LE TISSERAND

Kojo Nanyamka, un adolescent de 18 ans, se distingua parmi les autres apprentis dès le début de ses études. Il possédait un don inné pour imaginer des designs originaux, exquis même, ainsi qu’une maîtrise précoce du choix des couleurs. Dans une formule laconique soulignant les deux grandes facettes du génie de ce jeune élève,  son instructeur écrivit : « Le regard perçant de l’aigle aussi bien que l’esprit créatif d’Anansi. » En effet l’araignée Anansi, fameuse dans le folklore ghanéen, réside au sommet des icônes de cet art qui exige la maitrise des pigments chez le peintre, l’idéation de la forme chez l’architecte, la titillation des sens chez le poète, l’exactitude et la symétrie chez l’ingénieur, ainsi que l’audace et la dextérité de la part du graphiste. Un art qui œuvre à contre-courant de sa définition classique, car il mélange l’utile à l’agréable. Un beau tissage met sur les plateaux d’une même balance le délice visuel d’un tableau et le degré de perfection d’une parure. En se conformant à tous les critères de cette distinction, Kojo Nanyamka s’est manifestement élevé au-dessus de ses pairs.

Cet hommage à la maîtrise de l’artisan n’est que partiel. Il excellait non seulement dans le sillage traditionnel du tissage, mais il en débordait les limites, faisant fi de la tradition à sa guise, la marque d’un vrai artiste. La tradition de cette profession dans sa tribu répartissait les tâches par genre. Les femmes procédaient à la transformation du coton ou de la laine en fil et s’occupaient du processus de pigmentation. Dès son jeune âge, les différentes couleurs du coton le fascinaient. Cette fibre, qui se présente sous différentes teintes tels que l’écru, le rougeâtre et le blanc l’intriguait fortement. Il suivait les menus gestes de sa mère qui les teignait avec l’argile, la boue, ou en combinaison avec des feuilles pour obtenir une gamme de teintes, foncées ou légères. Il ne pouvait s’imaginer pourquoi une créativité aussi magique que la transformation d’une matière première à l’état brut en une œuvre d’art suivait une répartition aussi rigide basée sur le genre. Dans son esprit, le tout constituait un continuum aussi fascinant du commencement jusqu’à la fin.

Le soir avant le sommeil, même comme gamin, il rêvait d’imiter la gamme de teintes de la nature et les multiples dérivés des couleurs principales. Par exemple, cette fascination commença avec le vert. Il s’évertua à explorer les différentes nuances associées à cette couleur. Leurs noms aussi bien que leurs teintes le captivèrent. Ces noms résonnaient continuellement à ses oreilles et il les mémorisait avec entrain. Absinthe, anis, avocat, bouteille, émeraude, herbe, jade, kaki, lichen, lime, menthe, olive, perroquet, sapin, parmi d’autres évoquaient en lui des idées de permutation, d’exploration et il s’en servait pour imiter ces pigments naturels et créer, inventer d’autres.

Le même phénomène s’observait avec d’autres couleurs comme le bleu, le jaune, le rouge. Amarante, aniline, bourgogne, cardinal, flamboyant, grenat, pourpre et autres teintes de rouge l’ensorcelaient. Quant au bleu, les termes comme aigue-marine, azur, cérulé, lapis-lazuli, cyan, lavande, turquoise, l’éblouissaient.  Les nuances du jaune, de l’ambre, du caca d’oie, du canari, du  mimosa, de l’ocre, du maïs, de la vanille l’étourdissaient. L’étude de ces différentes teintes occupa une grande partie de son temps. Il découvrit  que certains  noms chassaient les images visuelles de la nature, tout comme l’onomatopée essaie d’imiter un son en le nommant. La découverte de ce monde éveilla en lui une passion qu’il ne quitta jamais.

