LE LIMIER AU TEXAS
Henri Daniel, ou HD, fin limier œuvrant au sein C&C et Associés, une firme de lobbying à Washington, D.C., aurait volontiers décrit sa profession comme étant l’art de Convaincre & sans Contraindre aussi bien que Courtoisie & Compétence ou même Connaitre & Comprendre. Les mauvaises langues seraient prêtes à dire que le sigle C&C cache plutôt le credo de Confondre & Coincer, Combine & Crasse, et surtout Club des Coquins. Cependant toutes les langues s’accorderont sur Charmeur & jamais Chaste en ce qui concernait l’homme lui-même.
HD, héros ou vilain, dépendamment du point de vue de chacun, fréquentait le chemin des sages et des cinglés, des puritains et des libertins, des intellectuels et des arriérés, ceci pour améliorer son entendement de la nature humaine. Il devait prendre le pouls des différentes tendances de la société, les croyances religieuses, politiques, les mœurs, la mode, etc., pour faciliter sa tâche. Il ne pouvait se permettre le luxe d’être pris au dépourvu.
Son dernier boulot, venu d’une maison d’édition, serait l’adoption d’un manuel scolaire d’histoire avec un chapitre traitant du sujet Juneteenth par le conseil d’éducation d’une bourgade texane. Ce sujet mettait en relief la difficulté d’instaurer l’alternance en présence de l’altérité, ou en langage courant, du respect des droits d’un groupe minoritaire. Les manuels scolaires de tous les temps ne donnaient qu’une version biaisée des évènements en prenant tous les soins du monde pour éviter de crever le ballon de la sensibilité raciale de la grande majorité blanche de la population.
Il était convenu qu’on ne relatait que les actes d’héroïsme des aïeux, par exemple la bataille pour la défense du Fort Alamo. Les Noirs eux, n’étaient que des invisibles de menue importance et ne méritaient pas une place dans le récit historique. Vouloir changer ce statu quo équivaudrait à une hérésie inacceptable, une violation impardonnable des règles, un accroc à l’hégémonie et l’introduction de la notion abominable de l’égalité même dans la séparation.
La réaction d’un secteur de la population locale à l’unisson dans un réflexe viscéral qui ressemblait à la furie d’une tornade, l’intensité d’un feu grégeois. HD écoutait en ligne les opinions des auditeurs des shows de radio et il enregistra quelques-unes comme un échantillon. « Ces basanés veulent salir la réputation de nos vaillants ancêtres dont nous sommes fiers ». « En permettant une telle ouverture remettant en question le récit traditionnel du passé, nous commettons une grave erreur, car ce ne sera que le commencement de demandes interminables ». « Soyons clair, on nous demande de changer notre style de vie, en affrontant notre héritage au nom du concept d’annulation. Nos héros tout d’un coup deviennent des brigands. Nous avons tout à perdre et rien à gagner ».
« Tout à perdre et rien à gagner ». Simple et profonde réflexion enracinée dans les esprits, dense comme du plomb, répandue comme la superficie de l’océan, avec la hargne d’un chien accablé de la rage. HD avait beaucoup de pain sur le plancher. Par définition, on ne lui donnait que des boulots coriaces. Il savait très bien qu’en attaquant frontalement il perdrait ; la stratégie serait d’arrondir les angles, de changer le récit de la peur de la perte à l’avantage de l’inclusion en écartant habilement l’apparence du challenge. La matière grise de HD passa à la vitesse supérieure. Il lut le manuel de fond en comble à la recherche d’une porte d’entrée, d’un thème rassembleur plutôt qu’un coup de clairon signalant la révolte, la commotion. Comme il arrive souvent, la grande majorité des opposants au manuel ne l’avait même pas lu. HD remua toutes les options dans sa tête. Il décida de trouver une astuce pour tourner la table, une façon d’arroser l’arroseur. Il ne se fit pas d’illusions, cet effort serait au minimum presque impossible à réaliser, mais le jeu en valait la chandelle. Métis lui-même, il chevauchait les deux mondes. Deux chapitres retinrent son attention dans le bouquin, l’un sur la condition féminine pendant la Reconstruction et l’autre naturellement et par nécessité sur Juneteenth.
Le récit sur Juneteenth est lié au Texas et revêt une particularité symbolique aiguisant les positions opposées des membres de cette société. En essence, plus de deux ans et huit mois après la Proclamation de l’Émancipation du premier janvier 1863, exactement le 19 juin 1865, l’annonce fut faite au Texas de la liberté des Noirs. Cette proclamation visait uniquement les Noirs vivant dans les États rebelles. Il faudrait attendre le treizième Amendement pour l’éradication de l’esclavage dans tous les États. Cette date est célébrée chez les Noirs qui l’observent comme une fête nationale depuis lors. Le Texas qui faisait partie de la Confédération des États Rebelles n’avait aucune inclination à libérer ses esclaves. Donc cette dichotomie à propos de la signification de cette date a toujours existé entre les communautés noires et blanches.
En effet les Amendements de la Constitution, du treizième au quinzième offrirent l’abolition de l’esclavage, le droit à la nationalité et le droit au vote respectivement. Ce dernier droit fut restreint aux hommes noirs et non accordé aux femmes. Au fait les femmes blanches n’avaient toujours pas le droit de voter et ce jusqu’à l’adoption du suffrage universel (hommes et femmes de toutes les races) au début du vingtième siècle.
