JACQUES ROUMAIN, PIONNIER.

Première partie, sa poésie

La fascinante biographie de Jacques Roumain ne cesse de faire couler d’encre. De mémoire, ce récit est unique parce qu’il a tracé un sillon imprévisible à chaque étape. De son vivant, sa production littéraire fut assez impressionnante pour lui gagner l’admiration de Langston Hughes, poète notoire de l’école Harlem Renaissance. Hughes a traduit Quand bat le tam tam en anglais pour obtenir  une place spéciale dans une anthologie rédigée par Nancy Cunard titrée Negro Anthology (un livre presque impossible à trouver) dans les années trente du siècle passé, d’après Hoffman. Ensuite il a écrit une élégie en honneur de Roumain. Ce dernier a lui-même composé un poème titré Langston Hughes.

Cependant malgré une bibliographie assez volumineuse, du côté littéraire, un mélange de poèmes et de nouvelles, pour le lecteur moyen, sa production littéraire est synonyme à son œuvre maitresse comme si elle était sa seule composition. Cette œuvre posthume de surcroit, Gouverneurs de la rosée, est traduite en au moins 18 langues, incluant le créole, Fòs lawouze. La première version anglaise fut traduite par Langston Hughes avec Arna Bontemps. Une excellente étude sur Roumain fut présentée comme une thèse doctorale  en 1972 à l’Université de Pennsylvanie par  Carolyn Fowler Gerald. Ce manuel cité en référence est pratiquement hors de circulation, mais dans un article dans le futur, j’expliquerai comment obtenir de telles rares œuvres.

Roumain ne fut pas seulement un romancier et poète. Leader politique, journaliste, diplomate, ethnologue, il a exploré une bonne gamme de la dimension de l’humanité. Parmi ses achèvements qui le placent dans la position de pionnier, citons sa création avec Price-Mars du Centre d’Ethnologie. Sur cette même rubrique sa polémique avec le père Foisset du Petit Séminaire Collège St-Martial au sujet de la campagne tous azimuts anti-vaudou des années quarante fut un acte révolutionnaire à l’époque. Sa riposte punchy a dessiné une nouvelle donne mettant en exergue l’importance du respect de la culture du terroir par son effronterie en opposant une institution jusque-là capable d’exécuter de telles démarches à sa volonté et sans coup férir. Cette campagne de destruction péremptoire par le feu et de confiscation flagrante systématiquement des vestiges culturels de notre patrimoine s’ajoute à la longue liste de méfaits de l’esprit colonialiste. Comme dans d’autres pays victimisés par cette stratégie de conquérants, ces reliques expropriés trouvent le chemin des musées et des collectionneurs privés.

Roumain esquiva et ne succomba  pas aux attentes conférées par son milieu social et sa formation académique. Fils de descendants d’affranchis, il a opté de considérer le mauvais sort des démunis, une attitude qui lui a gagné la punition de plusieurs séjours en prison. Formé en Europe, fluent en allemand et espagnol, il osa aller par delà de la pensée des auteurs classiques. Il a fait fi du style d’écriture dépourvu de saveur locale.  On a reproché à l’éminent écrivain Demesvar Delorme, de l’avoir prôné dans son chef-d’œuvre Francesca : les jeux du sort. Ce reproche pique d’avantage car il a été considéré comme notre meilleur auteur du dix-neuvième siècle par Price-Mars dans son écrit célèbre, Ainsi parla l’oncle.

La vie de Roumain donne des exemples surprenants. Par exemple, il excellait dans les activités  sportives. Lorsqu’il étudiait au lycée en Suisse, il s’adonnait à la boxe et devint un champion universitaire pendant son temps à Zurich. Ensuite il raffolait de l’athlétisme et surtout la course de cent mètres. Le gagnant olympique de la course en 1928 eut une vitesse de 10,8 secondes. Pendant cette même époque, Roumain enregistra une vitesse de 11 secondes pour les cent mètres. Il développa une amitié avec notre illustre Sylvio Cator pour lequel il dédia un poème du  nom  symbolique Cent mètres.

