REYNALD ALTÉMA M.D. S’ENTRETIENT AVEC UN MEMBRE FONDATEUR DE L’AMHE, ROGER DÉROSENA, M.D.
Il existe trois survivants parmi les fondateurs de l’AMHE, les docteurs Emmanuel François, Laurent Pierre-Philippe et Roger Dérosena. À l’occasion du jubilé de notre organisation, j’ai publié une biographie des deux premiers dans les colonnes de notre Bulletin avant notre convention annuelle du mois de juillet. Cependant mes efforts pour écrire une esquisse de la vie de ce confrère jusqu’à présent restaient en suspens parce qu’il préfère la sérénité de l’anonymat au brouhaha de la gloire ou plutôt le silence de la solitude au bruit des applaudissements. Pour annoncer la donne, suffit-il d’emprunter son propre frontispice :
Homme très ouvert et en même temps très discret. Jaloux de sa vie privée. Une certaine modestie. Difficile d’obtenir de lui des détails sur sa carrière.
La genèse de cette démarche a débuté par un coup de fil durant l’été et il m’avait confié que d’habitude il ne dévoilait pas ses pensées. Cependant il serait disposé à faire une exception pour cette occasion spéciale. Il m’a demandé de lui soumettre quelques questions qu’il répondrait au moment opportun. Chose dite, chose accomplie.
Il a finalement décidé de nous laisser pénétrer d’abord dans l’antichambre de sa vie privée et quelle surprise nous est réservée ! Ensuite, de taciturne, un agréable tournant de notre interlocuteur en oracle nous porte à conclure que le jeu de l’attente valait la chandelle. Ainsi il se débarrasse de sa réticence et nous permet de passer de l’antichambre à sa terrasse où, décontracté, il ouvre son cœur et dans la meilleure tradition de griot, il dit en peu de mots plutôt de manière effusive ce qu’il voulait partager, mais au moment opportun :
1-Parle-nous de ta formation scolaire en Haïti et ce qui t’a influencé.
En résumé une formation scolaire de type congréganiste catholique classique. La maternelle avec la très chrétienne Tante Olga Ricot. Le primaire à Jean-Marie Guilloux (Théatre), chez les Frères de l’Instruction Chrétienne. Le secondaire au Petit Séminaire Collège St. Martial, les Pères du Saint Esprit. Universitaire à la Faculté de Médecine de Port-au-Prince, et une année à la Faculté d’Ethnologie. Pouvoir fréquenter les bonnes écoles dites congréganistes était certes un privilège. Mais au fil du temps, j’ai fini par réaliser qu’il s’agissait d’un enseignement à pédagogie variable, bons et mauvais professeurs, bonnes et mauvaise pratiques. On garde le souvenir traumatique du fameux « rigwaz » de ti-Pigeon (le Frère directeur de Jean-Marie Guilloux), du caoutchouc des professeurs Tassy, Coriolan, et du bambou (plus écologique ?) de Dufresne. Pour éviter ce type de pédagogie, il fallait toujours s’efforcer d’être toujours et partout bon élève, y compris s’exprimer obligatoirement en français, même approximatif (mawon), dans les cours de récréation. Cependant le souvenir le plus indélébile est celui de ces camarades de classe brillants, bolides à l’intelligence imbattable, qu’il fallait toujours chercher à émuler : les Elie Jean, Delano Gilbert, Abner Boucard. Parallèlement, dans l’informel, je ne peux pas minimiser l’apport de l’Université populaire clandestine du Bel-Air où l’on s’initiait aux idéologies de gauche, cellules marxistes et bibliothèque ambulante qui pénétrait tous les corridors. C’est ainsi qu’on devient, malgré soi, un être dichotomique : intellectuel petit-bourgeois judéo-chrétien et gauchiste admirateur de la révolution cubaine, (Castro, Che Guevara). La venue plus tard des démocrates-chrétiens et des théories de la troisième voie. (Personnalisme d’Emmanuel Mounier) a pu opérer un certain ré-équilibre dans le bagage doctrinal.
