KOJO ET ABINA
Kojo Nanyamka que nous avons rencontré préalablement (cliquez sur ce lien), tisserand hors pair, goujon et orateur évoluait sur un terrain glissant. Le caractère véritable de cette position bancale et paradoxale se reposait sur la moelle osseuse du succès de son existence : ses talents qui le propulsaient et servaient de talon d’Achille. En faisant fi de certaines traditions et en brûlant les étapes pour dépasser ses ainés, il s’était attiré des ennemis jaloux. Ses activités épicuriennes et insouciantes ne se passaient pas inaperçues. Sa naïveté pouvait épater aussi bien que dérouter. Kojo se trouvait à un carrefour où il pouvait, ou faire naufrage, ou s’en sortir comme un gagnant chanceux. Trois individus retenaient une influence démesurée sur sa vie : Linda la pécheresse, Abina la jeune cousine du chef de sa tribu et le chef lui-même.
Son parcours avec chacun de ses personnages découla de sa liaison avec le chef. Un tisserand très doué, confectionnant des œuvres d’art comme parures avec le tissu Kente, son étoile avait pris une ascension vertigineuse lorsque le chef l’avait choisi comme tailleur. Malgré ce beau geste magnanime, Kojo ne pouvait entretenir qu’une relation aigre-douce avec le chef. Ses bas instincts prenaient le dessus sur sa perspicacité. Par-dessus le coup de pouce initial du choix de tailleur, le chef lui permit d’établir un lycée enseignant ce métier aux jeunes adolescents et adolescentes, une déviation de la norme. Jusqu’à présent, le rôle des femmes se limitait à simplement teindre la fibre de coton ou de soie. Deux choix révolutionnaires de la part du chef. Kojo par insouciance n’avait pas réciproqué d’après la tradition. Il ne portait guère attention à la règle de la redevance, du droit d’ainesse. Cette faille chez Kojo irritait le chef. Sans le savoir, Kojo faisait la compétition avec le chef chez la gent féminine.
Le chef qui lui aussi dans le temps faisait la pluie et le beau temps avec les jeunes femmes élégantes n’était plus capable de le faire, victime d’un vrai guignon : l’impotence sexuelle, courtoisie du diabète. Alors au minimum, il lui enviait ce succès notoire et flagrant. Pour envenimer la situation, Kojo ne l’avait pas récompensé sur le champ en demandant la main de sa jeune cousine qui joua le rôle principal dans la création de l’Institut de tissage. En guise d’un parent ainé de Kojo, selon la tradition de « Knocking », de venir frapper à sa porte pour télégraphier ses intentions envers sa cousine Abina, il recevait du papotage sur ses ébats avec les jolies dames. Malgré cette entorse à la tradition, une amitié entre Kojo et Abina se dessinait au su et vu des gens et cela avait passé du domaine de froissement, pardonnable si l’intention avait été innocente, au niveau d’indignation de plus en plus. Une histoire assez drôle.
Peu de temps après son succès initial, Kojo avait offensé Abina dans une première rencontre par des propos hardis et lascifs. Puni par le chef à cause de cette offense et réhabilité grâce à Abina, il se comportait comme un véritable Cassanova. Ne pas demander sa main en retour immédiatement frôlait un acte de lèse-majesté.
Linda en revanche, son amie-amante, une femme dans la trentaine, sournoise et grande commerçante, incarnait l’image de « material girl ». Issue d’une famille de traders, elle avait hérité d’une grande épicerie et elle était aussi une grossiste de tissus Kente. Sa famille avait une concession de voitures d’occasion. Pour la protection de ses intérêts financiers, ses antennes restaient toujours en alerte et elle n’hésitait pas à soudoyer les employés du secteur public, l’outil le plus efficace. Selon la nécessité, elle donnerait des pots-de-vin et même le délice du partage de son corps bien angulé. Une femme divorcée et indépendante, car elle ne supportait pas la férule d’un homme, elle s’immisçait au sein du dispositif de gouvernance, ce pour jouir de traitement préférentiel sur les tarifs et les impôts. Dans le cas de Kojo, elle voyait un jeune avec un futur épatant, un proche du chef, avec lequel elle avait dans le passé maintenu une liaison intime, mais maintenant purement financière. Il restait en tête de liste de récipiendaires de pots-de-vin. Donc une fois capté sur son radar, car elle s’informait bien sur les moindres faits divers, Kojo devint une cible. Il avait récompensé sa gageure outre mesure : il avait dépassé sa réputation de possession d’un phallus de taille immense, mais surtout de performance légendaire. Il avait accompli la tâche de satisfaire sa nymphomanie, une distinction rare dans son écosystème. En offrant le sex-appeal de son corps bien sculpté, elle s’était taillé une position sur mesure : la conseillère de Kojo. Cependant elle n’a pas pu s’empêcher de noter qu’elle pouvait être prise dans la position d’arroseuse arrosée, car cette distinction de Kojo était devenue addictive.