Son parcours était d’autant plus remarquable qu’il  se passait pendant l’occupation de notre pays par des sudistes américains qui endurcissaient le colorisme ambiant. Cette idéologie pernicieuse qui subjugue la raison en la vassalisant à une rétroaction visuelle et  biaisée à l’épiderme du prochain.  Cette rétroaction que nous déplorons d’une part mais pratiquons dans le quotidien sans nous en rendre compte nous porte à nous caser en caste. Isabel Wilkerson en parle éloquemment dans son dernier recueil  Caste, The Origins of our Discontents. Le colorisme du temps de Roumain favorisait les membres d’une caste aux dépens d’une autre dans les institutions privées et publiques. Il avait pris la décision d’aller à contre-courant, une position assez hardie. Que cela nous étonne est problématique pour sûr car le réflexe des deux côtés de la barricade nous porte à accepter comme acquis qu’il  fît un autre choix pour aboutir à un port différent.

Ce colorisme endurci par les forces d’occupation, en grande majorité de sudistes, jouait sur l’ambivalence et l’ambiguïté du point de repère chez certains métis ; le but de cette démarche étant d’envenimer la division dans un jeu moderne de la carotte et du bâton. Cette tache sociale est nuisible et produit beaucoup de victimes, la société en premier. Elle permet la commission des erreurs historiques de grave proportion. Soulignons que le baron de Vastey, aussi clair qu’un colon, était un parangon de la pensée anti-esclavagiste et l’un des plus prolifiques écrivains critiquant le système colonialiste. Marlène Daut de l’Université de Virginie dans son magnifique plaidoyer Baron De Vastey and the Origins of Black Atlantic Humanism-Baron de Vastey et les origines de l’Humanisme atlantique sensible à la cause noire, ma traduction- nous en enseigne beaucoup. Son effort pour la cause des Noirs fut pris à la légère à cause de son épiderme clair. Malgré ses disquisitions bien ficelées et passionnées, il a eu la malchance de tomber sous les balles meurtrières de ses frères d’armes pour avoir supporté le roi Christophe.

En revanche, dans un recueil publié très récemment, White lies : the double life of Walter F. White and America’s darkest secret  par A. J. Baime (un blanc), nous apprenons l’histoire choquante d’un des membres les plus influents de la NAACP, phénotypiquement un Caucasien, qui utilisait son apparence comme subterfuge pour investiguer les lynchages à travers le Sud des États-Unis pendant la première moitié du siècle dernier. De nos jours nous assistons au spectacle répugnant d’un homme phénotypiquement noir, Clarence Thomas, qui remplaça une icône libérale Thurgood Marshall, souiller sa mémoire en prenant des positions si extrêmes qu’il est maintenant l’enfant chéri de l’extrême-droite ici aux EU. Le choix de Clarence Thomas pour ce poste dévoile une décision cynique, une astuce pour édulcorer en amont et étouffer en aval les revendications d’un secteur bafoué pendant si longtemps.

Roumain en naviguant ce terrain glissé a eu une évolution de position, une métamorphose même. Au début, il expliqua son caractère téméraire comme l’effet du sang de ses ancêtres bretons. Dans un clin d’œil, il est devenu le barde soupirant les souffrances des nègres. Il s’exprima en des termes bruts, sans mettre les gants, dans un style libre, parfois sans ponctuation et définitivement sans rime, une écriture aux antipodes des générations précédentes. Son magnum opus en poésie, Bois-d’Ébène, un titre offensif pour certains, certes, mais un coup de fouet pour une culture opprimée, piétinée, un coup de clairon annonçant notre entrée en scène rappelant que les notes lénitives émises d’un clavier sortent de l’harmonie entre les touches  d’ivoire et d’ébène. On ne saurait inventer une esquisse du nec plus ultra mieux  que le faisceau esthétique de l’ébène à part égale avec l’ivoire.

