël pour Papi jouissait toujours d’une importance particulière. Un dévot de la foi catholique, Mr. Chenet participait à toutes les cérémonies religieuses autour de ce jour sacré. Par contre, les festivités de Noël chez les Chenet revêtaient une parure de grande envergure. La Noël offrait l’opportunité d’organiser un concert familial où Mr. Chenet jouait au piano tandis que ses filles chantaient en chœur. Il prisait surtout l’écoute d’Aline dans un récital, car elle avait étudié le piano au conservatoire de musique. Ave Maria de Gounod avait la distinction de sa chanson préférée. Paulo dans le temps jouait soit le piano ou le violon avec dextérité. D’habitude, ce délice musical cédait la place à un somptueux festin, une aventure culinaire extraordinaire en dénouement final. Papi avait la réputation d’une extrême générosité envers sa progéniture. Son avarice envers ses domestiques et les membres de l’autre tribu faisait entorse à cette générosité.
Le choix d’Aline pour accomplir cette mission attestait d’un acte délibéré, bien calibré et non d’une mégarde. En sa capacité d’ainée d’abord et de marraine de Paulo ensuite, elle avait l’autorité morale et le lien sentimental nécessaire pour ramener la brebis au bercail. Mais, cette commande serait délicate à exécuter parce que la famille entière n’aimait pas la femme de Paulo à cause d’un stigmate impardonnable : sa pigmentation. Aline n’était pas sans savoir que Paulo ne viendrait jamais sans sa femme, une beauté créole sans pareille, qui avait ravi son cœur. Aline avait une fois essayé d’inviter Paulo seul à sa propre maison et sa réponse fut vive et indignée, « Je ne sors pas sans ma femme. » Aline, angoissée par l’idée de la disparition imminente de Papi, réfléchissait ardument comment accomplir cette tâche difficile qui par sa délicatesse la mettait dans ses petits souliers. Si Papi passait ses derniers jours, elle devrait tout faire pour exaucer son vœu sous peine de sentiment de culpabilité pour le reste de sa vie. Mais elle savait que Paulo avait hérité de Papi l’entêtement de l’âne et la conviction inébranlable du moine. Alors que faire ?
En face à une cette situation encombrante, Aline décida de se rendre chez son frère pour lui transmettre le message en présence de sa femme, Geneviève.
« Papi m’a prié de t’inviter à la célébration de son anniversaire. Il est gravement malade et je crains que ce soit la dernière fois », Aline annonça d’un air penaud, évidemment mal à l’aise en présence d’une belle-sœur qu’elle a toujours ignorée.
« Tout d’abord, laisse-moi commencer avec un petit rappel des règles de la bienséance. Tu n’as pas salué convenablement ma femme Geneviève et ce n’est pas acceptable dans cette maison. Si tu ne peux pas le faire, prends la porte et ne retournes jamais. »
Faisant bon cœur contre mauvaise fortune, Aline dut saluer Geneviève en utilisant les meilleures manières. Elle vit de près pour la première fois son neveu et sa nièce ; le garçon ressemblait à son grand-père et la fille à sa grand-mère du côté paternel. Soudainement Aline ressentit un étrange mélange d’émotions. D’une part, les traits familiers des enfants jusqu’ici inconnus lui rappelèrent leur consanguinité ; cela offrit un baume salvateur et spontané. D’autre part, ce tableau déclencha une honte aiguë qui suscita une envie de verser des larmes qu’elle eut du mal à retenir. La vue des enfants mit en exergue son échec à enfanter ; cela engendra l’ouverture d’une plaie qui n’avait jamais été cicatrisée. Ce fut une débâcle psychologique.
Paulo, inquiet par l’embarras, la peine de sa sœur, mais piqué dans son orgueil par le rejet de son choix d’épouse, ne put s’empêcher d’hurler, « Pas question de participer à une célébration après toutes ces années de mépris. S’il est en train de mourir, je le visiterai, mais je ne participerai pas à une charade ! » Ces mots forts perdirent leur morsure lorsqu’il vit la scène dont il avait rêvé tant de fois : Aline en joie embrassant son neveu et sa nièce. Les pleurs qu’elle déversa furent une surprise et l’adoucirent.
