LE CÉLIBATAIRE.
Josué, approchait la trentaine. Costaud, de taille moyenne, joufflu, avec des grands yeux, des sourcils épais, un nez camus et le front ample. Le visage formant un tout harmonieux et attrayant. Cependant sa vie exposait un contraste. Courtois, généreux, mais extrêmement timide surtout avec les femmes. Agronome, et vivant dans un milieu rural, il partageait toujours ses denrées avec ses voisins. Il était toujours célibataire, dans le sens d’un homme qui n’avait pas une amante. Ou plus précisément qu’on n’avait jamais vu en compagnie d’une petite amie. Une situation assez bizarre parce qu’il avait bien des opportunités. D’abord Céline la maîtresse d’école lui avait donné un parfum une fois pour son anniversaire. Sa réponse à ce geste affectueux fut très étrange, « Je le regrette, mais je souffre d’allergie aux produits chimiques et je ne peux pas l’accepter. » Cet acte, brutal comme une gifle, incandescent tel un brasier, un faux pas social de l’envergure d’un délit moral, laissa un goût amer dans la bouche de plusieurs personnes, surtout des jeunes demoiselles.
Malgré cette entorse à la bienséance, son statut social, sa générosité et son physique le plaçaient comme un pouchon, un poulain disponible, un aimant pour le genre féminin. Ensuite il y avait Hélène, la nouvelle infirmière au centre de santé qui ne cachait jamais ses sentiments à son égard. Elle était de petite taille, une peau de couleur de cachiman, un corps bien galbé, mais un peu rondelette, une poitrine généreuse, des cheveux crépus mais drus, une fossette au menton et surtout un très joli sourire. Ses lèvres charnues pigmentées, les joues pleines, le nez court, les yeux brillants et des sourcils bien dessinés. Ses doigts révélaient des ongles méticuleusement soignés. « Je serais ravie de cuisiner pour toi, tu es si gentil, » disait-elle parfois lorsqu’il lui donnait des agrumes frais parce qu’elle habitait tout près de sa résidence. « Un de ses jours, je te promets, » répondait-il. Une promesse jamais tenue. Il trouvait toujours une excuse pour esquiver un rendez-vous d’amour.
Ce comportement insolite dans une société réputée pour son machisme ne passait pas inaperçu et était le sujet de toutes les suppositions et provoquait bien des conversations. Son orientation sexuelle était la première question sur la langue de chacun. On faisait attention à ses moindres gestes. On passait sous la loupe son choix d’habits, sa démarche, tout pour essayer de trouver un indice comme évidence d’une tendance féminine. Par exemple une chemise rose, ou bariolée, des pantalons moulants (ou à peine) seraient vus avec un regard accusateur. Les femmes remarquaient qu’il n’émettait pas de compliments à leur égard quel qu’élégante que fût leur parure.
Pourtant Josué aimait bien les femmes, mais avait une préférence pour les servantes. Cette préférence sensuelle poussée à l’extrême virait au fétichisme. Pour une raison connue de lui seul, il se sentait plus confortable face à une femme qu’il pouvait dominer et avec laquelle il n’était pas nécessaire d’entretenir une relation sentimentale. Il avait peur d’une liaison amoureuse, cela l’effrayait et il ne pouvait confier ce drame à quiconque. Il faisait partie de la confrérie de bonifas, mais in extremis, car bon nombre de gars qui s’adonnent à cette pratique dans la société mènent d’apparence une vie de famille normale. Seulement les femmes de ce statut pouvaient susciter une excitation corporelle chez lui. Cette tendance secrète qu’il voulait cacher à tout prix ne pouvait être assouvie que par différents subterfuges.
Pieux, il allait chaque jour à l’église tôt le matin pour la messe de cinq heures. Il avait toujours une bible en mains. Il participait à la chorale. Ainsi il avait libre accès au presbytère. Ces derniers temps, il y allait assez souvent le soir après la répétition de la chorale. Esther, une institutrice, membre de ce corps musical, nourrissait des sentiments envers Josué. Elle ne pouvait comprendre pourquoi tout d’un coup, il refusait chaque fois de partir avec le groupe ou de l’accompagner chez elle après la répétition.
La raison était simple. Il visitait Anne, une jeune servante. Esther un soir décida de le guetter, car la rumeur qu’il entretenait une relation illicite avec un homme grandissait. Elle fut déçue en le voyant passer le seuil de la chambre de la servante. Un cratère profond se creusa dans son cœur, rempli de dégoût, d’amertume et de dépit doré de revanche délicieuse.
