CLOTILDE.
« Bèl nègès est présente car je sens son parfum, mais je n’entends ni son fredon ni de chanson. Quelque chose est louche, je te le dis. Il faudra l’épier pour trouver le scoop ».
« Tu ne changeras jamais. Tu es toujours à la recherche du papotage ». Cette conservation prit place entre deux employées du fameux restaurant « Chez Clotilde ». Ce matin-là, un lundi, les affaires allaient bon train car la veille, le restaurant avait fermé ses portes un peu tôt à l’annonce d’une intempérie qui ne s’était point manifestée. Les clients plaçaient beaucoup de commandes. « Bèl nègès » n’était autre que Clotilde, la propriétaire du restaurant. L’une des deux commères prétextant d’avoir une question, passa devant la caisse, « Est-ce qu’on ferme tôt aujourd’hui aussi » ? La réponse à la question n’était pas importante. Elle voulut voir la mine et l’humeur de Clotilde, ce pour confirmer sa suspicion. Elle ne fut pas déçue.
Clotilde était assise sur une chaise derrière le comptoir de son restaurant, la main contre la joue, le visage plissé, la mine maussade, les yeux enflés, parlant au téléphone à voix basse. « Elle est triste. Elle avait pleuré récemment »., pensa-t-elle. Elle avait de quoi pour véhiculer la rumeur d’un revers, peut-être de nature sentimentale. Les allers et venues de Clotilde, une dame très élégante, alimentaient la menue conversation entre les employées toujours avides de la dernière nouvelle au sujet de cette étoile. Elle avait eu trois amants et chaque liaison fut houleuse comme un navire manœuvrant le roulis et le tangage durant une intempérie. On ajoutait des détails pimentés à chacune de ses liaisons rien que pour contribuer à la tradition de lodyans (contes) peut-être ou par jalousie ou pour les deux raisons.
Depuis quelque temps, Clotilde n’était plus la meme personne, loquace et animée, toujours prête à fredonner ou chanter. Son dernier amant, Kesnel, ne venait guère la voir durant la journée, depuis tantôt une semaine, une anomalie que tous constataient parce que son appétit approchait la légende. En réalité, Clotilde pataugeait dans la déprime. Assise derrière la caisse, elle parlait à voix basse au portable avec sa meilleure amie, « Ma chère, quelle fut ma surprise de découvrir la perte de trente mille dollars sur mon compte. Kesnel a écrit un chèque de ce montant qu’il a transféré à un compte courant qu’il a ensuite fermé. Il a laissé la maison en catimini en prétendant aller visiter un cousin en Atlanta. La douleur est aiguë. Je ne cesse de pleurer. Je n’ai même pas l’envie de vivre ». Sachant que ses mots pourraient tomber dans des oreilles à l’écoute, Clotilde chuchotait au téléphone et se concentrant sur la conversation, elle ne payait pas trop attention à son entourage. Elle n’entendit point la question de l’employée qui avait ses antennes auditives aux aguets. « Il me manque surtout le soir quand je cherche sa poitrine pour reposer ma tête. Tu n’as aucune idée comment il pouvait m’emmener au paradis avec ses atouts. Il illuminait mon humeur avec sa gaieté de cœur et sa vivacité de corps ». L’employée qui entendait des mots çà et là pouvait imaginer la teneur de la conversation. Clotilde sursauta lorsqu’elle vit l’employée. « Que voulez-vous » ?, demanda-t-elle sur un ton à demi hargneux, à demi lassé. Elle répéta la question. « Quelle idée ? Il n’y a pas de mauvaise météo ». Clotilde la laissa partir et hors de portée avant de recommencer la conversation. « Je n’ai pas de chance avec les hommes. Ils me traitent bien en amont pour me blesser en aval. Malgré tout je ne peux m’empêcher de tomber amoureuse. J’aime être amoureuse. Je ne peux vivre sans un homme, costaud, élégant, éloquent. Je le reconnais, c’est ma faiblesse ».