Ses premiers pas en tissage se limitaient à la teinture du fil, connaissance acquise par l’observation des techniques de sa mère. Il passait son temps à reproduire autant de teintures imaginables, d’une part, en manipulant la quantité, la variété, la concentration des ingrédients et, d’autre part, en jouant sur  la durée du mélange.  Le résultat de ses expérimentations le surprit à un point tel qu’il ne pouvait s’imaginer abandonner cette habitude. Dans sa perspective, la métamorphose de coton ou de la soie  en fil, sa teinture et le tissage émulaient une grossesse humaine où chaque étape s’égalait en importance, tandis que l’ordre de la progression était inviolable et méritait le plus grand respect possible.

Le tissage malgré tout ne tolère point le dilettantisme. C’est une profession de labeur intense, parfois monotone, toujours ankylosant et éreintant. En même temps, elle récompense par  l’estime qu’elle permet de gagner. Kojo aimait préparer aussi souvent que possible les fils pour une œuvre de qualité; à défaut, il désignerait spécifiquement les étapes de la teinture pour aboutir au résultat escompté, d’après ses expérimentations antérieures. Il maillait la couleur du fil et  le design du tissu pour accomplir un produit unique. Son talent aidant, il parvint à la longue à maitriser ce processus de créativité. Dans ce processus, il approchait chaque ouvrage comme un musicien de jazz qui improvise chaque fois qu’il joue un morceau. Cette insistance sur la spécificité ralentissait sa production, mais en rehaussait la valeur.

Son parcours d’apprenti à maître suivit le sillon sinueux d’une rivière. Sa première année d’apprentissage se passa sous les yeux bienveillants de son père, connu comme un excellent tisserand. Cependant, ce dernier tomba malade et perdit la vie par suite d’une sévère attaque de paludisme. Devenu orphelin à la recherche d’un instructeur, il dut marcher des kilomètres pour aller dans un bourg voisin, sous un soleil impitoyable, dans l’atelier d’un cousin de son père. Il n’y resta qu’une année, car l’instructeur n’égalait point son père en talent et ne lui accordait pas la liberté de création dont il était friand. Au bout de deux ans d’apprentissage, il apprit tout ce qu’on pouvait lui enseigner. Il ne restait qu’à pratiquer et à créer le plus d’échantillons de tissus kente. Et à les exposer aux marchés et aux foires locales. Ce baptême de feu porta fruit au fur et à mesure. Un tissu de Kojo se distinguait par son cachet, une combinaison du soin méticuleux et de l’allure.

Son esprit aventureux le porta à aussi mélanger les techniques. Le tisserand d’habitude se concentre sur l’élaboration d’un tissu basé sur le fil de coton ou de soie. Il existe une autre technique servant à  confectionner un pagne à partir de l’écorce d’un arbre et les deux techniques s’appliquent indépendamment l’une de l’autre. Cependant une  partition si étanche ne  plaisait pas à Kojo. Naturellement il explora la fusion des deux méthodes, une hérésie peut-être, excepté quand le résultat épate. Nuance de teinture, combinaison d’écorce et de fil augmentèrent sa panoplie et décuplèrent ses options de créativité.

Dans un écosystème de talentueux tisserands, l’étoile de Kojo reluisait avec un scintillement spécial. En termes réels, sa carrière brûlait les étapes. Dans un temps trois mouvements, on parlait « d’acheter un Kojo. » « Kojo » comme une marque déposée, une confection de haut de gamme. Sans surprise,  le chef de la tribu plaça un jour une commande d’un boubou de sa confection. Un tel geste envers un artisan si jeune reçut la description « d’onction aigre-douce ». Il recevait ainsi une bénédiction précoce du plus haut niveau et cela le plaça dans la situation enviable d’un jeune qui attire l’attention de la gent féminine de l’entourage du chef, une malédiction potentielle pour un jeune poulain. L’occasion de cette requête, le mariage de l’ainée du chef, y ajoutait un symbolisme particulier. En jetant son dévolu sur Kojo, le chef lui donna ce coup de pouce magistral qui propulsa sa carrière au-dessus de celle de ses ainés locaux. Il en sortit un nouveau-né du nom de la jalousie.