Comme beaucoup de nos écrivains, ses œuvres sont pour la plupart introuvables à l’exception de Gouverneurs de la rosée. Cependant grâce aux efforts du professeur de Princeton Hoffman, ses Œuvres Complètes ont été publiées en 2018 et représentent la totalité (ou presque) de ses écrits littéraires. En feuilletant ce long livre de presque mille six cent pages, le lecteur se sent comme un gamin sur une plage en train de découvrir des jolis cailloux, les uns aussi splendides que les autres dans leurs différents teints, formes et  dimensions. Par définition, un tri est un exercice subjectif et le mien ne sera pas différent. Dans mon humble perspective, les vers suivants m’ont impressionné.

 

1-Cent Mètres.

Quatre. Ramassés comme

des fauves. Quatre hommes

Les énergies bandées telles des cordes

se sentent fluidiques, se heurtent fortes

………….

Dernier effort du corps projeté

contre le fil. Rictus de Prométhée

délivré. Trombe.

Enfin.

(Journaux du lendemain ;

Un tel gagné de poitrine).

L’herbe est une verte et fraîche tombe.

2-Appel.I

La LIBERTÉ

est un chèque

sans provisions pour la Wall-Street.

La justice,

Le droit,

Tendres paroles à jeter

Au panier des et cætera.

II

………..

Des hommes sont venus et douces coulaient les paroles de leurs lèvres :

Tous les hommes ne sont-ils pas frères ?

Alors nous tendîmes la main

Mais eux retirant leurs mains blanches

crachèrent à notre visage : sales nègres.

Frères, frères, êtes-vous morts parmi les morts ?

Batraville,

et toi, martyr, o Péralte crucifié

votre sang n’appellera-t-il la Vengeance.

……………

III

……………

Je veux

qu’un sang rouge

dans les veines des vieillards

elle allume

et qu’à l’entendre

la femme pousse son homme

hors

de sa maison

par les épaules

avec des mots durs,

et que les enfants pleurent

sur leurs bras débiles encore.

Haïti, aux Armes !

 

3-Quand bat le tam-tam

Ton cœur tremble dans l’ombre, comme

le reflet d’un visage dans l’onde trouble.

L’ancien mirage se lève au creux de la nuit.

Tu connais le doux sortilège du souvenir ;

Un fleuve t’emporte loin des berges,

T’emporte vers l’ancestral paysage.

Entends-tu ces voix : elles chantent l’amoureuse douleur

Et dans le morne, écoute ce tam-tam haleter telle

la gorge d’une noire jeune fille.

Ton âme, c’est ce sifflet dans l’eau murmurante

Où tes pères ont penché leurs obscurs visages.

Ses secrets mouvements te mêlent à la vague

Et le blanc qui te fit mulâtre, c’est ce peu d’écume

rejeté, comme un crachat, sur le rivage.

 

4- Langston Hughes

Tu connus à Lagos ces filles mélancoliques

Elles portent aux chevilles des colliers d’argent et s’offrent nues comme la nuit encerclée de lune

Tu vis la France sans prononcer de paroles historiques

-Lafayette nous voici-

………………..

Maintenant dans ce cabaret où à l’aube tu murmures :

O jouez ce blues pou’ moa

Rêves-tu de palmes et de chants de pagayeurs au crépuscule ?

 

Commentaire : On ne saura jamais si Roumain savait que Hughes n’était pas hétérosexuel et on ne peut que s’imaginer sa réaction en lisant le premier vers.

 

5-Bois-d’ébène.

Ce poème est long mais si magnifique qu’il est présenté in toto. Pour le lire, veuillez cliquer ici. Il est dédié à une femme blanche, Francine Bradley, épouse du professeur Bradley enseignant à NYU. Ce couple avait été ses amis et chez qui il avait logé pendant son séjour à NY. Ce couple avait mené une campagne pour sa libération de prison en Haïti. Ce fait historique est important de mentionner de peur qu’on tire une conclusion erronée à ce geste. Le livre de Carolyn Fowler Gerald en parle amplement.

 

6-Chanson du prisonnier pour son petit garçon.

