LE FOURNEAU
Émilcar Guillemain se réveilla de son sommeil quand la voix de l’annonceur rappela les passagers de l’atterrissage imminent et du besoin d’attacher la ceinture. Il se sentit mal à l’aise. D’une part, le vol de 22 heurs depuis Oakland, de la Californie à la base d’aviation Tan Son Nhut, une vaste installation militaire, était éreintante. Les deux escales à l’Alaska et au Japon n’avaient pas beaucoup aidé. Cependant se hâter vers la destination signifiait l’arrivée à un endroit connu pour le rapatriement de beaucoup de cadavres. D’après la rumeur, plusieurs de ces dépouilles appartenaient aux hommes bruns et aux noirs. Ceux qui étaient bien placés pouvaient magouiller pour obtenir un renvoi grâce à des raisons innombrables. Il n’eut pas besoin de chercher loin. En effet, beaucoup des visages de ce vol qualifiaient comme membres de la société des basanés. Des fantassins accomplissant le sale boulot. Les politiciens de la terre natale se pavanaient dans le discours prônant « d’honorer la patrie », mais s’arrangeaient d’exclure leurs fils du fil du rasoir.
Émilcar avait à peine quitté Haïti un an plus tôt, en juin 1966. Grâce au parrainage de son frère, il obtint la carte verte. Il avait 19 ans, travaillait dans une usine avec une commande rudimentaire de l’anglais. Il nourrissait l’espoir de s’enrôler à l’université pour décrocher un diplôme en génie électrique. Il était un as en mathématiques. L’entraînement militaire ressemblait à une corvée. Plutôt chétif, il n’excellait point dans les activités physiques. Il souhaitait tant d’échouer et de mériter le rejet à cause d’inaptitude, mais le sergent instructeur ne le permettrait pas. Il ne lassait point de l’enseigner au point où Émilcar commençait à prendre plaisir à faire les pompes, les accroupissements, et le jogging. Ce revirement le surprit. « Il ne faut jamais dire qu’on ne peut pas accomplir une tâche, jeune homme. Une fourmi peut soulever jusqu’à 10 fois son propre poids. Je fus dans le temps une mauviette comme vous, and j’ai appris à me muscler. Il existe un but à cette folie »., le sergent, maintenant robuste, se plaisait à répéter. Une rengaine si convaincante qu’il avait presque transformé Émilcar en un croyant. Maintenant il devait faire face à cette situation.
L’avion finalement atterrit. Émilcar se sentit aller de Charybde en Scylla par moult façons. Une chaleur suffocante l’accueillit en descendant les marches d’escalier de l’avion. Un soleil aveuglant provoquant l’illusion d’étoiles et qui gêne de surcroît avec les vagues de chaleur du sol le salua. Une humidité sans relâche ajouta davantage d’inconfort à son désarroi. Immédiatement ses pores lâchèrent des gouttes de sueur. Il n’eut d’autre locution pour décrire sa situation qu’un fourneau. Les chaussettes isolantes si efficaces pour la température froide dorénavant brûlaient ses pieds. Il ne pouvait attendre de retirer ses bottes et ses habits sur ce compte. Il souhaita tant qu’il n’eût pas à émigrer pour améliorer son sort ! Il n’aurait pas à devenir un conscrit ou à prendre part dans une lutte pour laquelle il n’avait aucun intérêt.
Le va-et-vient de soldats à l’aéroport allait bon train. Localisée dans un faubourg de Saïgon, la base opérait comme une oasis américaine en Asie du sud-est. La gamme de compagnies aériennes en existence à l’époque y participait. Le transport des soldats paraissait comme un négoce assez lucratif. « Le butin de guerre », il pensa. Ceux qui ne luttaient pas s’enrichissaient aux dépens des soldats, semblait-il. Tandis que les soldats mettaient leurs vies en jeu et n’auraient pas beaucoup à soutirer de l’affaire. Si une justice existait, il ne pouvait pas la voir.
