Nostalgie, Comment en sommes nous arrivés là ?
Ā cette déshumanisation…
Mon admirable confrère, le Docteur Henriot St. Gérard, dans un billet qu’il a fait parvenir à la salle de rédaction du journal au milieu de la semaine écoulée, exprima toute sa nostalgie et les sentiments profonds de tristesse qu’il éprouva après avoir découvert, fermées dans une enveloppe entreposée sous quelques livres de son étagère, les photos prises quelques années de cela, au cours d’une convention de l’AMHE. Il pouvait encore entendre dit-il, les voix de certains de ces confrères qui s’élevaient du fond de la salle de conférence et dans les couloirs attenants à celle-ci, tous animés de bien faire et de travailler dans l’intérêt de l’association. Certains ont déjà fait le grand Voyage tandis que d’autres, restés encore dans l’arène, attendent l’heure fatidique du grand départ pour finir rejoindre, tôt ou tard, ceux-là qui les avaient devancés. La vie est une prison dont on ne s’échappe jamais. Que ce soit à une heure du matin ou tard dans l’après-midi, le train va passer à la gare, et il faudra, coute que coute, monter à bord. Dans un style épistolier dont lui seul a le secret, il parle dans ce texte intitulé « Souvenirs retrouvés » de ce que nous étions en tant qu’association, de ce que nous sommes devenus et du qu’en sera-t-il. ? C’était l’une de ces nuits où j’avais du mal à m’endormir. Et, Je n’ai pas manqué de lui rappeler dans un billet responsif que tout nait, tout vit, tout périt ; que nous n’échappons pas à la logique de l’écoulement universel des choses humaines dont a si bien parlé Anatole France dans l’un de ses ouvrages. Nous partirons tous un jour loin, bien loin de ces terres familières qui ont fait les délices des premiers jours de l’existence, et nous naviguerons comme eux, vers ces rives inconnues où ce qui nous attend sera rien du tout, ou la félicité éternelle que prône la religion. Si c’est rien, alors personne ne nous attend là-bas. Mais si c’est le ciel ou le paradis, alors la vie continuera, et je serai heureux de revoir mes amis de toujours .Car j’irai au paradis. J’ai toujours aimé mon pays, j’ai toujours été fidele envers mes amis, toujours traité avec respect et dignité l’étranger que j’ai croisé sur ma route. Pour moi l’amour de Dieu va de pair avec l’amour de la patrie et des siens. Je n’ai pas manqué non plus de lui rappeler qu’un patient à moi , philosophe, penseur et artiste de son état, me répétait toujours qu’il n’aura point de mal à retourner vivre là où il vivait des milliers et des milliers d’années au par avant .Il parlait alors des voies lactées, loin très loin dans l’univers. Et comme pour me rappeler qu’il n’y a jamais deux en trois, j’ai reçu dans mon cabinet de consultation ce même jour un octogénaire qui a fait Estimé, Magloire, Duvalier, et tutti quanti., et qui a été un témoin oculaire privilégié des changements profonds qui se sont opérés dans ce pays au cours des cinquante à soixante dernières années. Il parlait d’une ère révolue qu’il souhaiterait voir revenir un jour avant sa mort .Il était conscient cependant qu’il parlait d’un temps passé qu’il ne reverra plus jamais de ses yeux avant son départ pour l’au-delà. Il sait comme moi d’ailleurs, que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Pour mon interlocuteur, la bienséance et les bonnes manières ont complètement disparu de la cartographie sociale de notre pays. .Il admet, dit-il, que les générations se succèdent, s’en viennent et s’en vont, emportant avec elles leur lot de regrets, de déceptions, mais qu’elles laissent derrière elles de bons souvenirs aussi qu’elles passent à la postérité. Lui, tout comme les deux collègues mentionnés tantôt, parlaient avec une pointe de nostalgie du temps jadis. Il me dit en outre n’avoir jamais cru que les choses auraient tant changé en si peu de temps ; qu’il a connu un pays paisible où la fierté Haïtienne s’affichait partout ailleurs, sans honte de dire qui l’on était. Puis , il commença par egrainer tout un chapelet de règles et de conventions sociales auxquelles on s’était tous assujetti, et qui semblaient