JACQUES ROUMAIN ET SA PROSE.

La production littéraire de Jacques Roumain est vaste. Dans la première partie, une revue à vol d’oiseau sur ses vers choisis comme échantillons de sa verve nous a révélé un écrivain en pleine métamorphose. Il maitrisait un langage revendicateur pour la race noire dans un style pugiliste, imitant son amour pour ce sport qu’il a pratiqué dans son adolescence. En analysant sa prose, je me garde d’aller directement sur son chef-d’œuvre, Gouverneurs de la rosée, un livre qui a suscité tant d’exégèses. Citons une collection d’essais sous la direction de Frantz-Antoine  Leconte, Jacques Roumain et Haïti : la mission du poète dans la cité, publiée chez L’Harmattan. Cette collection analyse surtout l’écriture des Gouverneurs de la rosée sous toutes ses formes, un véritable exercice forensique des essayistes.

Le parcours qui sera suivi couvrira ses œuvres de manière chronologique et exposera plusieurs nouvelles peu connues mais assez superbes et révélatrices de la perspicacité, l’esprit cosmopolite, l’étendue de sa culture,  et avant tout un style superbe. Puisque le dédale de ses œuvres marque le sillage d’un long chemin, cet effort ne pourra être que partiel et point complet, de toute façon pas d’un seul trait. L’aventure de l’évaluation de  sa prose donne la satisfaction d’une bonne cueillette dans un champ très fertile.

Il n’existe pas un mur étanche séparant la muse de l’auteur qui s’exprime en prose ou en vers. Cependant par tradition, on établit une distinction stricte entre les deux styles et rares sont les œuvres qui combinent les deux. Dans le cas de Roumain, l’inspiration demeure la même, qu’il choisisse un style ou un autre. Par exemple lorsqu’il décrit dans le poème, Finale :

Un soleil tourne dans ma poitrine.

Des gens s’enfuient.

Ils ont peur de ma brûlure.

S’ils pouvaient, en courant ils tendraient les mains en arrière pour me repousser.

et exprime dans la nouvelle, Fragment d’une confession :

…Oui, que je vive, que je vive, dans un présent nouveau comme un printemps ; que je sente, contre mes joues, éclore la tendre fleur d’un sein tiède et qu’au chantant murmure s’abolisse ma solitude glacée…,

on a du mal à différencier l’amertume exprimée en tant que muse permanente en proie à une hantise de la mélancolie. Par contre, le côté de praticien soulève la possibilité de la dépression chez l’auteur qui, dans son jeune âge vivait dans une pension en Suisse loin de ses parents et peut-être en mal de soins affectifs. Loin de moi l’idée de faire une psychanalyse, car cela dépasse ma compétence, mais l’évidence saute aux yeux tout de même. L’argument essentiel repose sur l’idée que le moyen d’expression est neutre ; le message passé ne dévie pas et par conséquent démontre l’aspect arbitraire de la distinction des deux styles.

Ce qui paraît clair dans sa production littéraire c’est l’évolution de son choix de thèmes, du profil des personnages, du langage. Ces nouvelles au début se fixaient autour des bars, des maquerelles, de la vision négative de la vie. Cette fixation sur les prostituées le rend susceptible à la critique de misogynie de nos jours. Ce serait, dans mon opinion, d’intenter un procès injuste.  Son benjamin, mais son sosie presque en orientation politique et en renommée littéraire, Jacques Stéphen Alexis, a composé une œuvre magistrale en prose dans son recueil, L’espace d’un cillement. Une œuvre basée sur un Cubain vivant en Haïti fréquentant une maquerelle. Dans mon opinion cette œuvre représente un chef-d’œuvre de maitrise stylistique, le genre de création méritoire du prix Nobel. Une comparaison de ces deux auteurs sera traitée ultérieurement car ils représentent des piliers, potomitan, de la littérature moderne du terroir.