Concernant la Faculté, permets-moi d’ouvrir maintenant une grande parenthèse. Je suis devenu médecin, mais la médecine n’était pas ma vocation première. Ma vraie passion c’était l’agronomie. Petit-fils de paysans, je passais mes grandes vacances «en dehors», précisément à Fonds-Verrettes, Forêt des Pins, près des plantations d’un certain Louis Déjoie. Mulâtre atypique : en accoutrement kaki, grosses bottes dites de cent lieux, grand chapeau de paille, à l’aise parmi les paysans. Il faisait des merveilles dans les champs et les usines : légumes, choux, carottes, parcelles de blé expérimental, vergers de pêches, de pommes et l’huile de cuisine. Il était candidat à la présidence pour son parti politique, le PAIN. Un jour de passage à Fonds-Verrettes, je découvris que ce grand cultivateur était aussi un homme cultivé. Il parlait agronomie et pouvait en même temps citer Jacques Roumain et Jean de la Fontaine. Alors écolier audacieux, je lui donnai la réplique en récitant « La cigale et la fourmi ». Déjoie, ébahi me prit en accolade, me questionna, me prodigua des conseils et finalement me glissa dans la poche un billet de cinq gourdes. Dès lors j’avais ma détermination. Je voulais devenir agronome comme lui.
Après la philo en 1961, j’étais converti obligatoirement en flâneur, en attendant l’admission de la nouvelle promotion de la Faculté d’agronomie. Entretemps je fréquentais des camarades qui préparaient l’examen d’entrée en médecine. Un beau jour ils me firent une démonstration spectaculaire sur les os du crâne, les vertèbres et les os de la main. Le lendemain je suis retourné dans leur salle d’études avec un manuel d’anatomie que je posai sur la table et j’ai leur ai dit : « Mesie mwen pral nan medsin tou ». Le reste est ma propre histoire.
2-Ton départ vers les États-Unis, qu’as-tu tiré de cette expérience ?
Dans les cours de géographie en classes secondaires, on nous avait initié à la notion d’exode rural. À partir des années 60, le pays allait connaître en géopolitique une autre notion d’exode qualifié de « fuite de cerveaux ». Ce n’était pas le cerveau qui fuyait le crâne, mais les individus à cerveaux, i.e en majorité des diplômés universitaires, qui vu la situation et le climat politique « inclément » devaient après leurs diplômes choisir obligatoirement entre le départ ou le suicide. Un beau jour en longeant la rue Dr Aubry pour atteindre le quartier du Bel-Air où j’habitais, je me suis rendu compte que tous les normaliens de ma génération avaient disparu. On n’avait plus personne pour discuter ni littérature ni politique (ou du dernier camarade enlevé hier soir vers Fort Dimanche). Ils sont tous partis pour le Congo, ce fameux retour à l’Alma mater. Dans le quartier, il ne restait pratiquement que Frankétienne et quelques autres illuminés qui venaient d’ouvrir une école de cours spéciaux pour les recalés au baccalauréat.
À la fin de ma résidence en Pathologie, le Dr. Vergniaud Péan mon mentor voulait me garder comme pathologiste numéro 2, puisqu’il était alors le seul et unique pathologiste pour toute la république, pendant que je faisais face au phénomène d’interdiction de départ, (j’étais parmi les noms qui ne descendaient pas). Grâce à l’intervention d’un parent bien souché mon départ a été finalement autorisé. Je suis rentré aux USA, commencer mon internat à Coney Island Hospital, Brooklyn NY, avec deux mois de retard.
Après mon internat, j’ai fait une résidence de quatre années en Pathologie Anatomique à Columbia Presbyterian, suivie d’un Fellowship de deux ans en Pathologie Rénale. J’ai eu seulement quatre ans de pratique avant mon retour pour Haiti en 1983 : deux années l’’ancien Sydenham Hospital avec un autre Pathologiste haïtien, le docteur Claude Neptune1, puis deux années à White Plains Hospital.
3-Que peux-tu ajouter au récit de la formation de l’AMHE ? Qu’est-ce que cela représentait pour toi ?
« Dans ce récit où tout ou presque tout est déjà dit, il nous revient personnellement de résumer en disant que le phénomène AMHE est la résultante d’un travail d’équipe. Dans mon propre registre « d’au gré du souvenir » et avec hommages appropriés, je citerai ces inoubliables co-équipiers:
-Lionel Lainé : Brillant Chef d’orchestre. – Sans lui, pas de « Symphonie AMHE ».
-Laurent Pierre-Philippe : Indispensable point d’appui logistique.