« Mes petits chouchous, que vous êtes mignons ! » Aline alla droit vers Geneviève dans une étreinte chaude, mais tardive sinon bienvenue, une câlinerie mieux exprimée par action que par le verbe. Aline se tourna vers Paulo, « Pas question que tu te déplaces pour venir nous visiter. La famille entière viendra ici. » De débâcle, Aline eut une épiphanie dans un déclic. En effet, elle quitta la maison de Paulo en promettant de retourner plus tard. Son plan reposait sur le fait qu’elle n’aurait pas de difficulté à convaincre son époux qui influençait tant son père. Son père aurait assez de malaise à refuser à son gendre ; ses sœurs ne s’opposeraient pas à Papi, une fois qu’il prenait une décision car elles vivaient toutes sous sa férule.
Cependant la tâche fut plus facile que prévu. Chacun souhaitait un dégel de la situation, mais l’orgueil s’y mêlait et de surcroit personne n’osait approcher ce sujet de peur de mettre le feu aux poudres. La réaction de Papi fut surprenante. « Je ne pourrai pas quitter ce monde en paix sans une réconciliation avec mon fils. Ta mère me l’avait demandé pendant sa maladie, mais j’étais obstiné et aveuglé par mes préjugés. » La soif pour cette réconciliation s’avérait universelle de part et d’autre. Pour débuter la guérison de la plaie, plusieurs actes prirent place. En premier lieu, les sœurs sont allées en ville faire des emplettes de cadeaux pour leur neveu, nièce, belle-sœur et frère. Ensuite, elles ont toutes payé une visite chez Paulo pour faire connaissance avec Geneviève et les enfants. Les sanglots versés pourraient remplir des verres tant elles pleurèrent toutes les larmes du corps. La veille de Noël prédisposait les cœurs au pardon ; elle insuffla les poumons d’un air pur et dépouilla l’esprit de pensées malignes.
La visite des sœurs, les cadeaux des tantes, les larmes chaudes des belles-sœurs ont eu un effet cumulatif et positif avec une amplification naturelle. Paulo emmena sa famille visiter son père à son chevet. Papi eut la surprise de sa vie, jouissant d’un bonheur connu seulement par les grands-parents. Ce bonheur par ironie jumela la honte d’une existence fondée sur une prémisse bancale de supériorité de caste, une honte qui obligea Papi à ceinturer le réel d’une humilité assez tardive réclamant une contrition en suspens pendant trop longtemps.
Au su et vu de tous, dans une voix tremblante et en direction de Paulo, Geneviève et ses deux enfants, Papi ramassa toute son énergie dans un effort final, « Mille regrets et excuses pour les douleurs que je vous ai tous causées. Cela me plairait de continuer la tradition de la célébration de mon anniversaire avec tous les membres de ma famille, sans exception. » Ensuite se tournant vers Paulo, avec une mine de douleur mentale et de souffrance physique, transpirant avec une fièvre, il s’efforça de prononcer en haletant, « Tu… avais raison. L’alliance des deux camps a… toujours été fructueuse. Je…… regrette cette erreur. » Sur ce, il sombra dans un coma. Le jour précédent, son médecin, un ami de vieille date, avait diagnostiqué une pneumonie aiguë. Mr. Chenet avait décidé de rester sur son lit, advienne que pourra.
Ce jour de Noël, la célébration eut lieu, avec la participation de la famille entière, mais Papi resta en coma dans sa chambre. Ce qui aurait pu être le chant du cygne tourna en chant des sirènes. Paulo laissa l’assistance avec la bouche bée en interprétant une version de Choucoune au violon et Geneviève comme chanteuse et pianiste, créant une atmosphère lénitive, donnant à chaque personne une chair de poule. Pour clôturer la soirée, le trio de Paulo au violon, Aline au piano, Geneviève cantatrice, fit une prestation de Ave Maria de Gounod. Et comme témoignage de justice poétique, Papi rendit l’âme après cette interprétation majestueuse.
Reynald Altéma, MD