Le talent de Kojo devint son talon d’Achilles. Dans une société où le droit d’ainesse prime, une entorse à cette tradition n’augure pas bien. Kojo prit son temps pour tisser un chef-d’œuvre pour le chef en se concentrant sur les diverses nuances du vert et sa répartition dans la nature parmi les feuilles comme design. Sur fond de kaki, le tissu montrait un arbre truffé d’une kyrielle de feuilles de différents teintes de vert dans un modèle parfois alternant le léger et le foncé, parfois de façon aléatoire, en respectant les lois d’une élégance subtile. Ainsi, une rangée de vert perroquet alternant avec le vert lime, céda la place à une autre à moitié émeraude et moitié anis et une autre rangée mettait le jade à côté de la malachite et ainsi de suite, donnant libre cours à une créativité débordante. Il créa un canevas de pigments et de design qui, même copié, ne pourrait être égalé, car les fils utilisés avaient subi une session de teinture unique dont lui seul connaissait la recette. Cela devait représenter son œuvre magistrale. Quelqu’un avait une autre idée.

Deux jours avant de terminer le kente, il tomba malade, atteint d’une terrible diarrhée. La veille, un tisserand plus âgé insista pour que Kojo prît place à sa table pour  son  déjeuner. Les symptômes débutèrent quelques heures plus tard. Un effort vil pour tuer son essor dans l’œuf n’obtint point le résultat rêvé. Kojo  comprit bien le message lancé et la signification d’un  forfait pour sa réputation professionnelle. Dans un jeu de chat et de souris, il n’entretenait aucun désir de sortir bredouille, ni de se  quereller de front avec l’adversaire. Il choisit plutôt la méthode du renard, l’astuce pour berner et diriger le chasseur sur une fausse piste.

—       Je ne me porte pas bien et ne pourrai pas achever cet ouvrage., dit-il en se levant ce jour-là tôt le matin, sachant que cette annonce irait droit aux oreilles de l’autre tisserand.

—       Vas annoncer au secrétaire du chef que j’ai terminé l’ouvrage presque, mais je dois lui parler incessamment, chuchota-t-il à son ami Dibo.

Le secrétaire vint et admira le kente :

—       C’est magnifique et je suis sûr que le chef l’aimera. Quelle est la nature de ton besoin ?

—       Je souffre d’une dysenterie et à moins que je trouve un traitement adéquat, je ne pourrai pas terminer  ce joli boubou.

Sur ce, le secrétaire l’emmena à la clinique et il reçut un traitement adéquat de ciprofloxacine et de la réhydratation orale. Une fois redevenu ingambe, Kojo multiplia ses efforts pour terminer l’ouvrage. Avec ce coup de maitre, Kojo accomplit un doublé. Il passa de statut de simple tisserand à celui de chevronné, reconnu par le chef. Comme butin, il devint un intouchable. Il ne pourrait empêcher la jalousie, mais désormais il serait à l’abri de revanche. Naturellement, le butin vint avec une retombée financière généreuse.

« L’expérience Kojo » remplaça « acheter Kojo ». Ce slogan regorgeait d’un double sens selon le genre de la personne. Pour un mâle, ce ne serait autre que la sensation de  porter une parure de très haute qualité de confection. Pour une femme, l’expérience pourrait signifier non seulement s’endimancher dans un design dernier cri, mais toute la gamme de l’hédonisme. Ainsi, elle pourrait passer de moments agréables au lit avec un jeune étalon. Les mauvaises langues prétendirent « qu’il possédait l’habileté à épater tant la vue que le toucher, à aiguiser l’imagination aussi bien que celle de satisfaire les fantaisies d’une prude ou l’agressivité d’une nymphomane ». De surcroit, cette description concordait avec une observation perspicace, « Le point faible de Kojo : la caresse dans le sens  du poil. » Les flatteuses, les flirteuses, friandes de l’exploration du cosmos Nirvana pouvaient se régaler une fois munies de ces données sur Kojo.

