Le COVID, un acteur externe inattendu
un diaspora en Haïti

En sortant de l’avion par la passerelle de débarquement de l’Aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince, nous avons été accueillis par un joyeux groupe de cinq troubadours qui jouaient et chantaient à tue-tête la chanson « tounen lakay » [de retour chez moi], sur un rythme voluptueux de « konpa dirèk ». Chaque musicien portait un écran facial en plastique pour une protection directe contre les éclaboussures.

Arrivés à la salle d’immigration, visiblement trop exigüe pour accueillir simultanément deux gros avions remplis de voyageurs, nous étions coincés comme des sardines dans une petite boîte métallique. Des téléviseurs grand écran diffusaient non seulement des publicités de sensibilisation au coronavirus, telles que la distanciation sociale et autres, mais aussi vantaient les réalisations du président, parmi lesquelles l’électricité 24 sur 24, 7 sur 7, quand brusquement et ironiquement : blackout à l’aéroport international !!!

Un vacarme étouffé surgit du ventre creux de la salle de l’immigration. D’aucuns plus habitués avaient déjà conclu « OOOOOH ! HMMMM ! Kote ou wè yo prann la a nou poko ladanl » [Ça va durer beaucoup de temps], d’autres plus résignés : « tèt chaje » [problèmes !], ou plus sarcastiques : « bienvenu en Haïti. » La canicule à l’extérieur a rapidement rendu insupportable la chaleur dans la salle complètement isolée. Après quelques minutes interminables, la lumière jaillit. De nouveau, la salle rugit en unisson : « Weeeeeee yo bay li » [on a donné le courant électrique ».

La longue et sinueuse procession vers les agents de l’immigration allait à pas de tortue. Au début de la ligne, des officiers sanitaires, comme pour défier les règles barrières en vigueur, vérifiaient avec désinvolture la température corporelle de chaque passager et le résultat de leur test Covid déjà contrôlé à Miami une heure et demie avant de monter dans l'avion. Ce goulot d’étranglement devenait de plus en plus étroit. Beaucoup de passagers, qui avaient leurs résultats sur leurs téléphones intelligents ne pouvaient pas les télécharger par manque d’accès à l’internet qui ne fonctionne pas depuis quelques semaines à l’aéroport. Pas de problème ! Une solution de rechange était déjà mise en place, car un technicien se battait comme un diable dans un bénitier pour connecter les passagers via une tablette d'accès internet à bas débit en tant que serveur.

Une variante agressive de Covid pourrait s’en donner à cœur joie dans cette boîte de Pétri humaine, pensais-je. Ces observations initiales au vif tombaient à pic. D’autant plus que l’un des buts de mon voyage en Haïti était d’explorer des pistes de structuration d’un comité de coordination des acteurs de la diaspora, tels que l’Association des Médecins Haïtiens à l’Etranger (AMHE), le Front Uni de la Diaspora Haïtienne (FUDH), la Haitian Resource Development Foundation (HRDF), avec des organisations gouvernementales et non-gouvernementales haïtiennes pour les accompagner dans leurs programmes de sensibilisation et de vaccination rapide dans tout le pays pour combattre la crise sanitaire liée au COVID-19.

Des acteurs de la diaspora vivant aux Etats Unis avaient déjà engagé des discussions auprès du Département d’Etat Américain et de l’Agence des États-Unis pour le Développement International (USAID) à Washington autour de plusieurs axes concernant Haïti. Ils avaient aussi réalisé, en coordination avec Morehouse University de l'État de la Georgia, une campagne de sensibilisation pour les haïtiens vivant aux Etats-Unis, expérience qui pourrait être utile au renforcement de la campagne vaccinale en Haïti. Ils avaient acquis à travers des membres de l’AMHE une grande expérience théorique et pratique dans la gestion du COVID. En outre, ces acteurs de la diaspora pourraient jouer un rôle de plaidoyer auprès du gouvernement américain, plus particulièrement l’USAID et la Commande Sud de l’armée américaine (SouthCom), pour les besoins en équipements médicaux, en médicaments et en formation en Haïti.

Mes rencontres informelles sur la crise du COVID en Haïti avec les haïtiens « natif-natal », vivant en Haïti, m'avaient déjà ouvert les yeux sur les difficultés et les embûches qui nous attendent à chaque détour et de partout. Avant tout, la plupart d’entre eux vivaient en minimisant la gravité de la crise sanitaire liée au coronavirus. De son côté, le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) a sous-déclaré le nombre réel de cas, faute de tester la population. Le 20 juin 2021, par exemple, Haïti avait déclaré 16 859 cas infectés de COVID et 361 décès comparés aux États-Unis 33 500 000 cas infectés et 601 000 décès, et au Brésil 17 900 000 cas infectés et 501 000 décès.

