Mythes, rites et croyances,
un diaspora en Haïti
Durant les cérémonies des obsèques de mon beau-frère Gérard Gourgue à l’église Christ-Roi à Port-au-Prince, régnait une ambiance mystique, symbolique et indéchiffrable, amplifiée par les accoutrements liturgiques d’un évêque avec son bâton pastoral, de prêtres et de diacres concélébrants, tous parés de leurs aubes, étoles, chasubles, capes, dalmatiques et chapes. Ils entonnaient des chants grégoriens en français et en latin in commémoration omnium fidelium defunctorum. Quoiqu’en étant un ancien élève du Petit Séminaire Collège Saint Martial de Port-au-Prince, je me sentais catapulter au XVIIIe siècle français.
Durant mon retour chez moi, après les funérailles, le chauffeur écoutait attentivement à la radio un locuteur nommé Dauphin qui produisait indubitablement chez lui des émotions très puissantes. Dauphin saluait les « divinités – Immaculée des Douleurs, Sainte Anne Charitable, …, Saint Jean Paul II « pour Jean Monard et pour moi, » …, et toute une litanie de saints, incluant Saint Jacques Le Majeur et Ogou Ferraille, l’Homme à cheval blanc, en pleine bataille… Mentalement, j’ai fait le rapprochement du symbolisme et du syncrétisme religieux dans lesquels le culte des loas de la religion vodou des esclaves noirs importés d’Afrique s’entrelace avec celui des saints de la religion catholique. J’ai demandé à mon chauffeur la signification de ce salut à ces divinités. Il répondit avec un sourire énigmatique, « ce sacré Dauphin ! Il salut chaque jour les divinités ». Mais ses explications furent coupées court à cause des pneus enflammés posés par des manifestants en colère à l’intersection des avenues Jean-Paul II et Lamartinière.
Les rituels en Haïti ont droit de cité. Un rituel est un ensemble de symboles, gestes, paroles, prières et d’habitudes, codifiés fondés sur des croyances, fixés par les traditions et sans relation pratique avec les résultats souhaités. Par exemple, les rituels – des rentrées scolaires – d’une poignée de main en rencontrant quelqu’un – de verser quelques gouttes d’eau sur les mains d’un prête pour les purifier symboliquement, mais pratiquement pas pour se débarrasser des microbes. Comme le rituel est irrationnel et dépourvu d’utilitarisme, certains l’associent aux superstitions des peuples premiers.
Ayant vécu pendant près de cinquante ans aux Etats Unis où les rituels sont très distincts, je me suis senti complètement dépaysé avec certains pratiqués en Haïti. Aux Etats unis, les rituels ont été atténués par la réforme protestante du XVIe siècle marquée par la volonté d’un retour aux sources du christianisme, du principe de Sola scriptura, par une lutte tenace contre les icônes et le cérémonialisme et par l’emphase sur le rationalisme, les connaissances scientifiques du siècle des Lumières du XVIIIe siècle contre les croyances et les superstitions prescrites par le clergé.
Aujourd’hui, les rituels fleurissent aux Etats Unis bien que la majorité des Américains ne vont plus à l’église ou ne pratiquent plus les anciens rituels et croyances ancestraux, comme fumer par les indigènes le calumet de paix pour sceller un traité de paix Ils ont été remplacés par de nouveaux, tels que surfer sur Facebook ou les réseaux sociaux, faire du shopping, fêter le « Thanksgiving », regarder le « Superbowl ». Ces nouveaux rituels, souvent de nature molle, individuelle et utilitaire poussent parfois leurs adeptes vers des formes vides d’aliénation et dénuées de sens.
Deux jours plus tard, au cœur de la Caraïbe, je me trouvais, dans un typique village haïtiano-africain à Brodequin, un bourg de la troisième section communale d’Aquin. J’étais invité à un « dènye jou » [dernier jour], le neuvième jour pour marquer le début officiel de la période de deuil. Le dernier jour est aussi dénommé, « dènye priyè » [dernière prière] pour assurer le passage de l’âme du défunt vers l’au-delà.
Ce soir-là, dans la cour, sous une tonnelle recouverte de branches vertes de cocotier, les invités priaient, chantaient, dansaient, jouaient aux cartes et aux dominos tandis qu’un « père savane » psalmodiait un « libera » et quelques versets énigmatiques dans un créole francisé ou un français créolisé. Impossible pour moi de faire la différence ! Sur une table recouverte d’une nappe blanche où le reflet d’un feu-follet scintillant et tamisé de trois lampes à huile de palma-christi jouait au cache-cache avec les offrandes posées sur la nappe immaculée – une grande croix en bois, des fleurs d’hibiscus, une calebasse remplie d’eau bénite et une « assiette faïence » assortie de lambi boucané et de riz djon djon, le mets préféré du défunt. Il m’était difficile d’expliquer pourquoi mes amis ont décidé de dépenser leurs maigres ressources ou peut-être même se ruiner pour cette extravagante célébration funéraire.
De retour quelques jours plus tard à Port-au-Prince, Je me baladais près de l’église du Sacré Cœur de Turgeau. Effondrée pendant le tremblement de terre du 12 janvier 2010, elle était en pleine reconstruction. Comme j’ai été baptisé dans cette église, des liens affectifs m’ont poussé d’y jeter un coup d’œil. A l’intérieur de l’enceinte, à une trentaine de mètres du site de la construction, était érigée une large tente où l’on célébrait une messe « en plein air ». Au milieu de la tente, une jeune dame, debout, les deux bras levés au ciel avec un passeport dans la main droite et une bougie allumée dans la main gauche, priait avec une intensité démesurée et implorait la faveur divine pour l’obtention d’un visa américain.
