UN SAMEDI, JOUR DE MARCHĖ AU CŒUR DE LA VILLE…
Très tôt ce matin-là, les paysans ont amené des campagnes avoisinantes leurs bêtes chargées de fruits, de produits agricoles de toutes sortes qui serviront à nourrir la ville et ses habitants. Les spéculateurs tenus aux portes de la ville, arrachent des mains des paysans la bride d’acier qui fait manœuvrer les mules et les chevaux, et déposent leur cargaison dans la vieille balance qui dit à peine le poids réel du coton dont le sac en paille était rempli. Le paysan ne sait pas lire et acceptera ce que lui dira le spéculateur, qui l’a toujours grugé, et trompé sur ce que vaut sa charge de marchandise. C’était ainsi depuis toujours. « Le paysan travaille comme une bourrique, tandis que le citadin lui, c’est le cheval évoluant à son aise. »….
Ceux qui rentrent au marché payeront un droit de vente : c’est la carte communale. DIX (10),TRENTE ( 30) ou CINQUANTE (50 ) centimes contre un papier scellé de la valeur à payer, selon la débonnaireté d’Attila ou de Nicolas, les deux chefs à l’entrée, eux qui peuvent être impitoyables ou raisonnables selon le taux d’alcool qui leur tourne dans la tète. L’un ou l’autre vous laissera rentrer sans rien payer si vous êtes un habitué du marché.. Mais ils passeront plus tard sous la tonnelle, près de votre barque, et vous ferez un deal en aparté avec eux. Ils sont pas bien payés par l’Etat , et ils doivent trouver un moyen de survivre…… Quand ces paysans arrivent au marché, ils étalent leurs denrées à même le sol et c’est là que les citadins viendront marchander, chercher une entente et conclure un marché avec eux.. La carte communale sera imposée à l’entrée même de la ville quelque fois, par peur que le paysan ne se dérobe à la taxe en s’établissant quelque part, aux abords du marché sans y rentrer tout à fait. Quand vient l’après- midi, les campagnards se retirent peu a peu, laissant derrière eux les produits périssables, les mangues et les avocats dont déjà, il y en a trop à la campagne et on en a que faire. Ils auront soin d’amener avec eux du sel, du savon, du bois-pin, de l’huile et des allumettes, tous produits utilitaires dont ils auront bien besoin jusqu’à la prochaine descente en ville. Ce sont les marginalisés, les gens d’en dehors. Les villageois eux aussi s’en vont du marché, leur macoute encore chargée ou allégée selon que la journée aura été bonne ou mauvaise. On fait généralement plus d’affaires aux approches des fêtes de fin d’année, à l’heure où chacun pense à faire peau neuve, en remplaçant le vieux tapis ou la vielle nappe qui trônait sur la table depuis déjà des lustres. La saison pluvieuse est une saison morte disait maman. Personne ne vient acheter quoi que ce soit…
Samedi après-midi, aux abords du marché, c’est la kyrielle de cireurs de bottes et de souliers qui se mettent à la fille indienne aux quatre coins de l’entrée principale du marché pour donner cette fraicheur à tous ceux qui iront à la messe ou à l’une quelconque des églises du village au soir du samedi ou dans la journée du dimanche. Les coiffeurs et les barbiers se mettent aussi en position de grâce pour obtenir leur part du marché. Des pauvres et des clochards, dans l’après-midi, vont se mettre de la partie , et passent le marché au peigne fin, dans l’espoir de trouver quelques pièces qui pourraient tomber de la poche des vendeurs et des spéculateurs.
En s’éloignant du marché vers sa demeure respective, Il y aussi, un peu partout dans le voisinage, cette odeur de café grillé imprégné de saccharose, qui fume dans l’air et envahit les narines à distance. Ma tante préférait le café au autres repas lorsqu’elle revenait tout juste du marché où elle filait avec dextérité des morceaux de pacotille que ma mère confectionnait sur la veille machine à coudre, aujourd’hui reléguée à un coin de la maison… Ceux qui le pouvaient, trempaient la viande depuis le samedi soir dans une coction assaisonnée d’épices de toutes sortes et d’herbes fraiches, quitte à continuer très tôt au matin avec la soupe du dimanche et les autres mets de la journée.
Je parle de cette époque comme si c’était hier. C’était le temps où la misère n’avait pas encore atteint un tel droit de cité, et où le paysan pouvait vivre honorablement des fruits de son labeur, des produits de son champ. Les portes des maisons étaient toujours fermées et il n’y avait pas cette horde de commerçants qui étalaient leur barque un peu partout sur le trottoir et la chaussée.
Les gens se saluaient encore dans les rues et tout le monde connaissait presque tout le monde. C’était L’Haïti où l’on marchait à toutes les heures du jour ou de la nuit. C’était un temps loin des bruits et des vacarmes de notre quotidien actuel. C’était Hinche ma province, C’était la ville de mon enfance, celle où j’ai grandi. C’est encore aujourd’hui ma province lointaine où j’ai peur de retourner quelque fois, tellement le spectre hideux des rues si belles et si propres d’autrefois, attise ma douleur et m’accable de désespoir. Les souvenirs me hantent comme une victime dont le fantôme s’attache et se cramponne à son meurtrier ; et j’ai bien du mal à me réveiller du cauchemar de où me plongent ces criminels de sang qui brulent leurs victimes après les avoir égorgées, et qui ont tout perdu de cette humanité, de cette solidarité que nous recherchons envers tous et pour tous…
Rony Jean-Mary, M.D.
Coral Springs , FL
Le 13 novembre 2022