Tout de même l’idée de prostitution joue un rôle assez fieffé dans ces récits. Prenons le cas  d’un protagoniste amateur  des femmes nocturnes qui se considérait comme prostitué à cause de sa lâcheté comme dans ce passage  dans la nouvelle, Propos sans suite :

…J’aime les prostituées. Elles ont des baisers douloureux….Auprès d’elles je suis apaisé. Je suis leur pareil….Pareil à elles par la souffrance et le dégoût quotidien. Prostitué aussi : à moi-même, à mon impuissance, à ma lâcheté devant la vie…

Comme un métronome, les protagonistes souffrent d’angoisse comme un thème récurrent. Angoisse d’échec, de satisfaction, de liaisons amoureuses, en dépit de la possession d’atouts qui devraient assurer le succès. Roumain possède une plume méticuleuse de la description et une excellence dans la formulation des métaphores et surtout en retenant la saveur locale. Dans La Proie et l’ombre, Michel Rey, un écrivain raté, introduit ainsi :

La haine de Michel Rey pour sa belle-mère est peut-être le seul sentiment puissant qui lui rende la vie supportable.

Plus tard, Roumain  raconte :

Il noue sa cravate penché à la fenêtre comme sur un miroir. Au bas de cette villa de Bolosse, la mer s’étale grise, encore mal lavée, comme une tôle ondulée, au large des bouquets de palmiers, ces plumeaux à épousseter les grains de pluie.

Ce paysage océanien depuis longtemps ne l’émeut plus. Il regarde maintenant la mer avec les yeux du pêcheur qui déplore n’avoir point de ligne. Une fibre s’est cassée, net, en lui. Comment pécher sans elle ce rare gibier, l’enthousiasme ?

Pour maintenir notre attention et abreuver notre soif, il monte au créneau avec son verbe créateur et sa verve sémantique, dans la même nouvelle :

Tu n’as jamais vu une paysanne descendre les sentiers en lacets rouge-vineux, de nos mornes. Elle passe entre les bananiers déchirés  par le vent et qui penchent, les manguiers muscats lourds du miel de leurs fruits, les baobabs aux branches desquelles se meuvent des écharpes de parasites, les mapous sacrés  aux racines tentaculaires ; elle passe comme une danseuse sur une corde, le buste haut  et ses bras balançants font houler ses larges hanches  dolce armonioso. Musique !

J’ai vu au seuil d’une case un rustre frappant sa femelle de son gourdin, en mesure, comme un joueur de tam-tam, et  la suppliciée se laissait  prendre au rythme du bâton  sur ses épaules et dansait, et hurlait, et chantait sa douleur.

Et si par mégarde on ratait son penchant pour la description, cette habitude  revient au galop :

Il s’arrête ; quel brusque insecte zigzague en vrombissant dans le silence tombé ? Horatio étendu sur le divan, dort, jambes écartées. Ses lèvres humides qui s’ouvrent et se renferment, emprisonnent et libèrent  les abeilles bourdonnantes du ronflement.

Le protagoniste Michel Rey, toujours insatisfait, partage sa situation maussade :

            À quoi bon ?  et  justement « À quoi bon » ? n’est pas une question, mais une réponse.

D’ailleurs, n’est-elle pas la preuve, cette analyse, la meilleure, de ma faiblesse et de ma nullité ? L’incapable vaniteux fouille sans cesse le vide qui est en lui, possédé de l’espoir farouche (et d’autant plus cruel, qu’il sait cet espoir vain) de se trouver des qualités méconnues. Je crois Carlyle qui dit que l’homme fort, qui connaît de soi le peu qui soit connaissable, ne doit pas se tourmenter, mais se mettre au travail, et alors : « Ce que tu peux faire, fais-le en Hercule ». Hélas, je n’ai jamais eu cette fierté : mon orgueil n’était que rancœur contre moi-même, fiel rejeté, sur les autres.

Arrivé à ces moments d’entière et douloureuse sincérité, Michel se sentait comme allégé et plus libre ; mais cette délivrance ne durait pas, et bientôt  il sentait avec angoisse le poison le pénétrer à nouveau et l’étouffer : il était comme un vase qui se vide et se remplit inévitablement d’angoisse.

