LE CASUEL.

« Casuel » ! Cette injure du terroir, rapide comme une rafale, une frappe étourdissante comme un projectile fut lancée en direction de Jacques. Ce mot blessant apporte une blessure spéciale lorsque projetée à un puceau pour lui signifier une timidité démesurée, une peur de s’adresser au genre féminin.  Ce dard frappa à brule-pourpoint l’orgueil de Jacques. Que cette injure fût émise par la jeune fille qui détenait une emprise comme un étau sur son cœur augmentât la honte ressentie et l’acuité de la douleur vive du pincement. Un simple mot de six lettres charriant un poids de plomb, verrouillant l’amour-propre dans une cage, scellant la réputation de poltron, secouant le noyau  de virilité. Puisque le machisme s’abreuve de virilité  tout comme les poumons s’enivrent d’oxygène, un tel accroc suffoquait ou domptait en un clin d’œil. Cet accroc par définition classifiait l’individu.

Cette classification rigide indiquait qu’un jeune puceau vivait dans le purgatoire social. Il ne jouissait pas du droit de parler de, voire d’avoir une petite amie. Un adolescent en pleine floraison de ses hormones, exclu de ce club de liaisons sentimentales, subissait une sentence pénible. La pression des pairs, d’une influence inéluctable et d’une importance capitale insistait sur ce droit de cité. Pris dans ses petits souliers, Jacques ne cessa de penser à sa situation. Comme un leitmotive, l’expression revenait constamment.

« Casuel », un mot retentissant de désaveu lancé à travers une conque, assourdissant, inoubliable pour sa férocité, le message subliminal échappé malgré soi d’une soif grandissante en suspens d’assouvissement. Jacques, adolescent de quinze ans, chargé de savoirs livresques, mais dépourvu de sens pratique et d’expérience émotionnelle face à sa première épreuve se sentait dérouté. Un mot lourd de sens, certes, mais de portée stratégique.  Ce mot qui trouva sa naissance à l’intersection de deux vies reflète la divergence entre deux récits. Deux points de vue, deux personnes différentes qui cherchaient un chemin commun, mais ne pouvaient éviter les étincelles brûlantes de l’attraction mutuelle mal gérée. Qu’il fût la victime d’un tel sort, d’apparence ce n’était pas évident. De son point de vue, cette déception balayait un espace entre la hantise et   le tourment.

Il n’en revenait pas. Une épithète amère venant des lèvres les plus suaves qu’il avait jamais rencontrées. Elles appartenaient à Joceline, sa condisciple de classe au lycée.  Dès la première fois qu’elle avait offert un sourire en guise de remerciement pour la solution d’un exercice de math difficile, son cœur n’a cessé d’accélérer à sa vue. Ce sourire conjura l’effet magique de tisons réchauffant le cœur. Joceline, de petite taille, joufflue, d’une peau d’ébène reluisante, d’un visage rond avec des sourcils touffus, des lèvres charnues, des fossettes ensorcelantes, dotée d’une tête ronde chapeautée de cheveux crépus, mais drus et surtout des yeux noirs lustres comme des billes. Le tout l’avait plu d’une façon surprenante et spontanée. Il souhaitait de son mieux entretenir une amitié avec elle. Il souhaitait surtout trouver l’occasion de lui parler en  tête à tête, loin des curieux pour dévoiler ses sentiments qui augmentaient de jour en jour. Il ne pourrait jamais s’exprimer en public, oubliant les mots appropriés ou incapables de les formuler, ressentant un blocage. Son esprit vif cédait la place à l’esprit de l’escalier en présence de Joceline. Il se rappela plusieurs opportunités ratées, car  figé sur le champ, ne trouvant qu’un peu plus tard  la réplique pour amorcer une conversation. Si seulement il pouvait faire une marche arrière dans le temps. En l’occurrence la semaine dernière, l’occasion se présenta.

« Le rossignol qui chante et la colombe qui roucoule attisent l’imaginaire et attirent la sympathie tandis que la chauve-souris, taciturne, effraie l’imaginaire et bouscule la sympathie. La conversation vaut son pesant d’or ». Ces phrases, énoncées par Joceline en classe de littérature comme exemple de maxime ou de calembour d’après la perspective de l’auteur ne suscita guère de commentaire de Jacques.

« Alors que répond Jacques, celui qui a toujours un bon mot à placer » ? demanda le prof.