faire une certaine unanimité entre tous, lors même que les inégalités sociales étaient toujours présentes. Selon lui, tout a commencé lorsque les puissants et les forts se sont mis à violer les mêmes règles qu’ils s’étaient fixées. Le mauvais exemple, une fois sorti d’en haut, les gouvernés ou les subordonnés ne s’étaient plus sentis liés par ces conventions. Il ajoute que du temps de sa jeunesse, les plaçages ou liaisons libres entre jeunes étaient moins fréquents. Et, pour demander la main d’une jeune fille en mariage, il fallait être prêt économiquement et émotionnellement. il fallait prouver qu’on avait de quoi nourrir sa future famille ; et la famille où l’on entrait devait être libre de tout scandale ou de passé douteux. On faisait des acrostiches avec le nom de la jeune fille, objet de sa flamme et de sa passion.. On laissait le grand frère disposer du morceau de viande que l’on nous assigna pour qu’il corrigeât le billet de déclaration d’amour qu’on allait faire parvenir à sa dulcinée. Quand un cortège funèbre passait dans la rue, les gens s’arrêtaient de marcher en signe de respect pour le décédé. Ceux-là qui étaient assis aux tables de domino se levaient pour saluer le cortège avec ou sans le prêtre et la croix en tête de la procession. Mais on a tellement dénombré de cadavres dans ce pays déchiré par une sale guerre qui ne dit pas son nom, que la mort ne dit plus rien à personne. Les enseignants avaient à cœur l’éducation des élèves placés sous leur tutelle. Et les élèves n’allaient jamais en classe leur bouteille plate de boisson alcoolisée dans leur poche arrière ou avec leur revolver dans leur sac d’écolier. Quand une bande de Rara passait par devant une église, protestante, catholique ou autres, toute la musique était suspendue de peur de ne troubler le service qui se déroulait à l’intérieur. De même, Quand des animaux ou des bêtes de somme rentaient ou erraient dans les villes, non accompagnés de leur maitre, ils étaient capturés et placés dans un parc communal moyennant une certaine pénalité avant de les en retirer..Aujourd’hui, ce sont les humains que l’on capture contre rançon. Le sens de la liberté pour laquelle nos preux de 1804 et de bien avant, se sont battus, a été sacrifié sur l’autel charognard des intérêts mesquins et personnels. Comment pouvons nous dire que nous sommes un peuple de guerriers, fiers de notre passé, quand nous ne sommes plus libres même chez nous ? Je sais que mes plaintes et mes lamentations n’atteindront jamais les cœurs de ceux qui nous gouvernent .Car eux –mêmes, ce sont des robotisés qui n’ont ni âme ni cerveau, et qui iront se la couler douce une fois que leur service ne sera plus requis de leur maitre… Il poursuivit en disant : Beaucoup de mes amis me disent qu’il n’y aura plus de pays un jour pour nous autres Haïtiens de l’intérieur ou qui sont expatries ailleurs. .J’ai écouté cet homme âgé mais plein de lucidité avec appétit. Mais je lui répondis tout simplement que je ne perds pas courage, et que les meilleurs jours de ce pays sont encore devant nous. Mais je ne sais pas s’il faut s’attendre au pire avant de voir enfin briller sur le pays le grand soleil de justice et d’égalité pour tous. J’ai alors compris que la nostalgie, c’est le regret d’un passé certain, le seul qui nous soit déjà acquis.. Sans être du passéisme, c’est une tendance à s’accrocher au passé par peur d’être ou de n’être absorbé par les incertitudes et les aléas du temps venant. C’est une délusion dont on a du mal à se défaire. Quand le temps présent est plus incertain que jamais, on se refugie dans les doux moments du temps passé. Fort malheureusement, on a tout enlevé de notre fierté de nègre indépendant.. La génération actuelle n’a presque plus de passé où se refugier. Plus de 1804, plus de football. Plus de visite les dimanches soirs au bicentenaire. Plus de crème à la glace au champ de mars ! Plus de cinémas, plus de théâtre, plus rien…plus rien…Et je réalise que moi aussi, je suis nostalgique d’un temps que ne peuvent connaitre les moins de trente ans..
Ronny Jean-Mary, M.D. Coral Springs,Florida.
Le 3 avril 2022