Fin des Comédiens,
Début des Tragédiens, un diaspora en Haïti

Nous sommes en 1961. Le 4 janvier, un groupe de travail créé par le président élu John F. Kennedy, présente son « Report on Immediate Latin American Problems »,

https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1961-63v12/d2. Le rapport met en garde contre le communisme russe et chinois qui s’infiltre dans les Caraïbes, l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale et, en outre, préconise des recommandations politiques, y compris un changement de régime en Haïti. Le rapport craint que le gouvernement despotique et instable de Duvalier ne soit infiltré par des procommunistes, provoquant l’échec de l’administration et l’explosion du pays à tout moment. A partir de là, Kennedy devient résolu pour un changement politique en Haïti et approche des dirigeants tels que Clément Jumelle, Daniel Fignolé et Louis Déjoie. Il s’agit de concevoir et d’atteindre un nouvel « accord » politique pour une transition nationale. Malheureusement, les protagonistes n’ont pas pu trouver un accord entre eux. Le régime despotique de François Duvalier se poursuit jusqu’à sa mort en 1971 et est hérité par son fils Jean-Claude qui continue la dictature familiale pendant encore près de vingt ans.

Nous sommes en 1967. Je suis déjà au Mexique depuis un an, pour étudier la médecine. Fait la une, le nouveau film politico-dramatique “Les Comédiens”, basé sur le roman de Graham Greene sur le régime meurtrier de Duvalier, réprimant toute dissidence d’une main de fer. Dans ce film, un blanc, propriétaire d’u el à Port-au-Prince, contemplait Haïti sombrer dans la cruauté, la dégradation morale et l’enfer.

Nous sommes en 2022. J’ai pris ma retraite de la pratique médicale et je me rends maintenant régulièrement en Haïti tous les mois pour superviser mes investissements et diriger notre organisation non gouvernementale Haitian Resource Development Foundation <hrdr.org>. Encore une fois, le ciel, l’air, la terre, les villes et les conversations bruyantes sont pleins de “fièvre d’accord” pour une transition contre de le pouvoir d’un seul homme. Avec du recul, cela ressemble à du déjà-vu encore une fois. Les chefs de parti, les leaders civiques autoproclamés, les aspirants présidentiels et les grimpeurs sociaux se sont chacuns regroupés autour de leurs accords respectifs.

Depuis plusieurs mois, de nombreux citoyens haïtiens, organisations et partis politiques opposés à la période prolongée de gouvernement par décret se sont réunis dans un double objectif. Le premier a été d’examiner de manière critique les branches du gouvernement haïtien, ainsi que leur intention et leur capacité à protéger et à servir la société, le commerce, les ressources et les institutions. Le deuxième objectif a été de proposer des améliorations dans la forme, le fonctionnement et la responsabilité du gouvernement, bref un processus de construction de l’état-nation qui n’a pas eu lieu en Haïti depuis plus de deux cents ans.

Les produits de ces travaux sont appelés « accords ». Différents accords circulent. Chaque accord contient des dizaines « d’articles » qui expriment des buts qualitatifs d’actions et de changements. Néanmoins, le processus est au point mort, car, a) les accords se disputent l’acceptation, b) les efforts pour les combiner ont échoué, c) aucun des groupes de travail n’a l’autorité ou l’argent pour les mettre en œuvre.