Un acte de haute conséquence pendant la Reconstruction fut la création des écoles publiques dans le sud du pays. Les femmes blanches dans le sud jusqu’alors n’avaient pas le droit à l’éducation et même au nord, ce droit était limité. Du temps de Jefferson, peu de femmes blanches savaient lire et écrire. La création d’écoles publiques se fit d’abord dans le nord, permettant l’accès à l’éducation aux femmes. Le financement des écoles publiques dépendait des revenus obtenus par le paiement des impôts locatifs.
La présidente du Conseil était une femme, une ultra-conservatrice blanche pour qui la race blanche devait rester au sommet de la hiérarchie sans compromis et sans le partage du pouvoir. De sa propre bouche, « L’esclavage ne fut pas un système aussi terrible qu’on veut nous le faire croire. D’ailleurs il a existé dans l’antiquité et même en Afrique. Par-dessus le marché, les Africains participaient à la traite des Noirs. Ils vendaient volontiers les hommes et femmes qui servirent dans ce système. Point besoin de nous faire croire que nous avions commis une sauvagerie ». Ces propos furent énoncés pendant une entrevue à la radio.
Comment faire face à une telle rafale ? Comme toujours, il pouvait refuser un tel boulot, mais une partie de son être haïssait le racisme brut et aveugle. Il se mit au travail et conclut qu’il fallait utiliser de grands remèdes contre les grands maux. HD arriva sur les lieux incognito. Il voulut faire un peu de surveillance au préalable. Il se rendit à une séance de travail de ce Conseil qui avait une audience publique. Les servants étaient pour la plupart des Noirs et des Mexicains. Pour une liasse de billets, ils lui permirent de prélever un échantillon de l’ADN de chaque membre sur les verres qu’ils avaient utilisés. Il obtint l’empreinte génétique de chaque membre qui phénotypiquement paraissait caucasien. Les résultats furent intéressants et pas si surprenants. Un sur huit membres avait une parenté noire et deux sur huit avaient une parenté indienne. Une telle situation dans ce monde arriéré révélait explosive. Armé de cette munition, HD avait accompli une bonne tranche de son travail. Cependant traduire cette donnée en un changement de politique concernant le manuel scolaire demeurait un obstacle de taille.
Il envoya un ballon d’essai. Un auditeur du show de radio très populaire « Antenne libre », demanda s’il était nécessaire d’obtenir l’empreinte génétique d’un officiel en position publique pour éviter un biais maléfique contre la population dominante. Cette question souleva un tollé qui s’éparpilla comme une trainée de poudre. De fil en aiguille, la notion prit naissance et à la session suivante du Conseil, un membre de l’auditoire posa à brûle-pourpoint cette question : « Seriez-vous tous disposés à obtenir et publier votre empreinte génétique » ? La pression atmosphérique monta d’un cran et seulement une réponse positive pouvait la faire redescendre. Cette fois-ci les résultats s’alignaient aux identités. La grande surprise pour tous fut que la présidente avait la trace de la race noire. Le test fut répété deux fois pour plus de précision. La présidente en se trouvant sur ce chemin de Damas devint déroutée et les deux autres membres en furent tout aussi accablés (un homme et une femme).
HD saisit l’occasion pour faire sa percée louverturienne. Une historienne blanche, une enseignante à l’Université du Texas à Austin, fit la suivante prestation devant le Conseil pour influencer la décision finale : « Aujourd’hui nous sommes en face d’une femme dirigeant cette session et moi qui suis professeure à l’université me porte devant vous pour partager les faits suivants. Notre histoire n’est pas statique ; elle est plutôt dynamique. Lorsque notre pays fur créé en 1776, les femmes avaient peu de droits. Elles étaient les propriétés de leurs époux et ne pouvaient apprendre à lire et écrire. Il faudra attendre près de cent ans avant l’introduction des écoles publiques ici au Texas pendant la Reconstruction et à peu près soixante ans plus tard pour le suffrage universel. L’ouvrage d’histoire qui nous rend si mal à l’aise en rend compte. Sur le sujet de l’esclavage, il est un fait qu’il n’avait pas débuté au Nouveau-Monde et ne fut pas pratiqué exclusivement par les Blancs. Les tribus indiennes avaient aussi pratiqué l’esclavage. Des Blancs au début de la colonie furent des esclaves temporaires, des engagés, on les appelait. Mais soyons francs, seulement les Africains et leurs descendants furent soumis à cet état perpétuel de servitude de génération en génération. Admettre cette vérité ne nous porte aucune honte. Nous avons combattu les Anglais pour obtenir notre indépendance et maintenant nos deux pays maintiennent de rapports étroits. Le récit original de l’égalité entre les êtres humains dans notre Acte d’Indépendance excluait les femmes et définitivement les Noirs. Nous supportons les Noirs comme athlètes dans nos équipes de football ici au Texas où ce sport est roi. Alors pourquoi les dénier leur part d’histoire ? Ce livre ne condamne pas la race blanche. Il permet de débuter une conversation
franche sur des failles de notre histoire. Notre société a beaucoup à bénéficier et peu à perdre dans cette indulgence. Je le répète à forte voix, notre société a beaucoup à bénéficier et peu à perdre. Et en dernier mot, nous sommes des êtres humains ; nous ne choisissons pas nos parents ou notre race. Ce qui est important, c’est plutôt les valeurs que nous chérissons. Nous ne sommes pas infaillibles et nous ne sommes pas meilleurs que nos ancêtres, excepté que nous prêtons plus d’attention à nos prochains ».
Le résultat de cette plaidoirie fut un accommodant mélange. Le manuel ne fut ni banni, ni autorisé. On laissa le choix final à chaque école de le choisir si désir est. Une telle solution, un compromis, venant de cette région pouvait être considérée comme une victoire.
Reynald Altéma, MD