« Voici venir un autre Frenchie. Comment prononcer votre nom ? Quels sont les quatre derniers chiffres de votre numéro de sécurité sociale » ? demanda le sergent faisant le contrôle, un mec de haute taille, costaud, noir comme le charbon. Aïe ! Ceci constituait un rappel qu’il évoluait en terre étrangère. Les Américains avaient du fil à retordre pour prononcer son nom. Fatigué d’essayer de répéter les syllabes de son nom, finalement « G » devint son nom. Émilcar arriva et resta dans sa demeure temporaire, d’une distance de moins d’un kilomètre du terminus. Cette putative courte distance ressemblait plutôt à un calvaire pendant qu’il changeait son sac de voyage d’une épaule à une autre et en essuyant son visage. Normalement il tolérait la chaleur bien en terre natale, mais celle-ci était simplement insupportable. Son logement à la zone de transit d’abord et aux autres endroits plus tard cristallisaient l’austérité. Une grande halle, similaire à une large salle d’hôpital munie d’une allée étroite séparant les lits de chaque côté. À peine arrivé, un petit malin lança, « Allo caporal ! J’espère que tes pieds ne puent pas » !, alors qu’il se préparait à retirer ses bottes et spécialement ses chaussettes isolantes qui avaient transformé ses pieds en saucisses chaudes et brûlantes. Ne maitrisant pas encore l’anglais, il ne pouvait guère offrir une riposte aux boutades des autres et ils en profitèrent pour le taquiner ad libitum. La sphère privée demeurait un luxe. L’espace libre au-dessous du lit servait comme entrepôt. Au moins un grand ventilateur de plafond baissait la température ambiante. Il se demanda s’il pourrait dormir la nuit avec ce bruit grinçant.
Tout de suite, Émilcar découvrit que la vie au Viêtnam tournait autour du principe de « rester en vie ». Littéralement parlant, la mort pourrait arriver à n’importe quel instant et de manière effroyable. Si c’était une pièce de théâtre macabre, les caractères vilains comme les maringouins, mouches de sable, la chaleur oppressante et l’humidité pâliraient près de la sécurisation d’un abri face à des éclats d’obus ou des balles bourdonnantes. Un ennemi toujours en quête de moyens pour surprendre par ses audacieuses méthodes aussi bien que l’ingénuité de ses souricières. De par la nature même du conflit, il pourrait se présenter sous la mascarade d’un vendeur venant à la base pour offrir des articles de fantaisie ou un employé de l’une des maquerelles fréquentées par les soldats américains. Cette guerre de guérilla opposait des forces bien armées contre un adversaire rusé sur son propre territoire dans une réédition des Américains luttant contre les Anglais pour établir une nation souveraine. Il était toujours en état d’alerte.
Sa première échauffourée prit place près d’une rizière dans l’espace de deux semaines de son établissement dans un bataillon de la division « big 1 » dans la région du delta, au sud de Saïgon. Fantassin, durant une mission d’éclaireurs, son unité soudainement comme par vitesse-éclair tomba sous une rafale de balles avec forte intensité provenant de Viêt-Cong qui se cachaient dans le champ. Il fit la première expérience de l’observation dingue d’un cours d’eau normalement d’une couleur turbide transformée en rouge écarlate par le sang humain versé à profusion. Il observa le rugissement assourdissant des explosions, ensuite suivi par le silence déroutant forgé par l’inanité. Il devint un spectateur de la mutilation de différentes parties du corps, du décès soudain de camarades, de l’agonie et la mort lente de soldats blessés attendant leur rescousse par un hélicoptère. Il devint entremêlé dans un jeu de gain nul avec un scénario de bombes de napalm incinérant des champs et la chair humaine de l’ennemi, tandis que le feu ami ravageait les combattants du même camp.
Chaque jour au réveil, Émilcar dut réfléchir à l’éventuelle épreuve en attente. Des pluies torrentielles pendant la saison des moussons duraient des jours entiers. Cela accélérait la population des moustiques friands de son sang pour nourriture. Le tout représentait une expérience qu’il n’aimerait jamais répéter dans la vie. Comme par hasard, il connut le sort des blessés. Pris entre deux feux, il s’écroula en perte de connaissance, victime d’une plaie par balle qui déchira sa jambe gauche.
« Wifout, sa se yon gwo maleng » ! (Zut, quelle vilaine entaille !) Émilcar entendit ces mots familiers pendant qu’il jonchait sur une civière en route vers l’urgence d’une antenne chirurgicale.