« La chauve-souris évoque l’épouvante, c’est sûr »., répondit-il, une réponse inepte qu’il regretta aussitôt émise. Conscient de cette grande faille, incapable quand même d’y remédier. Seul, en y réfléchissant plus tard, il s’imaginait une riposte plus adroite, « Le forum approprié et le temps propice déterminent la tournure d’une conversation. Tout taciturne au moment opportun devient loquace et c’est la nuance ». La frousse pourtant le terrassait malgré tout son désir d’agir autrement. Il ne savait pas comment détecter un indice ni arborer le langage corporel de circonstance. En croisant Joceline, Jacques ne pouvait s’empêcher de baisser  la tête. La chauve-souris, réelle ou en métaphore ne suscitait pas la véritable épouvante. L’épouvante pour lui s’appelait l’audace.  L’audace de s’adresser à une fille les yeux dans les yeux, de lui parler et de maintenir une conversation intelligente au minimum. L’ultime audace viendrait sous la forme d’une hardiesse  à toucher sa main, même pour quelques secondes. Ce récit jusque-là représente les faits à travers ses prunelles.

Le récit de Joceline décrit le revers de la médaille. Elle allait d’une déception à une autre, ou comme elle l’aurait reporté, « captivée par un gaillard, en route vers un crève-cœur ». D’abord elle l’avait remercié chaleureusement à la première rencontre. Elle voulait tant lui parler car la conversation pour elle, détentrice d’un esprit passé dans le moule de Vénus, sert de baromètre. Une mesure simple pour évaluer le pouls d’une amitié et spécialement d’une liaison sentimentale. Ce jeune homme brillant en mathématiques, de taille moyenne, timide à l’extrême, qui évitait de la regarder directement et qui baissait la tête au lieu de rencontrer ses yeux, pourtant avait une voix de baryton sonore. Ce regard était franc, perçant, altier comme celui d’un aigle royal et rehaussé par ses yeux marron symétriquement placés en  haut d’un nez en bec d’aigle. Elle voyait un profile impressionnant d’un gars avec des oreilles un peu larges, des mâchoires carrées, un front large et des lèvres charnues et très sensuelles. Une petite moustache, frêle, se décelait. Ses mains étaient larges, éclipsant la craie au tableau. De plus par son allure virile  et sa prestance assurée, il exhibait ironiquement toutes les caractéristiques de la confiance en soi. Cependant ces attributs se juxtaposant contre sa timidité, offraient un contraste déroutant. Jacques détenait cette mauvaise habitude de ne rien dire et de laisser à l’imaginaire de deviner ses intentions et le fond de sa pensée. Pour une raison qu’elle ne pouvait comprendre, ce jour-là où il expliquait la solution de cet exercice, un coup de foudre la frappa avec la force d’un orage, la célérité d’un éclair, l’intensité de la canicule du soleil de midi tropical. Ce coup de foudre aussi imprévisible  et  ravissant que la formation d’un arc-en-ciel, l’avait initiée aux découvertes du parcours d’un cœur nouvellement épris. Un parcours semblable aux sillons des montagnes russes sinon le choc rapide du coup de lapin. En dépit de ses efforts, la sensation enivrante de la voix d’un être cher s’engageant avec elle  dans une conversation tant anticipée ne pouvait se matérialiser.

Malgré tout, ne voulant pas s’avouer vaincue, et désirant  tant nouer une liaison avec Jacques, Joceline inventa plusieurs subterfuges. Elle s’assit assez près de lui espérant de délier sa langue, ne serait-ce pour une menue conversation. Ce fut peine perdue, car aussitôt, un mur de silence s’érigea entre eux comme une sentinelle suivant une consigne à la lettre. Elle s’aventura à émettre un commentaire sur son équipe favorite en basketball. Rien ne fut, car la réponse espérée tarda tant à venir que sa maladresse rendit l’atmosphère gênante telle l’étrange sensation de l’apesanteur.  L’ironie de la situation fut qu’elle avait son choix de prétendants. Cependant son cœur ne cessait de battre la chamade juste à sa vue tandis que son comportement amenait un goût  aigre plutôt qu’une saveur douce à ses papilles gustatives. Aux rares fois d’une rencontre loin des yeux de curieux, une occasion d’échanger des mots gentils, il gâchait la rencontre en commettant une bêtise.

De guerre lasse, Joceline eut recours à la solution sempiternelle, celle de rehausser sa féminité en passant beaucoup de temps à se peaufiner devant le miroir. « À moins d’être aveugle, il devra remarquer la différence », se disait-elle. Le comble c’est que Jacques voyait la différence, mais se gardait d’émettre de commentaires. Jamais il ne lui était venu en tête  l’idée d’envoyer une petite note gentille pour la complimenter. Jamais elle n’aurait cru que ses efforts resteraient en vain. Les deux naviguaient en sens opposés à la recherche de la même boussole. Jouant le tout pour le tout, un jour Joceline s’enhardit et envoya une œillade en direction de Jacques pendant la récréation. Un geste sans équivoque lancé pour susciter une réponse, un indice clair déguisé sous un signe subtil d’une intention sympathique.  Ce geste resta sans aucune réponse.