En échange d’une redevance dans le futur, elle le comblait de moments érotiques. Elle voulait le convaincre de sa perspicacité et de sa bonne foi en lui suggérant des conseils sages. Ainsi, elle prétendrait lui montrer son fil d’Ariane. Comme preuve, elle avait jeté la puce à son oreille de la sympathie qu’Abina ressentait pour lui, voulant cueillir deux pierres d’un coup. En lui avouant ce fait qu’un autre homme avec le nez fin aurait deviné facilement, elle se mettait dans la position favorable de l’influencer. Comme conseillère d’une part et de maintenir leurs moments lubriques, une activité dont elle raffolait. Donc le rôle de matrone à la salle de conférence et au lit lui convenait comme un gant. Elle n’était pas sans savoir que Kojo aurait dû acquitter sa dette envers le chef. Ni que le chef perdait patience avec Kojo. Elle voulait simplement le guider sans accélérer le processus. Son but ultime était de protéger sa liaison avec Kojo à long terme. Kojo représentait le futur et elle ne supportait pas l’idée de ne pas gagner. « N’oublie pas de faire du Knocking un de ces jours. N’oublie jamais que je serai là pour toi ». Entre Linda, la pécheresse, et Abina, l’étudiante, il avait du pain sur la planche.
Kojo cependant se posait des questions au sujet d’Abina. Élégante, intelligente, bien éduquée, elle représentait la femme moderne. Probablement elle ne serait pas disposée à accepter les relations traditionnelles entre homme et femme. Le plaisir charnel dont il jouissait le tenait en captivité avec la puissance d’un étau. Il subissait l’influence de la bête, « l’insouciance de jeunesse », connue comme féconde d’égoïsme, pauvre de sagesse, passagère du train traversant le territoire de l’illusion de la jouvence éternelle. Ou comme disait Toni Morrison, « Nous avons confondu la violence avec la passion, l’indolence pour les loisirs et nous avons pensé que l’insouciance était une liberté ». Tout comme chaque paradigme, celui-ci avait une existence temporaire. Un jour sa mère lui dit :
—Vais-je mourir sans assister à ton mariage ? Ton père a disparu et mon tour viendra probablement sous peu. Que vas-tu faire, mon fils ?
—Je ne peux pas désobéir aux traditions. Il sut qu’en prononçant ces mots une promesse indélébile se dessina. Une promesse à une audience impatiente de son exécution et qui n’hésiterait pas à le lui rappeler de temps à autre.
Alors il eut une autre conversation avec sa conseillère :
—Je viens de promettre à ma mère de me trouver une femme. Est-ce une bonne idée de considérer Abina ? Est-ce que le chef donnerait son accord ? Ensuite, je ne sais pas si elle acceptera nos traditions où un homme peut évoluer avec une maitresse.
—L’approbation du chef est indispensable. Elle te le dira elle-même ce qu’elle en pense. De toute façon, notre liaison doit rester discrète, même dans l’absence d’intimité physique. Souviens-toi qu’elle représente le bon grain. Tu dois te comporter comme un gentilhomme. Tu ne veux pas irriter le chef.
Elle énonça une réponse diplomatique et pragmatique. Sans l’avouer et pour la première fois depuis des années, la jalousie se faufilait lentement entre l’arbre et l’écorce. Elle s’efforçait d’agréer bon cœur contre mauvaise fortune. C’était le risque du métier de penser que l’âme peut rester immune aux propres désirs du cœur ou vassale à la raison dans ce bras de fer qui arrive sans préavis et qui la culbute de façon aléatoire, certes, mais tragique et surtout pénible.