Clotilde, âgée de quarante ans, grassouillette car elle aimait faire bombance, coiffait toujours Sainte-Catherine. Élégante, toujours tirée à quatre épingles, parée de bijoux, de teint de café au lait, les cheveux soigneusement entretenus en tresses de design exquis. Elle avait une prédilection pour les tenues sur mesure, bespoke dans le jargon moderne, confectionnées avec des tissus de qualité supérieure.
Malgré une instruction limitée, elle avait pu établir un négoce à succès dans tous les aspects de la restauration. Elle avait un don spécial pour la cuisine et la présentation des mets. D’origine modeste, elle avait émigré à Brooklyn et des années plus tard, elle avait sponsorisé le reste de sa famille, sa fratrie et sa mère. Son premier et unique boulot comme une employée d’un patron fut dans une usine d’assemblage. Dépitée par le choix de mets offerts pour le déjeuner, en peu de temps elle commença à cuisiner et ses collègues au travail qui y goûtaient plaçaient une commande. Elle gagna plus d’argent en cuisinant qu’en emballant des bibelots. Ainsi débuta son long voyage avec les affaires. Elle abandonna le poste et se dévoua en plein temps à la cuisine. Elle alla à l’école le soir pour apprendre l’anglais et ensuite elle a suivi des classes sur les rudiments de l’art culinaire.
Depuis, son savoir-faire a pris le dessus. Elle regardait souvent les livres de gastronomie pour se donner une idée qu’elle perfectionnait à sa guise, utilisant son imagination très féconde. Elle avait économisé assez d’argent pour ouvrir « Chez Clotilde » un restaurant au cœur de la zone peuplée par les Haïtiens à Brooklyn. Ce restaurant fut un hit dès son ouverture. Au fil des ans, elle a agrandi la superficie, a ajouté une pâtisserie tout en respectant les règles sanitaires, une haute qualité dans la cuisson et surtout en insistant sur la courtoisie pour les clients. Cette optique professionnelle dans ce secteur assura un épanouissement remarquable.
Cette entreprise était gérée d’une manière bien structurée et moderne. Son frère benjamin était son comptable et elle offrait l’assurance médicale, un plan de retraite à ses salariés à plein temps. Elle fut adepte et avait utilisé le terme « Chez Clotilde » comme une marque dans ses réclames qui disaient « Un repas Chez Clotilde représente l’ultime expérience gastronomique. Si vous n’êtes pas satisfaits du service, on vous donne un crédit pour un autre repas de la même valeur. » Ainsi cette location était devenue un point de repère pour les réceptions privées, un dîner entre amis ou simplement une commande pour emporter. Dans les affaires, elle avait le nez fin, la touche de Midas.
Cependant du point de vue émotionnel, elle se cassait le nez. Elle rêvait toujours de trouver un amant qui la rendrait folle en la gâtant. Au lieu de compagnons fidèles, elle a connu deux échecs successifs précédant celui-ci, et chacun fut accompagné d’un enfant grandissant sans un père. Chaque liaison fut aussi une perte financière car elle avait le cœur généreux et était toujours prête à dépenser pour un amant. La première fois, son amant l’avait laissée après avoir reçu en cadeau une voiture neuve. La seconde fois, elle avait accepté à cosigner un prêt de cinquante mille dollars quelques semaines avant. Il avait laissé sans aucune trace et par conséquent, elle aura à payer la dette en entier. Cette générosité trahie, source d’engueulades avec son frère, elle se promettait de l’éviter mais le contraire se manifestait inéluctablement avec la régularité d’un métronome.
Un homme avec le verbe facile, surtout le français, la tiendrait captive. Kesnel avait déclamé une strophe du poème « Dieureudief » de Jean F. Brière :
Pour les horizons rêvés,
les horizons approchés,
Pour Gorée la douloureuse,
mon escale et ma patrie,
Gorée où des enfants jouent à la marelle
sur la terre battue des calvaires,
négrier ensablé où geint une guitare,
Je veux dire : MERCI.