Il gisait là dans l’état d’esprit entre deux eaux. Il était submergé à moitié entre réveil et sommeil, presque comme la clignotante bougie de la vie luttant pour rester allumée, contre une léthale chambre noire dépourvue d’oxygène.
« Pa kite m mouri souple ». (Ne me laisse pas périr.) Il se rappela supplier la personne et la prochaine fois qu’il avait retrouvé sa connaissance, il était alité dans un hôpital et un jeune médecin regardait la plaie de sa jambe avec une infirmière. Il avait différentes solutions intraveineuses dans ses deux bras. Une douleur lancinante dans la jambe pendant que le médecin changeait le pansement provoqua une grimace, « Woy manman mwen ala soufrans sou la tè beni. » (Aie Aie Aie ! Que de souffrance sur la terre bénite ».)
« Ou pa bezwen pè gason. Ou nan bon men. » (Pas de besoin d’avoir peur, mon frère. Vous êtes en bonnes mains.) Le jeune médecin en effet était un compatriote. Il dut interrompre sa spécialisation pendant sa troisième année en Chirurgie à Cook County Hospital de Chicago, un grand hôpital municipal connu nationalement comme un excellent site de formation à cause du volume de cas vus aidant à aiguiser la compétence.
Émilcar retenait une expression perplexe quand il vit le nom et le rang du médecin : Roger Andrew, MD. Andrew n’est pas un nom français. Par contre le médecin parlait le créole impeccablement. La feuille en or sur son col l’identifia comme major.
Détectant la confusion du patient, « Granpè m te jamayiken », (« Mon grand-père était jamaïcain ») le médecin l’informa. Le parcours de son grand-père de sa terre natale faisait partie d’un récit presque quotidien qu’il partageait avec les inconnus confondus par son nom anglais. La vraie histoire qu’il ne confiait qu’à ses proches fut que son grand-père eut à quitter Montego Bay précipitamment après avoir rossé un policier britannique. Celui-ci avait subi des dommages de la moelle épinière. Le policier lui avait lancé une injure raciale. Ce comportement rentre en ligne du fait que les marrons les plus redoutables du Nouveau Monde furent envoyés en Haïti et à la Jamaïque.
Ravi, Émilcar pour un moment oublia son atroce douleur. Se souvenant qu’il devait s’adresser à un supérieur de façon formelle, « Merci major Andrew. Merci commandant ». Il ne pouvait s’empêcher de former un mot-valise, « Merci ‘docmandant’ ». Dans sa culture, le titre de « doc » l’emporte sur commandant en termes de prestige. Tout aussi dans sa culture, lorsqu’en doute, il faut improviser.
Flatté et titillé, le major Andrew fit de son mieux pour maintenir une position imperturbable. Alors, il dit de façon humoristique, « Il est un bon comique ». Pour le major Andrew, la flatterie valut d’autant plus que quelqu’un lui démontra un peu d’appréciation. Le matin d’un jour plus tôt dans la section des officiers du réfectoire, il dut corriger un grincheux lieutenant.
« Pouvez-vous croire que nous avons un noiraud comme médecin ? L’Armée a perdu sa boussole en permettant un tel développement. La prochaine étape serait de se considérer comme notre égal ». Le major Andrew a entendu cette remarque crue et conformément à son héritage ancestral, il monta rapidement au créneau, surtout après avoir identifié le nom et le rang du coupable.
« Lieutenant Smith » ! hurla-t-il sur un ton puissant, ce pour attirer l’attention de tous.
Le lieutenant surgit sur ses pieds en les serrant ensemble de manière ostentatoire et le saluant, « Oui, commandant » !
« Je vous ai entendu et je de demande une excuse totale en présence de tous ici présents. Sinon, je vous rapporte à l’officier JAG et recommande que vous soyez passible à la cour martiale d’après la section 3AB du manuel opérationnel de l’Infanterie pour l’insulte d’un officier supérieur ».
Ces joues d’un rouge vif comme la tomate, le lieutenant répondit, « Je le regrette commandant, j’offre mes excuses et je retire ma déclaration ».