Kojo aimait bien Abina. Il ne pouvait s’empêcher de se sentir mal à l’aise en sa présence parce qu’elle appartenait à un clan supérieur au sien. Son éducation professionnelle ajoutait un élément d’intimidation. Son audace précédente avait cédé la place à un manque de confiance en soi, une incertitude sur le prochain pas et surtout une peur bleue de ne pas commettre une bêtise et d’encourir le courroux du chef une fois de plus. Tout de même, il ressentait un coup de cœur qu’il essayait de dissimuler de son mieux. Cela se manifestait par un galop à la poitrine, une perspiration et un tremblement des mains. Il n’avait jamais ressenti de telle réaction dans le passé. De timide adolescent, il devint un coureur de jupons après son succès professionnel. Entre-temps il n’eut pas à apprendre l’art de courtiser, de convaincre par la persuasion ni l’habitude de traduire en mots passionnés les sentiments refoulés envers une femme. Le phénomène « l’expérience Kojo » avait enrayé le processus naturel de croissance émotionnelle chez lui.
En proie à ce dilemme, il parla ainsi à son ami Dibo :
—Je connais cette jolie fille que j’aimerais approcher, mais je ne sais pas comment le faire sans m’attirer son dépit, car je l’avais offensée une première fois.
—Es-tu amoureux de cette jolie fille, mon ami ?
—Si tu entends par là que son sourire m’ensorcelle et sa voix m’abrutit, je plaide coupable.
—Est-ce la même fille qui t’avait mis en porte-à-faux avec le chef ? Tu sais que tu ne me l’as jamais décrite.
—Elle est petite, porte les cheveux à la garçonne, possède des sourcils charnus et des lèvres pigmentées comme l’aubergine, une voix flûtée et cristalline, parfaite pour une berceuse et un sourire angélique et rassurant. Le tout donne l’impression d’une beauté auréolée.
—Tu as réussi à l’examen, mon cher. Tu as si bien décrit tes sentiments que tu n’as qu’à les partager avec elle, quel que soit le risque si tes intentions sont nobles. La nature et la substance de la conversation doivent venir directement du cœur. Il ne faut pas oublier le premier pas inéluctable de « Knocking », chez le chef. Dibo dit ceci en lui tapotant l’épaule gentiment.
« Knocking », cette notion des us et coutumes du terroir qu’il connaissait bien mais qu’il tardait à suivre devenait une source d’embarras pour les gens.
—Surtout, n’oublie pas le « Knocking », ajouta Dibo pour renforcer l’importance de cette notion.
Apparemment têtu comme un âne, Kojo insistait à pousser la charrue avant les bœufs en insistant à parler à Abina sans le geste préalable de « Knocking ». La réalité était un peu plus compliquée. Abina pour sa part qui avait vécu sur un campus à la capitale où les jeunes se parlaient librement ne voyait pas de mal à converser avec Kojo. De gré à gré, les indices d’Abina lui permirent de conclure que « Knocking » n’était pas si important.
Kojo, si la vérité doit fuiter, avait une peur bleue de commettre cet acte. Coincé dans ses petits souliers, il dut se rappeler qu’il n’avait pas eu la vie facile jusqu’à récemment. Chaque étape franchie constituait une victoire sur son adversaire qui le poursuivait de près comme son ombre : le défi. La maitrise du tissage cristallise ce parcours si difficile de sa vie de pauvre artisan. « Le sucre de la sève se rapproche du goût du miel, la plus épaisse qu’est l’écorce »., pensa-t-il. Abina représentait la sève tandis que l’épaisseur de l’écorce reflétait les difficultés pour établir une liaison. Encouragé par cette métaphore, Kojo plus facilement qu’avant, trouva du cran pour converser avec Abina, de cœur à cœur. Au moins en théorie.
Une tâche d’apparence difficile dans sa perspective, mais qui en réalité pourrait s’accomplir aisément si seulement il interprétait les indices envoyés en sa direction par Abina. Ou peut-être simplement en posant le simple geste de « Knocking ».
Abina visitait son établissement scolaire de temps à autre pour ficeler son mémoire sur cette industrie autochtone et son importance culturelle. Elle recueillait des données, accordait des entrevues aux étudiants, mais s’arrêtait toujours pour une menue conversation avec Kojo. Le sujet de tout entretien se centrait sur l’évolution de l’école, cependant une suggestion assez subtile pourrait changer adroitement la direction de la conversation. Elle souriait souvent, le regardait droit aux yeux et ne s’empressait point de terminer le dialogue. Contrairement à son comportement osé de la première rencontre, de nos jours, elle souhaitait trouver une voie pour amorcer une amitié. Parfois, elle sentit une réticence de sa part, une disposition aussi déroutante que sa hardiesse passée.
