REVERIES ET REGRETS D’ENFANCE…
C’était en Septembre, les vacances d’été déjà tirèrent vers leur fin.
Octobre c’était pour demain ; et l’école allait bientôt rouvrir ses portes. Les vacanciers qui fusèrent de partout, timidement se retirèrent de la ville. Les beaux papillons qui paradèrent sur les lilas et les choublak s’en étaient déjà allés ; les compétitions sportives semblaient perdre un peu de la chaleur des premiers jours de vacances, et rassemblaient de moins en moins de monde au parc Charlemagne Péralte de la ville. Les rencontres sur les sables des rivières à l’ombre des arbres en bordure du rivage, les journées d’excursion que les jeunes entreprenaient vers des points précis en dehors de la ville, tout cela : c’était fini. !! On se résignait à croire que l’été des désinvoltures et de l’oisiveté sans bornes allait bientôt faire place aux impérieux et durs labeurs des journées de classe interminables.
J’avais douze ans lorsque, dans l’assistance clairsemée du parc, à quelques centimètres de moi, mes yeux et les siens pour la toute première fois s’étaient croisés, et que jaillissait la flamme qui allait faire les délices de toute une époque. Vers elle, Je regardais une autre fois, et encore ses yeux étaient sur moi. Nos cœurs déjà comprenaient tout, et semblaient palpiter en mode post- sismique du choc de nos regards. Car à qui sait comprendre, suffisent peu de mots, un regard quelques fois.
Des suites de cette première rencontre, Je passais souvent devant sa maison. Et lorsque les soirs, mes parents m’envoyèrent pour des commissions, surtout ma mère pour le pain du souper, ou mon père pour lui acheter son tabac en poudre qu’il entassait ensuite dans sa tabatière, je faisais toujours un détour vers la rue où elle habitait, et j’épiais sans cesse du regard pour savoir si elle était aux alentours.
L’église catholique organisait des messes les samedi soirs, à l’intention des jeunes. Et moi, quoique jamais catholique, j’étais toujours aux portes de l’église pour regarder si elle y assistait. Quand la fortune nous souriait, elle était là, au bon moment, assise devant la porte de sa maison comme pour attendre un petit bonsoir, une brève causerie, et surtout m’entendre lui raconter l’histoire de ces « mille et une nuits de la belle au bois dormant ». Elle semblait savoir exactement à quel moment j’allais passer. En ces temps –là, les complicités de cœurs marchaient bien mieux que les téléphones portables les plus sophistiqués. Nos cœurs, jamais en déphasage, et qui se parlaient en silence, étaient des plus performants de nos moyens de communication. Parfois si je restais trop tard avant le souper, et que l’on me demandait au retour par où j’étais passé, je n’osais rien dire. J’avais honte d’avouer que j’étais amoureux d’une jeune fille de la ville. De rares fois aussi, elle passait devant ma maison, et je la raccompagnais jusqu’au près, tout près même , de chez elle. Cette courtisanerie tacite et silencieuse dura plus d’un mois quand un jour, Babeth m’annonça qu’elle devait quitter la ville dans une semaine pour continuer ses études primaires à la capitale. C’était pour moi la mort dans l’âme. Son père, un lieutenant de l’armée d’Haïti, ayant été muté vers Port-au-Prince, allait emmener toute la famille avec lui. Je pensais un instant partir, moi aussi, pour la capitale et poursuivre mes études là-bas. Mais quelle explication aurais-je donné à mes parents pour aller vivre là-bas, d’autant plus que j’étais un enfant et que je ne dépendais pas de moi ?.
En apprenant cette triste nouvelle, J’ai alors pensé à lui faire le plus gros cadeau qu’on pourrait faire à quelqu’un que l’on aine. Ainsi, croyais-je, elle pourrait se souvenir de moi durant toute la vie, du moins pendant qu’elle serait partie, en attendant que l’on se revoie un jour…
Entre Août et Septembre, le prix de certains produits agricoles monte considérablement. Les rapadous sont en demande. Mon père venait de vendre les rapadous, les quelques milliers qu’il avait maintenus dans la pièce d’à coté depuis pâques quand il mit fin d’ordinaire à la roulaison de la canne à sucre, ou depuis le temps des carêmes. Il me donna alors une grosse pièce de vingt centimes que je gardais précieusement jusqu’au samedi après-midi, la veille de son départ, quand j’ai pu enfin la rencontrer.
Elle passait une autre fois ce jour là dans ma rue, en route vers la messe. Me chercha –t- elle peut-être ?c’est mon droit à moi de me le demander..mais je ne le saurai jamais. En la voyant venir vers moi, Je lui disais alors, bien timidement, combien je regrettais qu’elle doive s’en aller et que je voulais lui donner quelque chose en cadeau. Je lui demandais de fermer les yeux et d’ouvrir grand sa main. J’ai alors déposé la grosse pièce dans le creux de sa main droite que je refermais tout de suite. Acte fort et sublime, aussi magnanime que celui de la veuve de Sarepta, puisque c’était tout ce que je possédais, quand j’avais décidé de la lui offrir. Elle dit merci, et s’en alla toute confuse de mon geste. Je lui promis aussi que j’allais être à la station le lendemain pour assister à son départ.