Esther ne tarda pas à faire circuler la nouvelle de l’amourette de Josué. La clameur publique ne prit pas de retard à raconter des histoires sur Josanne, la contraction des deux prénoms. C’était une façon de lancer des messages codés. Les blagues ou calembours sur son compte augmentaient au jour le jour. « Pourquoi l’homme tourne-t-il le dos à la dame ? Parce qu’il ne peut s’adresser au genre féminin que tard après le coucher de soleil ! » « Quelle est la différence entre un gentilhomme et un bonifas ? Un gentilhomme apprécie une dame tandis qu’un bonifas ne peut pas la reconnaitre, voir l’apprécier !» « Pourquoi l’homme préfère-t-il la servante à la dame ? Parce qu’il a le sang sale ! » Il n’avait qu’une vague notion des blagues qu’on faisait à son sujet. Il avait bien détecté un changement d’attitude des femmes à son égard récemment, excepté Hélène, mais cela ne suscita guère d’alarme chez lui.
Cette liaison entre un homme et une servante est aussi vieille que la civilisation. Le préjugé social de chaque génération punit et la femme et les enfants nés d’une telle liaison. Josué ne faisait pas exception à cette règle. Anne satisfaisait un besoin érotique. Par contre, il avait diminué la fréquence de ses visites chez Anne lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle ne voyait pas ses règles menstruelles qui d’habitude venaient avec la précision de l’horloge.
Un jour, Josué s’en alla à la clinique médicale pour un pansement d’une blessure au bras qu’il avait reçue dans un champ. Anne était aussi présente. Elle était venue pour un test de grossesse. Comme d’habitude, Josué prétendait ne pas la voir. La vue d’Anne et de Josué sous le même toit en grand jour avait activé le papotage parmi les employés et la nouvelle se propagea comme de la poussière dans le vent. Des curieux venaient en anticipation d’un spectacle potentiel.
Hélène était de garde ce jour-là et à cause de ses sympathies pour Josué, en dépit des rumeurs, elle fit le pansement. Une autre infirmière prenait soin d’Anne. « Le test est positif. Vous êtes enceinte, » annonça-t-elle d’une voix perçante pour informer les personnes présentes et avec un esprit espiègle demanda : « Qui est le père ? » Le silence le plus long, le plus embarrassant, suivit comme réponse à cette question. Il fut brisé par les larmes et le cri que seule une femme désespérée, humiliée peut produire. Les curieux qui étaient venus pour assister à un vacarme, assistèrent plutôt à un exemple de l’asymétrie sociale entre les genres et le déboire d’une femme pauvre. Hélène regarda Josué et dit, « Tu ferais mieux de mettre de l’ordre dans tes affaires, » en finissant le pansement. Son visage était rongé ; elle s’efforçait de retenir les sanglots qui pouvaient lui venir facilement.
Anne, seule, prit le chemin du retour au presbytère sachant bien que « Le plaisir est pour nous deux et le calvaire est à moi seule. » Il était certain qu’elle ne pourrait pas compter sur Josué et que pour sûr elle serait mise en disponibilité par le prêtre et qu’elle devrait retourner chez ses parents bredouille et plus miséreuse. « Une vie de mal en pis, la feuille de route des démunis, » pensa-t-elle.
C’était sans compter sur l’esprit d’équanimité du curé. Il reçut la nouvelle de la grossesse tranquillement et avec sympathie. Anne, au milieu d’une débâcle, se confia et dévoila toute l’histoire. Le curé prit à partie Josué sans le nommer, le dimanche suivant, pendant son prêche. « Un père qui ne prend pas soin de son enfant commet le plus grave péché possible. Un homme tournant le dos à la femme qu’il a fécondée ne peut se considérer comme chrétien et recevoir la communion. Un homme qui apporte un être humain dans ce monde et ne l’aide pas à son épanouissement perpétue le cycle de pauvreté. »
Josué resta cloué sur le banc, en porte-à-faux, en proie à sa propre débâcle. Il sentait les yeux des fidèles fixés sur lui. Dans un tournant existentiel, devenu un paria, subissant l’opprobre universel, Josué n’avait aucun ami à qui se confier, aucune poitrine contre laquelle il pouvait reposer la tête. Un enfant, le sien, une femme enceinte, une vie secrète maintenant dévoilée au grand public. La tête baissée, le corps figé, il entendit une voix familière, longtemps ignorée, celle d’Hélène, qui posa sa main sur son épaule, « Mon cher Josué, tu dois faire face à tes démons, » un conseil simple, sage, émis avec un ton souple et doux, mais bas comme un murmure. Surpris et réveillé de son cauchemar, pour la première fois, il réalisa qu’Hélène offrait toujours son amitié spontanément sans demander rien en retour.