Il est axiomatique que les stratégies de changement réussies doivent assener, ce que les boxeurs appellent “une combinaison gauche-droite écrasante”. Jusqu’à présent, les accords ont frappé le « premier coup de poing gauche », c’est-à-dire une liste de souhaits de buts qualitatifs, par exemple, sécurité publique, élections libres et équitables, gouvernement honnête, autosuffisance alimentaire, respect des droits de l’homme, etc. Mais ils n’ont pas tapé le « deuxième coup de poing droit », à savoir des objectifs quantitatifs qui donnent aux articles de l’accord la priorité, la séquence, la faisabilité, l’autorité, la responsabilité et le financement. Autrement dit, pour chaque article, il convient de répondre aux questions suivantes :

- Quand commencera et terminera la mise en œuvre ? Aucun des articles des accords n’a de dates précises de début et d’achèvement de leurs propositions. C’est un symptôme haïtien où le calendrier politique des budgets, des élections, de la fiscalité, etc. a longtemps été suspendu, reporté ou jeté par la fenêtre, sans savoir quand ils reprendront. Mais, sans dates de début et d’achèvement, il n’y a pas de sentiment d’urgence. Et sans sentiment d’urgence, l’apathie et les retards s’installent dans la mise en œuvre.

- Dans quelle séquence sera exécutée la mise en œuvre ? Aucun des accords n’a recommandé que ses articles soient classés par priorité ou par séquence. Ordinairement, les décisions concernant un changement national sont prises en termes de séquence, c’est-à-dire ériger la première étape qui rendra possible le deuxième, et ainsi de suite. Ainsi, tels quels, les accords n’ont aucun sens d’enchevêtrement. Dans un pays comme Haïti où la volonté, le savoir-faire et les ressources sont très limités, ce manque d’imbrication est fatal.

- Qui effectuera le travail ? Chaque article de l’accord concerne la transition d’un état actuel de gouvernance à un état futur de gouvernance. Mais aucun accord n’attribue spécifiquement le travail de chaque article ou de chaque étape à des individus, des entités non gouvernementales  et gouvernementales spécifiques qui ont accepté de travailler ensemble dans un délai déterminé. Le nombre total de personnes, leurs qualifications nécessaires et leurs disponibilités en Haïti pour mettre en œuvre chaque article de l’accord, n’ont pas non plus été estimées.

- Quel sera le coût ? À ce jour, aucun groupe d’accord n’a publié l’estimation du coût total de la mise en œuvre de sa liste de souhaits de transition, prenant en compte le fait que les transitions socio-politiques sont généralement plus coûteuses que de continuer à faire les choses de la même manière. Tout le monde, des exécutants aux contribuables, doit être informé et préparé pour une période où la gouvernance améliorée de demain sera plus coûteuse que la gouvernance dégradée d’aujourd’hui.

- Qui va payer ? Aucun groupe n’a encore identifié qui est habilité, bien financé, capable et prêt à payer les milliards de dollars pour effectuer cette transition de gouvernance aussi coûteuse. Jusqu’à ce que ces coûts soient estimés et que les sources de financement soient identifiées, sollicitées et recueillies, les accords eux-mêmes, bien que fondamentaux, sont des fantasmes intellectuels d’une nation imaginaire.

- Quelles seront les conditions attachées au paiement ? Dans son message aux Nations Unies, le Premier ministre a admis que les haïtiens ne pouvaient pas se payer cette transition démocratique réclamée dans chacun des accords, pas même le sien. Attention : s’ils sont financés par l’étranger, les changements profonds claironnés ne seront probablement pas gratuits, car, habituellement, “qui paie les violons choisit la musique,” on peut s’attendre à ce que les donateurs exigent ou constituent une équipe d’experts pour répondre aux questions essentielles restantes (qui, quoi, où, quand, comment, etc.).

Exemple : Sécurité Publique – A l’heure actuelle, il semble y avoir un consensus tant en Haïti qu’à l’étranger que la sécurité publique dans tout le pays est de la plus haute priorité. Après réflexion, cette priorité comporte au moins quatre buts qualitatifs :

1. Établir la sécurité pour la circulation dans les rues et les autoroutes d’Haïti.

2. Éliminer les blocus des quartiers, des ports et des centres commerciaux.

3. Éliminer les gangs et leurs sources d’armes, de munitions, de véhicules et d’abris.

4. Éliminer le réseau impliqué de menaces politiques, commerciales, de gangs et de terrorisme.