Au matin j’étais aux abords la place publique, là où les camions se rassemblaient à la file indienne, avant de prendre la route vers Port-au-Prince. Je la saluais tendrement et de là, l’on allait se quitter pour un temps que je croyais court, mais qui allait être toute une éternité..
Ce dimanche au soir, lorsqu’à table tout le monde riait, chantait et écoutait à la radio, moi je n’avais pas le cœur à manger. J’étais pris d’un profond sommeil dont je ne me revenais qu’au matin du Lundi. On tenta de me réveiller plusieurs fois de suite pour le souper. Mais encore, et encore je me rendormis. On me demandait tous si j’étais souffrant .Mais je répondis que tout allait bien. Comme dans la chanson « Mes chers parents je pars de Michel Sardou », On faisait semblant de me croire mais je savais qu’ils avaient bien compris que quelque chose s’était passé.
Ainsi prirent fin dans la rature les premières lettres de mon alphabet d’amour. Les jours se succédèrent et, comme dans une sorte d’illusion d’optique et d’hallucination visuelle, je passais de temps en temps devant la maison dans l’espoir qu’elle y serait encore, croyant même quelque fois entendre sa voix à l’intérieur. La dernière fois que je l’ai vue, une année après être revenue en vacances, elle était plus belle que jamais. Mais je n’avais pas osé lui parler. J’avais ce sentiment qu’elle n’était plus à moi, que la fortune avait changé de camp, d’autant plus que j’étais condamné à entamer et à finir mes études secondaires au lycée du village. Mon père et ma mère ayant toujours voulu que leurs enfants restent avec eux en province et qu’ils ne doivent rentrer à P-au-P que pour leurs classes terminales et l’université. Et le rêve de ‘’faire de chaque instant avec elle toute une éternité d’amour que nous allions vivre à en mourir’’, allait vite se dissiper sous la facture des alea du temps et des impondérables.
Je ne regrette rien du temps qui passe. Je ne me rappelle non plus qui de nous deux avait fait le premier pas. Allez demander à Jean Michel Schomberg dans sa chanson « le Premier pas d’amour » .Quand l’amour vrai vous emporte, l’émotion peut être si forte que les détails n’en disent plus rien. Tout ce que je sais de notre amitié, c’est qu’elle était réciproque, innocente et pure. La beauté d’une amitié est parfois dans la tourmente qu’elle engendre et dans sa capacité à naviguer aux travers des vagues de l’existence.
Nietzche, dans sa théorie existentialiste, disait que ceux qui n’ont pas survécu n’avaient pas mérité de vivre. Les mort-nés, les fleurs qui tombent de leur tige, emportées par le vent, les amours mortes qui n’ont pas porté de fruits tombent tous dans la catégorie de ceux qui n’avaient pas mérité de vivre. Et J’ai aussi compris que les sentiments c’est comme des nuages, tantôt entrecoupés d’éclaircies, tantôt annonciateurs de pluies et d’orage, tantôt écartés aux quatre coins de l’horizon pour permettre au soleil de briller. Des éclaircies, Il faut surtout en profiter. Car nul ne sait de quoi demain sera fait. Babeth a fini ses études classiques et vit, comme tant d’autres d’entre nous, en terre étrangère. Je ne sais même pas si elle se souvient encore de cette épopée qui a tant marque notre enfance. Mais la maison où elle habitait, revendue plusieurs fois de suite, inspire toujours quelque chose à mon cœur chaque fois que j’y passe. Si l’amour finit parfois mal, et que les sentiments se noient dans le tourbillon des émotions évanescentes, le cœur pourtant a sa façon à lui de redonner une nouvelle vie aux temps mémorables et aux gens qui ont su le faire palpiter fort.
Cette histoire pour moi est comparable à celle d’un enfant orphelin qui a connu ses parents, mais qui les a vus partir trop tôt sans le temps pour lui de connaitre ni la douceur d’une mère, ni le châtiment tendre d’un père qui veut pour son enfant tout le bien de la terre, et qui des fois, est forcé de le ramener à la raison.. J’ai longtemps voulu partager cette histoire avec vous. Maintenant que j’en suis quitte, je me sens plus léger désormais.
Mais si jamais vous partez avant moi, et que vous voyiez mon père et ma mère, là où ils sont aujourd’hui dans le sein d’Abraham, dites-leur que ce n’était pas le boulanger qui me faisait attendre avant de délivrer le pain du soir, comme j’insinuais alors. Dites-leur plutôt que j’étais amoureux, et quand je n’avais pas mangé, moi glouton et qui ne laissais rien sur la table, c’était que j’avais le mal de Babette, la première fille qui avait volé mon cœur à douze ans. .
Rony Jean-Mary, MD
Hinche, Haiti,
Le 1er juin 2022.