UNE NUIT DANS LA NOIRCEUR.
TANTE TELLE ET CES DAMES SARAS QUI FONT BOUGER LA VIE.
Je suis retourné à la ville de mon enfance pour les vacances de décembre et de fin d’année. Je suis tombé comme par hasard , sur une photo de Tante telle , Estelle de son vrai nom, la seconde femme de la maison familiale, la sœur ainée de ma feue mère, et qui a vécu toute sa vie à ses cotes. .j’ai regardé tout autour dans cette vielle maison, aujourd’hui rénovée, mais qui charrie encore des souvenirs précieux du temps de mon enfance. J’’ai surtout pensé à cette dette morale envers Tante telle qui a géré cette maison d’une main ferme et tendre, nous a formés et éduqués et a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Les dettes morales sont bien plus lourdes à payer que les dettes monétaires, car elles ne sont pas quantifiables et on ne finit jamais de les payer entièrement. Tante Telle était commerçante, d’un genre un peu plus sophistiqué que le commerce des Dames Sara .Mais elle partait très tôt, souvent en compagnie d’elles, vers le village voisin, plus d’une fois la semaine, étaler son commerce, et acheter à meilleurs prix ces produits que l’agriculture artisanale pouvait encore offrir.
Le commerce, c’était surtout des draps, des taies d’oreiller, des tapis en plastiques, des jupes et des corsages , des chemises à homme, des chaussettes et tout ce qu’on pouvait encore produire dans l’atelier familial, en attendant les jours de marché locaux pour les vendre aux passants. Les paysans préféraient encore les habits localement cousus aux vêtements d’occasion communément appelés’’ PèPè’ ’qui nous viennent directement de la terre étoilée et qui atrophient la production locale. .
En passant mes mains sur sa photo,J’ai soudainement pensé à une calamité, une nuit noire qu’elle a dû braver, un soir au retour du marché , en route vers la maison….Et je me suis mis à décrire ce que j’ai vécu cette nuit –là, un jeudi noir de juillet…
Il se faisait déjà nuit; et l’on attendait depuis des heures l’arrivée de Tante Telle. Elle était partie tôt ce matin-là, vers le marché local avoisinant, comme de coutume, tous les jeudis, pour vendre les morceaux de pacotille que sa sœur, ma mère, passait toute la semaine à confectionner sur sa machine à coudre. En général, Les marchandes partaient en groupes de six à dix, et se levaient tôt le matin pour partir à dos de bêtes, parcourant des dizaines de kilomètres, jusqu’au village le plus proche où le marché allait avoir lieu..
..On se rassemblait en un point précis et une fois retentie la cloche du matin, on était prêt à partir, à s’engager sur la route souvent tortueuse qui emmenait au marché. C’est ici la vie des ‘’Dames Saras ‘’comme on les appelle chez nous, qui font le va et vient entre les diverses contrées du pays, échangeant des produits de toutes sortes, assurant ainsi une vie décente à leur famille.
La cloche de l’’eglise commence à retentir généralement vers quatre du matin. Elle sonnait pourtant quelque fois un peu trop tôt, ce qui exposait les marchandes aux criminels de tous bords ,aux gangsters, et autres sociétés bizango qui sillonnent la route à la recherche de proie facile, et qui pourraient n’avoir pas fini encore de pavaner toute la nuit.
Tante Telle était parmi les personnages les plus respectés du groupe à cause de son âge avancé, et les plus jeunes s’assuraient toujours qu’elle fût au beau milieu, sur sa mule, pour être protégée par elles toutes du contingent.
En temps pluvieux, par ces nuits noires où l’orage est vainqueur, et où il pleut sans arrêt, on devait retenir son souffle jusqu’à’ ce que tout le monde soit rentré à la maison. Les rares éclairs qui sillonnaient le ciel noir, étaient les seules étincelles de lumière qui permettaient d’avancer sur la route.