 

-Ruisseau, ruisseau

Arrête-toi, dirent les menthes,

Gentil ruisselet

Fil d’argent

Ruban de lumière.

Écoute : nous sentons bon

Et nos timides cousines

Les violettes

Désirent te connaître.

Reste avec nous,

Ruisseau-ruisselet,

Gai compagnon. -

 

Mais le ruisseau s’enfuit

Et une rose penchée sur l’eau

Devint rouge de colère.

 

…………..

-Ne pars pas,

Dirent les galets

Et l’herbe et la mousse,

Qu’as-tu à courir

Comme une couleuvre pourchassée

Ruisseau, notre ami !

Reste avec nous, étendu au soleil :

……………

Mais le petit ruisseau

Poursuivit son chemin

Et l’herbe au bord de l’eau

Devint verte de dépit.

 

…………….

Ainsi arriva en ville

Ruisseau-ruisselet

Et il faut le dire !

Il eut besoin de faire pipi,

Voulut se glisser dans un jardin

Sous des grenadiers en fleur

Mais survint un gendarme

L’air mauvais,

Qui lui montra un écriteau

Sur lequel était écrit

Défendu ! -

L’arrêta

Et voilà ruisseau-ruisselet

Ruban de lumière

Fil d’argent

Notre gentil compagnon

Dans une sombre prison-réservoir.

 

………………

C’est ainsi que parvint dans une autre prison

Ruisseau-ruisselet,

À l’heure où Ti-Jacques allait se baigner

Et comme

Celui-ci  ouvrait le robinet

Il entendit :

-Je viens du dehors, sais-tu.

-Ah vraiment, dit Ti-Jacques.

…………………

Mais, dis-moi

Connais-tu Daniel ?

-Ma foi non, répondit l’Eau,

Qui est Daniel ?

-C’est mon petit garçon

Il a cinq ans

Il va à l’école

Et il est haut comme ça.

Si tu le rencontres

Ruisseau-ruisselet

Triste compagnon

Dis-lui pour moi

Comme la tourterelle

Bonjour, bonjour, bonjour.

Commentaire : Ce poème fut écrit pendant un de ses séjours au Pénitencier National. C’est simplement poignant. Cette métaphore de l’eau méandant, parcourant le paysage, « ruban de lumière, fil d’argent (manton monfleri ?) », décevant ses nouveaux amis en les laissant, devenue prisonnière, conversant avec un détenu qui s’inquiète surtout du sort de son petit garçon éveille en nous l’image d’un père qui parle à travers la voix du prisonnier, écroué  derrière les barreaux, inquiet de sa progéniture. Ce récit sous une forme originale émerveille par le fond aussi bien que par la forme. Une forme libre d’artifices, de rigidité structurelle, retraçant une réalité « natif-natal ». Cet échantillon de poèmes, j’espère, suffira à attiser la curiosité de ceux et celles qui ne sont pas familiers (ères) avec sa production poétique et chez ceux et celles qui sont fluents de son œuvre, une occasion de savourer ses vers en les relisant même en version abréviée.

 

Bibliographie :

1-Nancy Cunard, Negro Anthology, self-published, London, 1934.

2-Léon-François Hoffmann, Jacques Roumain et Nancy Cunard. journals.openedition.org

3-Jean-Price Mars, Ainsi parla l’oncle. Mémoire d’encrier.

4-Marlène Daut, Baron deVastey and the Origins of Black Atlantic Humanism. The New Urban Atlantic, 2021.

5-A. J. Baime. White Lies. The double life of Walter F. White and America’s darkest secret. marinerbooks.com, 2022.

6-Jacques Roumain, Œuvres Complètes, Éditions CNRS, 2018. Sous la direction de Léon-François Hoffmann.

7-Carolyn Fowler Gerald, A knot in the Thread, the life of Jacques Roumain, 1972. University microfilms, Univ of Michigan.

8-Isabel Wilkerson, Caste, the Origins of our Discontents, NY, Random House, 2021.

 

Reynald Altéma, MD.


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