Les démons de Josué n’étaient pas si nombreux. Il savait que la solution devrait passer par le curé. « Je n’ai pas d’autre choix, » répondit-il en se levant. La plupart des fidèles avait laissé l’église. Il ne restait que celles qui faisaient leurs neuvaines ou leurs offrandes. D’un pas haletant, Josué se rendit au presbytère où le curé l’attendait. Il fit sa confession et accepta de payer les frais de la grossesse et de prendre soin du bébé, une fois venu au monde. Cette concession, aussi difficile que cela paraisse, fut la partie la plus facile.
Le démon à mater était son rapport avec le genre féminin. La complexité du problème demanderait une intervention psychiatrique, cependant Josué n’avait pas un tel expert à portée de la main et probablement ne l’utiliserait pas s’il était disponible. Il ressentit un besoin de parler, de se débarrasser du squelette dans le placard. Ce défoulement se passa avec l’aide d’Hélène qui par tempérament et par disposition sentimentale était la personne idéale pour ce casse-tête. Josué dévoila le secret de sa vie : son impotence avec les femmes de son rang. Il fut introduit au monde érotique par une femme plus âgée que lui qui se moquait de la petitesse de son phallus et il avait développé un complexe d’infériorité. Un aveu très délicat même lorsque révélé à un confrère et pire en présence d’une interlocutrice, ou bien salvateur dépendant de la situation.
Hélène qui avait le nez fin, avait toujours soupçonné que Josué avait subi un traumatisme psychique pour expliquer son comportement anormal. Elle reçut la nouvelle avec sérénité. Elle savait que Josué avait une âme sensible, même si imparfaite. Étant vierge elle-même, elle n’avait pas l’expertise pour se prononcer sur ce sujet. En réalité, les sentiments qu’elle portait envers Josué lui permettaient de considérer le soi-disant problème anatomique comme une bagatelle, une peccadille qui ne devrait pas entraver l’éclosion d’une liaison sincère. Elle eut recours à différents chapeaux pour naviguer ce terrain miné. Elle jouait le rôle de thérapeute, de courtisane, d’amie simultanément avec une aisance qui l’étonna et rassura Josué.
« J’espère que tu ne penses pas que je suis une mauvaise personne, » Josué observa avec la tête basse, un peu crispé, tapant le pied incessamment.
« Pas du tout. Celle qui t’a blessé ne t’aimait pas. Je ferai tout pour t’aider, » elle répondit en souriant, se rapprochant plus près de lui, prenant sa main gentiment et la mettant contre sa joue.
Josué se sentit enivré par la chaleur de son haleine, la fragrance subtile dégageant de ses pores, la sensualité de ses lèvres charnues, la souplesse de sa peau, la tendresse de ses yeux, l’atmosphère plaisante de sa présence et le frisson qui parcourut con corps de haut en bas lorsqu’elle effleura d’abord ses lèvres et planta un baiser passionné. Ce fut sa renaissance, sa sortie du purgatoire où il vivait sans le réaliser.
La liaison entre Josué et Hélène, thérapeutique pour les deux, restait problématique pour les rivales, Esther en premier. Malgré ses efforts, la morsure des blagues aux dépens de Josué avait perdu leur effet et leur raison d’être. Le comportement de Josué, tombé victime d’une humiliation à un moment fragile de sa vie, antisocial certes, ne l’empêchait pas d’avoir d’autres qualités. Une blessure engendrée par une parole, perdure, ralentit l’épanouissement affectif, tandis que celle portée par un poignard, lancinante à court terme, éventuellement se cicatrise.
La conscience de Josué le tourmenta tout de même en pensant qu’il avait exploité une jeune femme pour ses besoins égoïstes. Dans ce sens, il était aux antipodes avec la tendance ambiante, car les hommes d’habitude ne s’en foutaient pas mal des conséquences de leurs actions. Il en discuta avec Hélène, devenue conseillère, amante, thérapeute et surtout amie. Ils décidèrent ensemble que l’enfant devrait porter son nom et qu’il devrait l’éduquer. « Et une personne qui prétend t’aimer devra l’accepter, car il est une partie de ta vie, » elle dit avec conviction. Sous-entendue et appréciée, son intention tacite d’embrasser cet enfant à part entière, une attitude contraire à celle des femmes, jalouses, qui traitent un enfant d’une autre liaison comme un orphelin de mère et comme un intrus.
Josué trouva en Hélène la compagne idéale, un baume pour l’âme, le cœur, l’antidote pour son complexe et la guérison pour son mal. De fil en aiguille, la liaison grandit, devint mûre, se transforma en une union matrimoniale incluant sa fille avec Anne. À leur grand étonnement, il n’était point un nain sexuel, mais bien doté et assez fécond.
Reynald Altéma.