Vous pourriez même rentrer en collusion avec la personne qui marchait en sens contraire, vers vous, sans que vous ne vous en aperceviez.
Parce qu’il était près de 10heures du soir, on avait la suspicion que quelque part, quelque chose avait du lui arriver en cours de route. Car, sept heures du soir était toujours la limite tardive pour les marchandes de rentrer à la maison et de boucler la journée.
La dernière fois, alors que la rivière Rio frio était en crue, et qu’elle tenta de traverser vers l’autre bord, elle faillit y quitter sa vie, n’était-ce un transbordeur habile qui prit la corde de l’animal et l’aida à s’en sortir. Nos routes n’ont jamais été construites ni maintenues.. Les révolutions, les changements rapides de gouvernement ,aussi bien les dictatures de longue durée , n’ont jamais permis d’exécuter les grands projets de développement, soit par manque de temps ,soit par paresse et par complaisance d’un pouvoir absolu qui corrompt toujours absolument.
Ce soir-là, si le retard venait de l’autre coté de la ville, sur la route allant vers Thom onde et Marmont, on aurait moins de peur puisqu’on sait qu’il y a des rivières en crue qui, avec les fortes averses, gardent les passants bloqués pendant des heures, sur les deux rives des ravins et rivières en crue. Là, lorsque cela arrive, pendant que les cours d’eau devaient baisser en intensité et reprendre leur lit ordinaire, les gens tout mouillés sous la pluie, se partagent ,à la lueur d’une chandelle ou d’une lampe à kérosène ,les quelques rares nourritures qui restèrent de leur sac en paille, attendant que la rivière redevienne passable .
Parfois certains passeurs, agissant en avant- coureurs , vont tester la force du courant d’eau et aider les gens à traverser vers l’autre bord pour quelques centimes ou un morceau de cassave et de ra padou..
…Tout est commercialisé et politisé chez nous : la misère, les détritus, le manque de ressources etc. …il y a toujours lieu pour quelqu’un de faire son beure, et de s’enrichir de la douleur ou du malheur d’autrui. Par ces temps pluvieux, il peut être doublement noir pour ces centaines de marchandes quand elles n’ont rien vendu de toute la journée et qu’elles doivent rentrer bredouilles à la maison.
C’était un marché très imprédictible, puisqu’il devait dépendre des denrées que les paysans apportent au marché. Denrées de plus en plus rares puisqu’ en saison pluvieuse, temps de labeur et de défrichement du sol, les paysans sont plus préoccupés à travailler la terre qu’à venir dépenser leur maigre réserve..Faut –il aussi rappeler que la pluie est le seul moyen d’arrosage pour ces terres qui ne reçoivent ni engrais ni fertilisants pour engraisser le sol et augmenter sa productivité. ?
En mode ‘’ si bon die vlé’’, nous sommes un pays essentiellement agricole, mais nous achetons jusqu’à nos citrons de nos voisins de l’est ,et les dollars de la diaspora retraversent la frontière aussitôt qu’ils n’y arrivent… En décembre, c’était différent, ma tante ramenait souvent un gros sac de billets de gourdes sales, que nous prenions plaisir à aider nos parents à compter. L’argent, surtout les billets sont très malmenés par les commerçants et il fallait souvent du temps pour étriquer et séparer les billets les uns des autres.
….Dans le passé, quand Tante telle avait des difficultés sur la route, papa en bon chef de maison, s’armait de sa machette, prenait la route en sens inverse et partit à sa rencontre.