et sans coup férir avait trouvé la clef de la serrure de son cœur. Son habileté à la transporter au royaume de Nirvana la plaçait dans la position à payer rubis sur ongle en espèces sonnantes et trébuchantes aussi bien en investissement émotif. En terminant la conversation téléphonique, « L’argent n’est pas réellement la raison de mon angoisse, car je peux le remplacer, mais le pincement et le renfrognement du cœur pèsent un poids lourd sur la poitrine, laissent un goût amer, s’accompagnent de l’insomnie, et tôt ou tard apportent une anorexie certaine. Une perte de poids fera jaser les gens, surtout parmi les employées et les clientes de mauvaise langue. De surcroît, j’aurai à subir les remontrances de mon frère au sujet du revers financier. Cela ne fait qu’envenimer la situation ». En raccrochant le téléphone, elle retourna à sa posture morne et pensive.
Clotilde était en proie à cette mélancolie lorsqu’un client lui dit, « Belle dame pourquoi tu ne souris pas en ce beau jour » ?
Ce client ne fut nul autre que le gynécologue qui l’avait accouchée dix ans plutôt. Le sourire de ce monsieur a ravivé des mémoires longtemps supprimées pour une personne admirée dans le temps. Le reconnaissant et gênée, « Doc, comment ça va ? Finalement tu t’es décidé à goûter à ma cuisine » ? En effet, elle lui avait proposé du temps de sa dernière grossesse de venir déguster ses mets et qu’elle serait fière de lui servir personnellement. Cependant il n’avait jamais répondu à cette offre que jusqu’à ce moment. « Je suis veuf maintenant et ne sais pas cuisiner, alors je me souviens de cette offre. Donc me voici. » Clotilde prépara un mets somptueux. Il devint un client favori et le nouveau sujet de papotage. Sa soupe au giraumon le dimanche matin était toujours cuite par Clotilde. Lorsqu’il ne se portait pas bien, elle s’empressait de lui apporter elle-même chez lui un mets accompagné d’une tisane du terroir. Au fur et à mesure, ils se sentirent très confortables l’un avec l’autre comme amis. Ils se parlèrent au téléphone de plus en plus et les thèmes allaient de la banalité au sublime ; de fil en aiguille, les conversations duraient plus longtemps.
Un jour il lui présenta une rose, un geste qu’elle a rarement connu et qui alla droit à son cœur assoiffé. La spontanéité de cet acte eut la réciprocité d’un baiser de Clotilde émue, amoureuse de nouveau mais sentant pour la première fois un rythme particulier quand son cœur battait la chamade. Il avait mis un baume avec un parfum spécial à son cœur.
Il fut aussi différent que tous les autres hommes qui l’avaient croisée. Il y avait un écart de vingt-cinq ans entre eux. Il avait perdu sa virilité et dépendait d’un médicament pour l’aider. Par contre il possédait ce que les autres n’avaient pas, il était aisé et cherchait la compagnie d’une personne fidèle. Il apprécia son indépendance ; il la trouva très charmante. Le garçon qu’il a aidé à mettre au monde s’attacha à lui spontanément. Il joua le rôle du père que ses fils n’ont jamais eu la chance de connaitre.
Clotilde était au septième ciel. L’amour qu’elle cherchait était venu. En guise d’un charmeur, elle était en présence d’un homme réel, mûr, lettré et non d’un farceur. Elle et lui devinrent amis et compagnons, une rare combinaison mais la meilleure dans une relation. Elle apprit à, et continua de savourer le délice de recevoir un bouquet de roses. La vue de ces fleurs apportait un soubresaut à son cœur, un tressaillement de son tréfonds, rehaussant sa féminité, adoucissant ses peines. Une simple phrase au cours de la journée par texto, se terminant avec le mot bisous excédait la valeur de son pesant d’or. Elle se désaltérait par le bonheur de vivre dans la franchise.
Leur union eut à faire face cinq ans plus tard à une rude épreuve quand ils tombèrent victimes de la maladie de Covid-19. Il eut un cas assez grave car il passa plusieurs jours à la réanimation ; elle eut de légers symptômes. Elle fut son ange gardien pendant sa convalescence. Leur union survécut l’épreuve et se solidifia car pour son anniversaire de naissance, elle reçut une bague de fiançailles comme cadeau.
Reynald Altéma, MD