Kojo, autrefois talentueux, mais pauvre tisserand, devint Kojo l’élégant artiste, le mondain, le parvenu. Sa montée rapide et l’essaim d’abeilles courtisanes tirées vers lui à cause de son miel spécial gonflèrent son ego. Le succès rapide, le manque de maturité le transportèrent dans le cénacle de l’hubris. Ainsi, il ne pouvait plus distinguer un compliment spontané d’une avance suggestive, ou un intérêt sincère d’une mascarade frivole. Cette introduction biaisée dans les relations entre les genres enfanta à son sujet une perception maligne et nocive. Il apprit cette leçon à ses dépens et dans les pires circonstances.

Une jeune étudiante ghanéenne, doctorante en histoire, une parente éloignée du chef, voulait terminer une dissertation.  Elle menait une enquête sur la genèse de cet art qui paraissait en voie de disparition à cause de la concurrence d’une industrie textile moderne :

—       Je ne peux me retenir et cesser d’admirer ces beaux pagnes. Ils sont bien tissés ; la qualité et le design me laissent à bout de souffle. Seriez-vous disposé à m’accorder une entrevue pour ma thèse ?

—       Non seulement je me mettrai disponible pour votre thèse, mais aussi pour assouvir vos besoins non avoués.

—       Je ne comprends pas. Je suis seulement intéressée à votre profession et son récit historique. Cette profession permet à l’artisan de s’élever au niveau d’artiste et de se faufiler dans  une industrie florissante avec de bonnes retombées économiques. Je veux soutenir une thèse sur cette rare opportunité.

Kojo réagit comme si elle lui parlait en chinois. Il ne vit qu’une jeune abeille qui le titillait, mais voulait lui donner du fil à retordre. L’idée d’une jeune femme exprimant une curiosité purement intellectuelle et n’offrant qu’une liaison professionnelle n’effleurait point sa tête. Joignant le geste à la parole, il ajouta en effleurant de sa paume la peau de la jeune dame :

—       Une si jolie créature. Votre désir devient ma commande…

Mal à l’aise et vexée de cette désinvolture et de cette audace chauviniste, elle grinça les dents et laissa son atelier, livide. Elle alla porter plainte au bureau du chef et la sanction fut immédiate : « Vous n’avez plus de permission de fournir des tissus aux membres de ma cour. » L’approbation et l’opprobre du chef avaient le même impact, le respect ou le déshonneur selon le cas. Autant dire, le succès financier dans le premier cas et la ruine dans le deuxième. Face à la dérive certaine, Kojo dut aller à Canossa pour trouver le chemin de Damas.

—       Vous avez apporté la honte à notre tribu en guise de remerciement à ma bonté envers vous. Pourquoi avez-vous manqué de respect à la jeune étudiante ? Cette flèche pointue visée en sa direction le dérouta. Il se sentit en présence d’une déroute existentielle, similaire à celle éprouvée pendant sa courte maladie.

—Je suis prêt à accepter votre châtiment pour me réhabiliter. Dieu n’a pas encore pris congé de moi. La rédemption attend mon acte de contrition que je vous tends.

—Allez ! Vous devrez non seulement présenter des excuses à l’étudiante, mais vous aurez à vous garder de commettre toute erreur pareille dans le futur, sinon vous serez banni à jamais. En attendant vous n’avez pas encore le permis de recommencer à tisser.

Un tisserand qui ne peut pas exercer sa profession ! Sublime sentence. Sa mère vint à sa rescousse :

« Présente tes excuses et réponds à ces questions. Saisis cette occasion pour décrire la passion que tu apportes à ta profession. »

Le tisserand en profita pour tourner la condamnation à son avantage. Dans des termes convaincants, il expliqua sa philosophie pour cette profession qu’il comparait à l’architecture et l’ingénierie. Il soutint sa thèse si bien que l’étudiante intervint en sa faveur auprès du chef.

Faisant d’une pierre deux coups, Kojo fut réhabilité et reçut la tâche de débuter la première école de formation de tisserands dans toutes les phases du tissage, sans distinction et sans la répartition des techniques entre les genres.

(L’issue de sa passion pour les nanas sera le sujet d’un autre récit).

 

Reynald Altéma, MD


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