Se pencher sur la forme et oublier le fond serait un travail incomplet, un parcours arrêté à mi-chemin. Le fond comme je l’ai mentionné auparavant tourne autour des différentes tournures de la déprime, mais timidement, une tendance populiste s’annonce. Dans La Proie et l’ombre, l’auteur nous titille subtilement,

Ses parents qui l’entraînaient vers la ville l’accablaient de questions. Il essayait de répondre, mais il aurait voulu se séparer d’eux, marcher seul, dans une extase solennelle, et étreindre cette marchande de mangues qui passait, portant ses fruits sur la tête comme une reine sa couronne, les reins cambrés, le pied sûr et les raisins mauves, mûrs, de ses seins crevant l’étoffe bleue de sa robe grossière, oui , l’étreindre fortement et lui dire : « Sœur !» ; prendre dans ses bras cet enfant déguenillé qui tendait la main à un touriste américain, le presser sur son cœur : « Frère, petit frère !… »

Dans Les Fantoches, il ouvre la porte et il fonce en décrivant un débat électoral entre deux candidats :

Aristide Marau-Parti populaire

Jean Lefèvre -Parti national démocrate.

Naturellement pour brosser un tableau authentique, il débute ainsi,

Tout d’abord une forte odeur humaine le saisit ; à travers la fumée des cigarettes qui prenait à la gorge, des visages en sueur luisaient comme des cuirs bien cirés.

Mirabile dictu : le premier est un démagogue et le second un démocrate raté. Dans une analyse perspicace de la situation, l’auteur à travers les deux protagonistes nous indique ces maximes suivantes :

Lefèvre  a trop d’estime de soi pour être un  démagogue et il est trop bête pour ne pas saisir qu’un démocrate intelligent doit être  un démagogue. Comment voulez-vous exposer à cette foule, avec la clarté et la froide logique qui conviennent, un programme politique ? Lefèvre  perdra la partie, parce que son adversaire en guise d’arguments fera appel aux mânes des ancêtres : Christophe, Toussaint, Dessalines-la rengaine connue-et remplacera les idées par des trémolos lyriques de diseur de café  concert.

Ces observations sont offertes comme un apéritif. Le met principal viendra tout de suite :

Il (Marau) chatouilla agréablement la vanité de ses auditeurs : « Le peuple, disait-il, le peuple sain et sans reproches, source vive du bonheur national… »

-Marau triomphera, continua Santiague. Remarquez son habileté à traiter la foule. Dernièrement, il me disait avec un tranquille cynisme : « Mes flatteries caressent le peuple comme les antennes des fourmis qui sollicitent de leurs compagnons-réservoirs le miel régurgité. Ce que Maeterlinck appelle ingénieusement le jabot social, le peuple le possède en quelque sorte et j’en obtiendrai : des voix, des votes » !

Mais Aristide Marau, le geste large :

-Je ne fais pas de grandes phrases, moi. Les belles phrases sont comme des gens bien habillés, mais ce ne sont pas des gentlemen qui ont fait la guerre de l’Indépendance, c’est le peuple, le peuple loqueteux, le peuple va-nu-pieds, le peuple déshérité.

Comme coup de grâce, l’analyse continue et nous ramène au point final de l’argument :

Mais Marau sera député, l’inconscience populaire ne peut qu’aboutir à cet heureux résultat. Tout  ceci explique  admirablement combien le « système  démocratique de représentation populaire » est un péché contre la logique ; si on donne des tuteurs à un peuple parce qu’il est ignorant, on lui refuse à l’avance toute lucidité et par conséquent il ne peut choisir ses tuteurs ».

Cette perspicacité s’entremêle  avec du sophisme de temps en temps, un subterfuge déroutant et inutile. Prenons quelques citations :

…L’anarchie implique en somme un ordre effroyable, une rigoureuse discipline envers soi-même :  une servitude de soi par soi. Qui en est capable ?

-Attention, vous allez pousser le paradoxe jusqu’à dire que l’anarchie est le contraire de  la liberté individuelle.

-……. La cruauté est une qualité constructive.

Une lecture attentive d’un échantillon même restreint de ses nouvelles nous donne assez de goût pour saliver, et poursuivre le voyage, hormis ces quelques idées illogiques émises pour une raison inapparente. Pour emprunter une métaphore de l’auteur, utilisons nos prunelles comme sentinelles et notre matière grise comme juge pour épousseter ces quelques grains de poussière nuisibles à la couche lustre du récit.

( à suivre).

 

Reynald Altéma, MD.


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