Ces évènements, ces rencontres ne constituent pas seulement un interactionnisme habituel dans lequel deux personnes s’engagent dans une relation sociale dans leur univers respectif mais dans une relation où un des acteurs de la situation se place comme observateur pour constater des faits et tenter d’en comprendre les mécanismes, les ressorts. C’est ce rôle d’observateur que je veux partager avec vous. Transmettre ces faits qui sont banals de l’univers quotidien des haïtiens, c’est vouloir interroger la réalité ou plus exactement l’interprétation d’une réalité pour laquelle une grande majorité des haïtiens font référence à ces mythes, rites et croyances divers.
Les rites et croyances divers constituent un substrat fondamental des formes de socialisation. Les mythes assurent, dans des formes souvent extraordinaires, cette transcription dans des récits écrits. Les rites et croyances assurent également entre les acteurs concernés des liens et des cohérences, sources de pérennité de ces formes sociales. Au fil de l’histoire, le processus de sécularisation a conduit les peuples et les sociétés dans des évolutions radicales : celles qui maintiennent les peuples dans un cadre mystique et religieux et celle qui ont engagé un processus de laïcisation dominant de la société.
Ce volet laïcisé est apparu, il y a fort longtemps à la fin du « Quattrocento », moment de la Renaissance Italienne avec l’apport de Pic de la Mirandole dans son discours sur la « Dignité humaine » comme moment fondateur de l’humanisme moderne. Pic de la Mirandole place l’Homme en dehors de la représentation de la cosmologie ancienne qui était construite autour de mythes de croyances et de rites plaçant l’homme au-dessous des dieux. Pic de la Mirandole provoque une rupture que l’on peut qualifier d’existentiel avec cette cosmologie ancienne.
Ce positionnement « Hors du monde » ancien est le marqueur de la rupture entre l’ancien monde et le monde moderne qui va accoucher notamment du « Siècle des Lumières », de la construction des sociétés modernes qui vont « désenchanter » le monde par le retrait des croyances religieuses et des croyances magiques.
Le livre de Max Weber parue en deux parties, 1904-1905, « L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme », œuvre majeure de la sociologie moderne analyse ces faits qu’il date d’un début de processus dès la fin du18ième siècle.
La notion de sécularisation est fondée sur les concepts wébériens de rationalité instrumentale et en valeur et de désenchantement. Elle est définie comme : « l’autonomisation progressive de secteurs sociaux qui échappent à la domination des significations et des institutions religieuses ». Ces secteurs sociaux peuvent être l’éducation, la santé, la culture, le commerce et les échanges à l’inverse du « Dieu Voulant ».
Haïti est donc confrontée à cette friction entre un monde moderne qui a entrepris en quelque sorte cette sécularisation et un monde ancien, celui de la domination des significations et des rites divers dans des constructions de pratiques religieuses syncrétistes mêlant par exemple vodou et catholicisme.
Pourquoi cette friction illustre-t-elle les rituels préalablement reportés pour les « obsèques », les croyances pour « Dauphin » et magiques pour cette « femme à la bougie » ? Ces trois situations sont l’illustration de l’intrication de ces pratiques révélatrices d’un monde ancien qui continue de structurer la forme sociale d’Haïti. Ce monde ancien n’est-il pas la reproduction d’une forme de la cosmologie ancienne de la représentation du monde ?
L’haïtien a-t-il franchi la barrière pour accéder à un autre système de valeurs et de références ? Est-il dans l’impossibilité de dépasser sa condition ancienne de « dominé » ? Ce statut de dominé, dont on connait l’origine, est réactivé en permanence. Il organise une société à dominante mystique où l’absence de rationalité est prépondérante. Ceci génère des césures sociales et fossilise en quelque sorte la société haïtienne.
Directement, les rites et croyances perdurent car aucun « Hussard Noir de la République », surnom donné aux instituteurs publics sous la troisième République Française, n’est là pour franchir le « Rubicon » et permettre aux haïtiens d’entrer dans l’ère moderne.
Le recours à un système moderne d’éducation et d’enseignement dont l’Etat a la responsabilité, est tout à la fois de procurer des connaissances et un savoir éducatif mais surtout de faire des enfants, des citoyens autonomes et responsables et en capacité de maitriser et d’agir sur leur destin.
Haïti, une société moderne en apparence, une société des rites et croyances en réalité. Un sursaut éducatif de grande ampleur est aujourd’hui indispensable et permettra de réaliser le bond en avant plus communément dénommé leapfrog (saut de grenouille) attendu par chacun.
Aldy CASTOR, M.D., aldyc@att.net
Président: Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Directeur: Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.
Membre, United Front Haitian Diaspora
Philippe FRANÇOIS, philippefrancois.fr@gmail.com
Ancien administrateur territorial en France
Consultant auprès du bureau du président de la HRDF,
Diplômé en sociologie de l’Université Paris IX Dauphine, Dynamique des Organisations et Transformations Sociales
Diplômé en gestion et administration des collectivités locales de l’Université Paris XII Val-de-Marne
Avril 2021