LE MAL INCURABLE

« Danke sehr fräulein », « Wie geht es dir » ? , « Buon giorno signor », « Buena sera signora », « See you later alligator », « Go and enjoy the beach eh » ?, « Il est ton chum » ? ,  « Elle est ta blonde » ? De telles expressions entraineraient des menues conversations entre l’hôte et les touristes dans une station balnéaire huppée en République Dominicaine.  Cet hôte, un homme très basané, tiré à quatre épingles, suscitait une rétroaction binaire. « Pour qui se prend-il » ? « Il est cultivé » ! Ce clivage, un fardeau sur ses épaules, une punition acquise au berceau et qui dure la vie était inévitable. Á son insu, ses mots et gestes faisaient froncer les sourcils de certains et provoquaient les sourires des autres. Á cause des normes de la société où il évoluait, ceux qui se sentaient mal à l’aise ne pouvaient pas accepter qu’une personne de cette origine s’exprimât si facilement  dans des langues étrangères. Cela allait à contre-courant du récit du manque de sophistication de certains membres. Le déplaisir ramenait la bouderie du colimaçon. Tandis que les autres, flattés et fiers de cette connaissance culturelle l’appréciaient. Le plaisir décachetait le dessin de la déambulation du paon ou l’épure de la joie.

La direction de la station balnéaire trouvait cette situation comme un casse-tête. Sa courtoisie avec les patrons rehaussait la réputation du milieu ; le message délivré avec aplomb renforçait l’étiquette professionnelle. Le dilemme concernait le messager. Le couvercle jurait avec le contenu. Pourrait-on passer le même message en choisissant un autre messager ? Malheureusement non. Personne d’autre parmi les employés ne détenait le mélange de charisme, de savoir-faire, et la maîtrise des langues étrangères. Cet employé, originaire de la partie ouest de l’île était toléré, mais pas aimé, parfois respecté mais toujours envié et détesté pour son intelligence. Il souffrait en silence. Pour nous familiariser avec sa perspective, il faudrait le suivre à une séance avec son psychologue où il dévoile ses ténèbres : 

« Je  suis né en Haïti et mes parents ont émigré en RD lorsque j’avais cinq ans. Le batey m’a reçu avec les bras ouverts, m’offrant son déconfort et son austérité. La pauvreté, ma compagne dès ma naissance, fut notoire par sa présence soutenue. Elle me suivit en traversant la frontière ;  sa présence s’allégea cependant.

Dans mon nouvel environnement, les feux de la misère s’allumaient avec intensité, mais au pays natal, son incandescence était pire. Démuni de tout excepté d’un esprit vif, j’ai dû m’accommoder pour survivre dans cette société. D’abord mon nom. Né Jean-Robert Marcé, le nom se métamorphosa en Roberto Marceu. Mes excellentes notes en classe m’ont ouvert des portes. Très tôt j’ai découvert un don pour maitriser les langues étrangères. De cette façon j’ai appris l’allemand, l’italien, l’anglais, le français. Je me débrouille dans le portugais. Chaque fois que je voulais me plaindre, je n’avais qu’à me rappeler les sévices soufferts en terre natale. Mon traitement aux mains des citoyens de cette partie de l’île est cruel. Celui que j’avais reçu aux mains de mes concitoyens avait été encore plus impitoyable.

Mes talents m’ont permis de décrocher le boulot que je fais maintenant. Je me sens bousculé et non bercé, tancé et non tonifié. Mon pays natal n’a pas su m’épauler tandis que le pays où j’épanouis ne m’applaudît point. Mon espace est borné rigidement. Mon cloisonnement imite  l’image d’une bulle même en plein air et la sensation de fermeture  à huis-clos même dans une assemblée. La société m’ignore et m’offre une double punition : elle se sert de moi à son gré et de plus en plus mais prétend que je n’existe pas. Le mal qui me ronge n’a pas de traitement. Il s’appelle l’apatridite. Je suis un homme sans pays, un citoyen errant. J’ai un creux à la poitrine, une plaie dans l’âme et une hantise dans  l’esprit en guise de satisfaction. Je dois être à la fois disponible pour une tâche mais à l’ombre pour ne pas imposer ma présence qu’on veut oublier le plus possible. Je remplis les fonctions d’administrateur sans le titre ou le salaire ». 

Ce fut un documentaire présenté en classe de rhéto en Haïti. Il fut suivi par une vive discussion sur le sujet de ce mal incurable. Les commentaires furent âpres.

« Ce déboire n’est pas une expérience unique. Il se répète dans le quotidien avec une fréquence inouïe. Le récit de l’abandon par une société étrangère déboussole, déséquilibre. Le parcours de l’individu obligé de cacher ses origines, changer son nom pour sa survie, ou même de renoncer sa culture est un supplice moderne émulant l’acculturation de nos aïeux transplantés de l’Afrique ».

« La réalité de l’abandon de l’individu par la société de la terre natale outrage la sensibilité patriotique. La réalité de l’individu, dépité par le traitement en terre étrangère, mais qui préfère ce traitement à celui du terroir, révolte ».

« Ce mal incurable de nos jours, malin comme un cancer, qui tourmente une population en silence s’envenime au jour le jour lorsqu’il demeure ignoré. Il existe grâce aux coupables de deux côtés de la frontière. Cependant notre culpabilité est la première. Nous avons échoué à notre mission du premier janvier 1804. Nous avions promis aux opprimés de leur donner l’accès à l’épanouissement et à la franchise à jamais. Nous avons brisé ce contrat social. Nous devons créer une soupape de sécurité sociale pour empêcher nos concitoyens de mériter le traitement de cheptel, ici et ailleurs ».

« Ce mal se met en exergue chaque fois qu’un des nôtres fait une percée de l’autre côté malgré les mauvaises conditions de vie ; alors nous nous sentons coupables de n’avoir pas protégé un tel talent et les autres sur lesquels retombent la gloire profitent du succès  sans encadrer les pépinières ».

« Qu’avons-nous fait pour mériter ce sort ? »

La réponse à cette question  reste en suspens.

 

Reynald Altéma, MD

 

 

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