Le major Andrew tourna et pour accentuer l’embarras du lieutenant, il ajouta, « Sergent, regardez-moi ! Avez-vous entendu le lieutenant Smith » ? Cette fois sa voix ne laissa aucun doute sur qui commandait et portait les pantalons.
« Non, commandant » ! répondit-il.
Le lieutenant Smith dut répéter son excuse fortement et clairement pour être entendu par tous. En agissant ainsi, le major a gagné le respect et le dédain de ces individus souillés de préjugé. En s’opposant et en le faisant si ouvertement, il ponctua la bulle de « droit de cité des blancs » où un Caucasien peut tout simplement s’octroyer le plaisir d’insulter un Noir. En même temps, ce genre de rétroaction par les membres avec une telle mentalité serait considérée comme une belligérance, émanant d’un nègre prétentieux. Un officier noir disciplinant un lieutenant blanc en public dans l’armée au milieu des années soixante cristallisait une entorse à l’ordre social. Un bras de fer entre deux cultures se concrétisait. Un silence révélateur suivit cet incident. Les membres de la tribu du lieutenant votèrent avec leurs pieds pour démontrer leur désapprobation. Le major Andrew à partir de ce moment s’assiérait seul à table, car personne d’autre ne le joindrait. Il tomba victime de l’ostracisme.
À jamais il avait une cible collée à son dos. Un sombre secret parmi les militaires, les subalternes parfois « grillent » un officier supérieur en rétribution d’un affront réel ou imaginaire. De temps à autre une blessure reçue et attribuée à la guerre de façon générique provient d’une origine autre que celle de l’ennemi. Une « grillade » en est la cause. Il reste débattable si la situation a changé de nos jours. Comme une contremesure au ressentiment de quelques GIs contre leurs supérieurs, une règle officieuse existait et encourageait la fraternisation entre les deux groupes.
Par coïncidence ou affinité, le major Andrew inclut Émilcar dans son cercle. Pendant sa convalescence, chaque matin au cours de sa tournée, ils jasaient un peu. Ceci constituait une relaxation thérapeutique pour le major Andrew. La position de paria social rongeait son ego lentement. Malgré tout il s’efforça de maintenir une disposition optimiste.
Petit à petit ils devinrent familiers et apprirent qu’ils partageaient assez de traits communs. Par exemple, ils sont du sud du pays. Émilcar vient de Jérémie et le major Andrew vient des Cayes. Ils voyagèrent dans le même avion en provenance d’Oakland, Californie. Après 2 semaines de convalescence, l’amélioration d’Émilcar fut assez satisfaisante pour un transfert vers l’unité de réhabilitation à Cam Rahn Bay. Une autre large étendue d’habitation militaire, au bord de la mer. Quelques jours après le départ d’Émilcar, le major Andrew subit le sort de la victime. Dans un exemple de ce que certains décrivent comme une « grillade spéciale », il endura des blessures sévères, incluant la main droite dans une explosion. Les blessures avaient une telle ampleur qu’il devait être transporté au Japon pour une unité spécialisée dans les blessures des mains. Il nécessita une réhabilitation extensive.
L’Oncle Sam décora les deux avec le « cœur violet », mais leurs vies changèrent à jamais. Dr Andrew laissa l’armée à cause de ses blessures et comme un droitier il perdit sa dextérité, si importante pour un chirurgien. Il n’eut d’autre choix que d’abandonner la Chirurgie comme une spécialité et il choisit de recommencer comme un neurologue. Il y excellait et il ne retenait aucune amertume, mais il n’oubliait pas l’agonie qu’il a endurée.
Émilcar a eu l’opportunité d’aller à l’université sous le parrainage de la loi GI et il étudia le génie électrique. Il resta boiteux pour le reste de sa vie. Ils se rencontrèrent des décennies plus tard quand tous les Haïtiens s’étaient réunis pour une marche sur le pont Brooklyn jusqu’à l’hôtel de ville de Manhattan pour protester contre notre inclusion comme groupe à risque pour le SIDA.
Leurs histoires ne représentent qu’une tache de poussière dans l’océan des récits de jeunes hommes envoyés lutter contre un ennemi parfois étranger et parfois local.
Reynald Altéma, MD.