Le passé mouvementé entre les deux avait influencé Abina. Étudiante intelligente, le récit d’un jeune artisan talentueux explorant de nouveaux sentiers créatifs la fascina surtout qu’il était choyé par son cousin. Grandes furent sa surprise et sa déception face à la suffisance de Kojo lors de leur première rencontre. Elle-même enfant gâtée par ses parents, elle vit de près l’échec, car elle n’avait pas pu accomplir la tâche d’une entrevue satisfaisante avec une personne ciblée. Le heurt de son comportement blessa d’autant plus qu’elle ressentait une sympathie pour un jeune artisan pauvre brûlant les étapes, juste par son talent. Ses propos un peu osés et mal placés l’irritèrent. Elle n’accepta de le rencontrer une deuxième fois que par politesse envers le chef de la tribu. Elle ne le reçut qu’avec le goût amer de l’absinthe encore fraîche à la gorge.
La surprise la secoua une fois de plus, mais dans le sens inverse. Kojo décupla la puissance de sa matière grise pour la formulation d’un mea culpa et d’une plaidoirie passionnante. Telle une rengaine aux oreilles d’Abina, il s’appuya sur des arguments convaincants, similaires aux siens, pour supporter la cause de ce joyau national, l’orgueil des patriotes. En peu de temps, ses propos firent mouche et à la fin de sa présentation, elle changea de casaque. D’opposante elle tourna en majorette. Elle sut convaincre le chef de supporter la création d’un lycée technique de tissage. Le choix de Kojo comme couturier du chef et de directeur de lycée faisait jaser les gens. La notion d’une liaison entre Kojo et Abina, vraie ou fausse, aiguisait l’imaginaire local évoquant le récit d’un conte de fées du terroir. Les échanges entre les deux étaient suivis par les gens et traités comme un secret de polichinelle. Toutes les suppositions allaient bon train. Son retard vis-à-vis l’annonce de son intention de prétendant subissait nombre d’interprétations.
Abina, en dépit de sa sensibilité pour Kojo, nourrissait ses propres appréhensions. Sa popularité avec la gent féminine, basée sur sa réputation de goujon l’avait précédé, un obstacle mineur de son point de vue, car le machisme ambiant dans sa culture était monnaie courante. Elle s’inquiétait surtout de sa naïveté et de son renom de faiblesse à la manipulation par la flatterie. Hormis cette faille, elle voyait en Kojo un pionnier, qui par sa créativité originale et sa perspicacité, un homme de poids pour porter le magistère nécessaire pour creuser une piste nouvelle et progressiste. Son désaveu de la répartition du métier de tissage par le genre l’avait touchée. Tout de même, elle se demandait si le cheminement avec Kojo ne se passerait pas comme une marche sur les œufs. Au fur et à mesure, la notion de « Knocking » s’incrustait à sa pensée, car les gens de son entourage en parlaient constamment. « Ici on y tient beaucoup. Les traditions, on ne les ignore pas »., répétait-on à longueur de journée. Ainsi, Abina commençait à se poser la même question : pourquoi tardait-il à le faire ? Donc elle s’exposait sans aucune protection.
À son tour, Abina fit appel à l’astuce d’Anansi, pour accélérer l’amitié avec Kojo de la façon la plus habile. Elle profita de l’annonce de la visite d’un pianiste de jazz américain, Ahmad Jamal, en visite au pays sous l’égide des activités culturelles de l’ambassade des États-Unis. Il ferait une prestation dans le grand centre urbain proche. Par personne interposée, elle passa une commande pour une parure auprès de Kojo pour assister à cette prestation. Arrivé dans l’enceinte du chef, Kojo entendit cet échange entre deux secrétaires :
—Ce jeune gars peut compter ses jours dans sa position de tailleur, car le chef se sent insulté. Il l’a comblé de faveurs, mais à son tour Kojo se moque de lui.
—En effet il parle toujours à Abina sans demander de permission au chef. Pour qui se prend-il ? Moi à sa place je ne tolérerais pas une telle insulte. Abina n’est pas un jouet ni ne doit s’ajouter à la liste de ses conquêtes faciles.
Kojo sursauta en entendant ces mots et un déclic prit place : ou il fit « Knocking », ou il serait mis hors d’état de nuire par un knock-out. Il n’avait point de choix. (À suivre).
Reynald Altéma, MD