Pour que chacun de ces quatre buts de sécurité publique soit atteint, il faut répondre aux six questions précédentes, cars sans inclure le cout, aucun des donateurs potentiels ne financera cette initiative.

A titre d’exemple, prenons le premier, « établir la sécurité pour la circulation dans les rues et les autoroutes d’Haïti », avec une tolérance zéro envers quiconque ou quoi que ce soit qui menace ou entrave la libre circulation du trafic, des personnes, des biens et des services le long des principaux corridors de transport. S’il s’agit de la vision, alors la mission est un processus de conception qui commence par un ensemble d’hypothèses telles que :

- Supposons qu’environ mille miles de routes principales et d’autoroutes reliant les chefs-lieux et les villes d’Haïti, sans compter les routes à l’intérieur des villes.

- Assumons que le besoin de postes de police modernes, complètement dotés en personnel, équipés et mobilisés au moins tous les dix milles le long de toutes les routes et autoroutes principales. Ainsi, une centaine de commissariats pour couvrir les grands axes de transport du pays, protéger la fluidité de la circulation, dissuader et combattre les menaces et agressions des gangs et bandits, capturer et détenir les suspects pour les transférer dans les prisons, confisquer les armes, saisir les véhicules, etc.

- Supposons que le coût en capital de la construction, de l’ameublement, de l’équipement, des véhicules, des armes, des munitions et des communications est de 300 000 $ par station. Multipliez cela par cent, donc 30 millions de dollars pour les coûts en capital de la sécurité des principales routes et autoroutes d’Haïti.

- Assumons que les coûts annuels d’exploitation, d’entretien et de carburant par station au tiers des coûts en capital, soit un total de 10 millions de dollars par année.

- Supposons dix policiers par cycle de de travail de huit heures dans chaque commissariat, donc trente policiers par commissariat, donc trois mille policiers spécialisés en “patrouilles routières” pour couvrir les principales routes et autoroutes du pays 24 heures sur 24.

- Supposons que le salaire minimum d’un policier plus les avantages sociaux, l’assurance, l’équipement, les fournitures et la formation s’élèvent à 7 000 $ par année. Multipliez cela par trois mille, donc 21 millions de dollars par an.

- Assumons que les frais administratifs à dix pour cent des dépenses annuelles (fonctionnement, entretien, carburant, salaires, etc.) soit environ 3 millions de dollars par an.

Avec ces hypothèses et estimations, le total des coûts en capital et des salaires, des opérations et de l’entretien de la première année pour assurer la sécurité publique et la libre circulation des personnes, des biens et des services sur les principales routes et autoroutes d’Haïti est d’environ 54 millions de dollars. Ce budget une fois établit, le gouvernement haïtien ou un bailleur de fonds potentiel étranger qui supporte cette particulière priorité saura à quoi s’attendre pour son argent.

Cette approche intitulée « l’Economie des Accords : Le Coût de la Paix en Haïti », appliquée à chaque article de l’accord, délivrera le “deuxième coup de poing droit” manquant pour atténuer la paralysie nationale et la perplexité internationale qui ont bloqué le progrès, la participation et le financement de buts et objectifs nationaux de transition depuis plus d’un an.

En résumé, ces dizaines d’articles des accords ne pourront pas se concrétiser sans répondre quantitativement à ces questions essentielles : qui effectuera le travail ?, quand ?, quel sera le coût ?, et qui va payer ? Aujourd’hui, tels qu’ils sont présentés, ces accords sont assimilables à des barbiers d’une ville de chauves, à de mauvaises blagues sans chute, à des vœux pieux. C’est une tragédie, pas une comédie.

Aldy Castor, M.D.  aldyc@att.net
President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Director, Emergency Medical Services Haiti Medical relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad (AMHE)

Stuart Leiderman  leiderman@mindspring.com
Environmental Refugees and Ecological Restoration

11 octobre 2022


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