-Wesner Fleurand : Mon grand frère adoptif. Lui et moi, avec les moyens du bord et avec un minimum d’expertise, en duo amateur, nous avions pris en charge le « côté graphique » des choses (rédaction, révision, mise en pages et publication des premiers bulletins de l’AMHE, sans ordinateur, sans logiciels s.v.p).
– Emmanuel François : Simplement « Coach Manno », ou encore grand ténor. – Constant Pierre-Louis, (alias Tonti), deuxième Président, second maillon crucial qui a assuré la longévité de la grande chaîne AMHE 50.
– Mona Lebreton : collaboratrice méconnue, qui n’est pas restée longtemps avec nous, mais au début très dynamique.2.
J’ai beaucoup d’admiration pour l’équipe contemporaine. Le championnat ne peut pas et ne doit pas s’arrêter. Et vous, jeunes têtes brillantes, qui regardez ces vieux membres fondateurs, anciens bons, avec une indulgence quasi ironique, laissez-moi vous dire une chose : De notre temps, ce n’était pas facile. Imaginer : no Computer, no Laptop,no Google, no Microsoft Word, no iPhone and no credit cards. Le narratif de fonctionnement d’alors avait pour thèmes : « Go ahead, Do everything, Do it, Do it yourself (DIY), and Well, Out of pocket etc… Le Manno tonitruant aurait vite surenchérit « Et surtout Out of Pocket. »
4-Tu avais choisi de retourner en Haïti et d’y vivre. Pourquoi et peux-tu en parler ?
Parler d’Haïti, de patrie, de pays natal, c’est automatiquement entrer dans l’irrationnel. On connait bien la redondance philosophique. Je n’ai pas à recopier içi le « Cahier d’un Retour au Pays Natal» du grand maître. Donc pas d’élucubrations sur ce chapitre. Cependant je dirai deux choses importantes basées sur ma propre expérience :
a. La plus-value de tout travail accompli là-bas est énorme du point de vue satisfaction du service rendu à la communauté.
b. Le travail avec les jeunes du pays est un acte opportun et représente une source de satisfaction et d’optimisme. Je reste toujours convaincu qu’avec les jeunes le changement -d’après moi- dépend d’une simple question de temps et de masse critique.
5-Tu vis au Texas depuis tantôt 20 ans et tu es au crépuscule de ta vie. Quels conseils de sagesse as-tu pour les plus jeunes aussi bien que pour tes confrères et consœurs ?
Ah ! ta question est généreuse et alarmante, mais il me faut rester modeste et franc. On a combattu le combat qui était combattable disait un styliste. Maintenant, il s’agit encore d’éviter le Covid, et le SIH (Syndrome de l’Intellectuel Haïtien), i.e « francophilocréolophone » grandiloquent plein de lui-même et donneur de leçons. Je formulerai seulement quelques simples opinions en guise de conseils de sagesse proprement dits. (D’autant plus que dans ma jeunesse, je n’ai pas toujours été sage).
Émigré d’abord à New-York, c’est-à-dire au Nord, j’ai du enregistrer tous les préjugés concernant le Sud, et le « Deep South ». Parvenu par accident à Dallas puis à Houston, le constat était différent. Avec bien entendu des « pros » et des « cons » valables partout. Le milieu est raisonnablement accueillant. J’étais surpris de découvrir qu’il y avait quelques célébrités médicales haïtiennes établies au Texas depuis les années 80. Les collègues Afros me disent toujours que le Sud a changé. Pour preuve, l’actuel Président de Rice University est Réginald Desroches3.
Aux jeunes professionnels qui trouvent une opportunité de pratiquer dans la région, je dirai donc : N’hésitez pas ! Venez ! Je suis sûr qu’au moins je pourrai vous montrer comment on crée un Chapitre de l’AMHE.
Merci Reynald. Content de fêter ensemble les cinquante glorieuses de l’AMHE.
Commentaires :
1-[Le défunt Claude Neptune fut un ancien président du Chapitre de NJ, NDLR].
2-[Ajoutons que ce nom n’a pas été cité auparavant dans les autres narratifs, NDLR].
3-[Pour ceux qui sont intéressés à visualiser cette cérémonie en grande pompe et chargée de symbolisme historique, vous pouvez cliquer sur ce lien : https://youtu.be/u5uQ3103eqM , NDLR].
Reynald Altéma, M.D.