Par ailleurs, pour faire face à la faiblesse de leur système sanitaire et leur précarité économique, les haïtiens ont recours dans un premier temps à leur médecine traditionnelle et leur plantes médicinales qu’ils jurent les protéger ou les traiter du COVID. Certains ont même nié l’existence du Covid-19 en Haïti en imputant la propagande gouvernementale pour effrayer la population et éviter les manifestations de rues.

En qui concerne les vaccins, le groupe « Safitek Research » dans une enquête réalisée sur la pandémie de Covid-19 en Haïti a rapporté que « 76% des haïtiens ont déclaré qu'ils refuseraient de se faire vacciner si le vaccin contre la Covid-19 était disponible en Haïti. » Ma cuisinière m’a affirmé que Bill Gates voulait envoyer ces vaccins en Haïti pour stériliser et tuer les Haïtiens. Un de mes amis, quant à lui, était convaincu que le manque de préparation de la crise liée au COVID et la défaillance du système sanitaire haïtienne était la faute des américains pour avoir comploté en vue d’élire l'actuel président d’Haïti. On entend aussi des sommes d’explications et d’excuses les unes plus farfelues et biscornues que les autres.

Pourquoi ces discours, ces paroles publiques et ces excuses qui nous plongent dans une réalité virtuelle, sont-ils si éloignés d'une réalité atteignable ? Pourquoi cet écart ne se réduit pas, mais au contraire augmente entre ces déclarations et les objectifs atteignables ? Par quels processus sous-jacents cette réalité frappe-t-elle chaque haïtien ?

Il me semble que, pour chaque haïtien, chaque jour est un présent perpétuel et de fait un passé permanent où aucun avenir n’est en marche. Les autres sociétés avancent. De fait, la société haïtienne, par son surplace, est en régression.  Aujourd’hui, les moyens modernes de communication, à travers l’émergence de la société numérique, ont favorisé et accéléré la perception de cette réalité quotidienne qui traduit ce surplace et cette régression. C’est une des caractéristiques nouvelles et prégnantes de la société haïtienne. De ce point de vue, la crise sanitaire est un révélateur qui accroît cette prise de conscience. Dans tous les pays, le COVID joue un rôle de loupe très grossissante des maux sociaux et accélère des mouvements économiques et sociaux qui étaient en cours mais à vitesse lente.

Le COVID a joué ce rôle de catalyseur qui, en chimie est une substance qui augmente la vitesse d'une réaction chimique Il met en lumière plus que jamais en Haïti cet écart qui montre et démontre l'absurdité des situations en les plongeant dans une parodie où la scénographie n'a rien à envier aux comédies théâtrales. La désolation procédurale de l'ensemble du système politico-administratif est mise en évidence. Celui-ci préfère s'abriter derrière un système de valeurs basé d’une part sur le maintien de rites et croyances ancestraux et d’autre part le « peze souse ». Dessalines d’ailleurs disait déjà après l’indépendance face à l'engouement démesuré des nantis de tout accaparer : « Et les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien ». A ce jour, ce système de valeurs ancestrales et de « peze souse » constitue encore la seule planche de salut du système politico-administratif actuel. Ce système est remis en question par le COVID qui exige des approches procédurales, scientifiques et rationnelles renforcées par l'émergence complémentaire de la société numérique qui prône la transparence en raccrochant chaque haïtien au monde extérieur.

La pluralité des mondes s’affronte. L'un rationnel issu de la Renaissance et porté par Pic de la Mirandole dans son célèbre discours sur les fondements de l’humanisme moderne, l'autre irrationnel submergé par les rites et croyances qui enferment l’homme dans l’ignorance et l’emprisonnement moral. En Haïti, cet irrationnel domine et empêche l’avènement de la modernité tant attendue. Je me rappelle cette boutade de mon feu professeur de philosophie, Jean Claude, qui illustre cette confrontation entre le monde rationnel et irrationnel : « Le paysan haïtien, une fois arrivé à Port-au-Prince et qui découvre le soir les lumières de la ville, ne croit plus aux loups-garous. » Toutefois, des phénomes émergents, telles que le monde numérique et la diaspora apportent davantage de repères de rationalité à la société haïtienne dans son ensemble, tant dans les campagnes que dans les villes.

La construction des sociétés est la capacité de passer des paroles aux actes. C’est la "praxis" qui se défini comme une matérialisation des engagements verbaux et des discours dans des actes. La démocratie est l'expression de cette praxis qui combine paroles et actes dans des processus constitutionnelles qui reconnaissent au peuple le choix et la maitrise de son destin.

Or Haïti est frappée par un phénomène de surplace voire de régression. Il semble qu'il y ait une impossibilité à dénouer cet état de fait conduisant l’Etat Haïtien à ne pas se transformer en Etat-Nation moderne. Cette impossibilité résulte des forces conservatrices qui portent un monde irrationnel et de « peze souce » depuis l’origine.