Joceline, dépitée, ne pouvant pas s’imaginer quel moustique avait piqué Jacques, lasse de son mépris et à bout de patience, « Je ne vais pas perdre mon temps. Tu n’es qu’un casuel et tu ferais mieux de porter une soutane »., avait-elle dit en passant près de lui et spécialement en présence de ses amis. Ce qui déclencha  une avalanche de taquineries sans fin. Les mots de Joceline piquèrent Jacques au vif sans compter  les quolibets de ses amis qui ajoutèrent du sel à sa blessure. Jacques reçut ce coup de massue de plein fouet. Son orgueil tancé par une déclaration aussi hardie à double-entendre, le contraint de réagir.  Jacques n’eût d’autre choix que de  relever le défi, sinon il perdrait le respect de ses camarades, une sentence sociale inacceptable. Quitte à trouver la méthode de relever le défi. Cette situation précaire, pas si rare chez les adolescents, encore puceaux, fait partie de la longue liste de crises de croissance. La première traversée sur le chemin des liaisons sentimentales l’illustre bien. La maturation plus tard sera façonnée par la cumulation de toutes ces aventures, une pénible expérience à la fois entremêlée de situations joyeuses, courtes ou longues. De divergence, le récit tourna vers la convergence. D’abord, Jacques consulta son frère ainé, qu’il considérait comme un guru.

« Loin de t’humilier, ces paroles traduisent la déception d’un cœur en mal d’amour réciproque. Ressaisis-toi et sois un homme en maitrisant sa timidité avec les filles. Tu n’as pas le choix »., lui dit son grand frère  en lui tapant l’épaule, un geste encourageant, remontant le moral affaibli. Ses mots suffirent pour dégainer chez Jacques la fougue du nouveau converti.

« Puis-je t’offrir ce glaçon » ? proposa Jacques à Joceline, surprise, les yeux écarquillés, le jour après.

Flattée par cette offre, mais voulant prendre une revanche sur ces maladresses antérieures, « Je ne me rappelle pas de t’avoir demandé de m’acheter de glaçon »., répondit-elle d’un ton nonchalant, essayant de son mieux de cacher sa joie.

Son moi naturel reprenant le dessus, Jacques baissa la tête, et presque dans un murmure,           « J’espérais uniquement te plaire »., et se préparant à rebrousser chemin se promit de  ne plus jamais franchir cette ligne rouge, c’est-à-dire de s’adresser directement à une fille, mais se ravisa. Un déclic se fit dans sa tête. Il eut son eurêka au moment le plus propice. Il comprit qu’elle ne refusait pas, car elle aurait dit « non » sur un ton ferme, mais elle entrouvrait une porte.

En parallèle, la jeune fille prit conscience, réalisant le faux pas commis en tenant tête à un timide, suggéra, « Je prendrai le glaçon si tu me regardes dans les yeux et me promets de faire une conversation dorénavant à nos  rencontres »., en le regardant droit aux yeux.

Enhardi et des plus heureux, Jacques valsait entre les ténèbres de l’effroi provoqué par la frousse et la clarté apportée par l’aplomb du regain d’assurance. Une valse ténue, une balance instable, dans un moment décisif face au Rubicon. N’ayant pas le choix, se rappelant le conseil de son frère à qui il ne voulait pas déplaire, pour la première fois de sa vie, il osa regarder une fille dans les yeux, « Puis-je t’offrir ce glaçon » ? La seule expérience précédente prit place plusieurs années plus tôt quand il avait une peur bleue de chuter du vélo. Dans un clin d’œil, en s’en souvenant, il parvint à maintenir son équilibre aux guidons.

En prononçant ces mots et tout en la regardant, un poids lourd se détacha de sa poitrine. Un brin d’air frais insuffla ses poumons, les gonflant d’une manière spéciale, lui permettant de charrier un oxygène plus bénéfique pour le cerveau et plus vivifiant pour le cœur. Jacques mit le glaçon dans la main de Jocelin et la frôla. Il ne put s’empêcher  de frissonner par l’effet adoucissant de toucher une peau féminine, plus fine, suave, reluisante, sensuelle.

« Merci beaucoup, c’est très gentil de ta part ».

« Le plaisir est mien, maintenant et pour toujours ».

Jacques conquit sa peur de regarder et de parler à une fille. C’est une étape que chaque jeune garçon franchit avec un degré de difficulté variable, mais un cap d’une importance immense dans la traversée à l’âge adulte. Il se dévêtit du haillon du nom de casuel, un jalon inoubliable  dans l’histoire de sa virilité.

 

Reynald Altéma, MD.

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