Dans toute la ville il n’y avait pas plus de vingt camions et voitures, et l’on était à l’antipode de la civilisation moderne telle qu’on la connait aujourd’hui. il n’y avait pas de téléphone cellulaire comme on en voit ces jours-ci. Et, J’ai du mal à marcher dans les rues tellement les camions et les motocyclettes sont nombreux. Mais le nombre de cas d’accidents de véhicule à moteur( MVA) a aussi augmenté de manière exponentielle sans une mise en place de structure adéquate pour traiter les nouveaux cas. C’est toujours l’Etat pompier qui se pratique chez nous. On éteint le feu du mieux que l’on peut sans vraiment en prévenir la cause. Ce qui faisait surtout peur, en plus de la noirceur, c’était l’état boueux et glissant de la route qui rendait la marche impraticable à tout moment. Depuis plusieurs décennies, ma tante faisait le même trajet pour supporter la famille et aidait maman et papa à élever leurs enfants. Cette fois –la encore, papa n’avait pas d’autres choix que de sortir chercher Tante Telle dans la nuit..La mule dont elle montait dessus était trop fatiguée et refusait de marcher .Quant elle sentait que la nuit était avancée, elle décida de prendre abri chez Attila, un hougan de la zone qui connaissait bien mon père. Mais Attila n’était pas encore rentré cette nuit-la, et travaillait tard dans ses champs. Tante telle a du attendre qu’il revint de ses champs pour qu’il la conduise à la maison. Attila a du laisser la mule se reposer chez lui et prendre un de ses animaux à lui pour monter tante telle dessus et la ramener à la maison..Nous sommes un peuple très solidaire entre nous .Quelqu’un tombe –t-il évanoui sur la route on trouvera 10 passants pour jeter de l’eau fraiche sur sa tête et chercher à le réanimer..Papa avait à peine quitté la maison qu’il croisa Attila sur le terrain d’aviation et reprit d’elle notre chère tante pour l’amener à la maison. Attila était un garçon cançon qui n’avait jamais peur de la nuit. Comme notre Attila dans la littérature au Moyen Age ,‘’Là où il passait les herbes ne repoussaient pas sous les pieds de son cheval ‘’.… Quand elle arriva à la maison cette nuit –la, il était prés de 11 heures du soir, l’on se sentait tous soulagé de revoir notre chère tante rentrer à la maison saine et sauve ,en chair et en os…Mais elle était abattue, épuisée plus que d’habitude ,et devait prendre un bon thé chaud de citronnelle bien siroté pour se réchauffer le sang ,avant de boire sa soupe au giraumon qu’elle aimait bien déguster au retour de ces journées accablantes.. On réalisera qu’il y avait bien plus de peur que de mal. Et ma mère qui priait depuis des heures a du se relever de ses genoux pour allumer le réchaud et lui refaire son lit. Elle poursuivra avec cette histoire , demain au petit matin, lorsque tous, nous serons réunis dans la cuisine pour le café chaud du matin. La contribution de tan telle est inestimable, Elle ne s’était jamais mariée et préféra dédier sa vie à élever les enfants de ma mère .Elle nous faisait réciter nos leçons les soirs après les journées de dur labeur. Je me demandais parfois si elle comprenait elle –même ce qu’elle nous faisait réciter. Mais sa seule présence suffisait à nous faire prendre le droit chemin.. Elle reste chère à nos cœurs et nous parlons encore d’elle avec respect et admiration malgré le laps de temps qui s’est écoulé depuis qu’elle est partie de ce monde. Les années se sont écoulées, le commerce a disparu .Ma mère et ma tante ne sont plus..Ces dames Sara piliers de l’économie nationale sont de plus en plus rares et en voie de disparition. Mais la vielle machine subsiste intacte dans le couloir de la maison en souvenir des services qu’elle a rendus à la famille. Nous parlons d’un musée familial où seront entreposées cette machine à coudre et tant d’autres pièces tels un buffet et un garde -manger qui sont presque centenaires. . Revenir sous le toit familial m’a toujours donné l’occasion d’apprécier combien la vie a été clémente envers moi et combien je suis redevable pour tant de faveurs dont j’ai été l’objet de toute part. c’est aussi l’occasion de revivre son passé pour chercher à mieux gérer son avenir. Je retournerai m’y ressourcer à chaque fois que le besoin s’en fera sentir.
Rony Jean-Mary, M.D.
Coral Springs,FL.
le 24 Janvier 2021