C'est donc tout un imaginaire collectif qui s'est construit depuis l’origine par les force conservatrices, ramenant sans cesse le peuple haïtien à l'épopée de 1804, comme épopée salvatrice mais qui n’affronte pas les nécessités du monde moderne avec ces exigences et ces bienfaits : exigences, telles que la transparence, l’état de droit, l’équité sociale, la lutte contre la corruption, et bienfaits, tels que la sécurité des biens et des personnes, la reconnaissance de la propriété privé, la santé, l’éducation, etc…

La capacité d'Haïti de s'extraire de cet imaginaire collectif repose sur des processus d'acceptation et de compréhension permettant de s'ouvrir aux logiques de l'avenir, aux mutations et conduites du changement qui sont les seules sources de progrès afin d'ancrer Haïti dans la modernité. Une première étape serait que des historiens analysent les éléments qui y concourent. En effet, il faut accepter de regarder son histoire et surtout celle la plus intime en face avec ses bons et mauvais côtés afin de tourner la page. Une deuxième étape serait de renforcer la rationalité et les approches scientifiques dans la conduite de la gouvernance.

Déjà en 2012, deux ans après le tremblement de terre qui a dévasté la zone métropolitaine de Port-au-Prince, j’avais recommandé de développer des stratégies pour renforcer la réponse aux soins d’urgences médicales en Haïti afin d’abandonner la doctrine préhospitalière actuelle qui est « to fly » [s’envoler] [jetew] au profit d’une doctrine de soins sur place, soit « stay and play » [stabilisez avant de transporter], modèle français du SAMU ou « scoop and run » [ramassez et transportez à ;hôpital, modèle américain. Cette doctrine « to fly » [s’envoler] jetew] a été mise en évidence en décembre 2006 lors du cancer de la prostate du Président René Préval, en juin 2008 lors de l’accident vasculaire cérébral du ministre de l’Agriculture François Séverin, en avril 2012 lors de l’embolie pulmonaire du Président Michel Martelly et plus près de nous, en juillet 2021, lors de la première dame Martine Moïse blessée par balles pendant l’attaque d’un commando qui s’est soldée par la mort de son mari, le président Jovenel Moïse. Ils ont tous dû s’envoler vers d’autres cieux pour se faire soigner. Haïti démontre par-là l’absence de mise en place de rationalité moderne.

Les processus de préparation, de réponse et de mitigation pour gérer la crise sanitaire liée au COVID font manifestement défaut. Mon bref passage à la salle d’immigration de l’Aéroport Toussaint Louverture en est la confirmation. Deux jours plus tard ! Les vieux démons se réveillent. COVID-19 Flash ! Vendredi 18 juin 2021. « Selon une source de Radio Métropole, la situation du président de la Cour de cassation de Me Sylvestre, … serait inquiétante et il pourrait être transporté en terre étrangère via un avion-ambulance pour recevoir les soins que nécessitent son cas. » COVID-19 Flash ! Lundi 21 juin 2021, le Nouvelliste en grande manchette publiait : « l’ex-président Jean Bertrand Aristide doit se rendre incessamment à Cuba. » Et Dessalines de murmurer dans son tombeau : « Et les pauvres haïtiens qui ne peuvent pas voyager pour se faire soigner :« stay and pray » [restez et priez] [naje pou sòti.]

S’envoler vers d’autres cieux est aujourd’hui le rêve de tous les haïtiens. C’est en quelque sorte être ailleurs, dans un autre système ; c’est s’affranchir définitivement de son espace quotidien et rompre avec le système haïtien. Le COVID-19, comme d’ailleurs le tremblement de terre, sont des signaux d’alarme qui ne différencient pas le pauvre du nanti, l’éduqué de celui qui ne sait pas. Ils frappent sans distinction de race, de religion, de statut social. Ils mettent chacun sur un pied d’égalité. Pour le COVID, seuls ceux qui seront vaccinés pourront certainement échapper aux symptômes les plus redoutables. Seuls ceux qui pourront voyager pourront peut-être espérer également profiter de soins dont le niveau d’action demeure toutefois beaucoup moins efficace qu’une vaccination préalable à l’infection.

Le COVID-19 qui était ma raison d’être de ce voyage n’est pas qu’un virus mortel comme acteur de la destruction mais un nouvel acteur de la destruction créatrice tel que Schumpeter l’avait défini. Je crois qu’il faut y être attentif et comprendre que ce virus “rebat les cartes” et qu’Haïti n’y échappera pas. 

Aldy CASTOR, M.D., aldyc@att.net

Président: Haitian Resource Development Foundation (HRDF)

Directeur: Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.

Membre, United Front Haitian Diaspora

Philippe FRANÇOIS, philippefrancois.fr@gmail.com

Ancien administrateur territorial en France

Consultant auprès du bureau du président de la HRDF,

Diplômé en sociologie de l’Université Paris IX Dauphine, Dynamique des Organisations et Transformations Sociales

Diplômé en gestion et administration des collectivités locales de l’Université Paris XII Val-de-Marne

Juillet 2021

 

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