Kojo et abina (deuxième partie)
Ces mots retentirent en lui avec la force d’une gifle, la douleur aiguë d’un coup de poignard au dos et encore pire, l’agonie de la honte. La honte d’avoir échoué à honorer la règle fondamentale rédigeant les rapports humains locaux : le respect des ainés aussi bien que l’esprit de loyauté. Il apprit d’emblée que l’ombre qui le suivait pendant son adolescence, le défi, maintenant avait un frère jumeau, la redevance. Ce jumeau, avide de réciprocité, vivait avec une mémoire d’éléphant, qui n’oublie jamais et pardonne rarement.
Kojo fit volte-face et se déroba. « Je retournerai sous peu en propre et due forme », dit-il
à la vigie qui répondit de la tête avec un sourire forcé. Cette simple réaction, si différente d’habitude, renforça son impression qu’il n’était plus sur la liste des VIP. Une sueur froide moucheta d’abord son front, et soudainement telle une rivière en crue inonda sa nuque, ses aisselles et ses paumes. Sa respiration doubla et il ressentit un engourdissement des lèvres, des mains. Une pulsation forte et rapide fit irruption aux tempes, tandis qu’une tornade, murée dans sa poitrine, incita l’arrivée d’une sinistrose affolante. Ensuite un étourdissement suivit. Cette succession de symptômes jamais connus le secoua. Il s’assit un instant et se souvenant d’une recommandation lue quelque part dans le passé, il fit une coupe de fortune de ses mains. Il plongea son visage dans cette coupe. Graduellement, sa respiration s’améliora, mais la peur de l’abandon, de l’échec prit le dessus.
Kojo se rendit compte que le succès et le naufrage s’engageaient dans une concurrence forcenée au jour le jour pour la première position. Seule une dupe croirait en la permanence du succès et seul un idiot ignorerait la menace du naufrage. Naïf, il avait été jusqu’à présent, mais il avait trop souffert pour son éventuel succès pour ignorer de faire naufrage à toute heure. Comme maintenant. Étourdi, abaissé, épuisé, il prit la direction de la maison de son oncle, le grand frère de sa mère, le premier pas nécessaire pour le « Knocking ». Il avait hâte de graver en lettres de feu son engagement à respecter les traditions et effacer tout signe persistant de mépris.
Quelques heures plus tard, son oncle Ebo, tiré à quatre épingles dans une tenue faite sur mesure par Kojo et bien botté se présenta chez le chef :
—Je viens pour faire la révérence au nom de mon neveu Kojo, annonça-t-il à la vigie qui le gratifia d’un sourire bienveillant.
—Je vais vous annoncer. Attendez un instant. Sans coup férir, il s’assura de la dissémination de la nouvelle en parlant aux secrétaires, deux jacasses réputées. Pour mieux pimenter le récit qu’elles allaient concocter, les deux laissèrent la porte de leur bureau entrouverte, les oreilles attentives au son des pas du visiteur. Une fois qu’il passa cette porte, ces curieuses sortirent pour se régaler de sa démarche qu’elles décriront plus tard telle : « le défilé d’un seigneur bien apprêté, fier comme un paon, prêt à franchir le Rubicon. » Excepté que l’homme en question, un pauvre paysan, mais élégant de nature, déambulait en toute simplicité pour camoufler une nervosité ambiante. À en croire leur nouveau récit sur cette étape importante, on ne pouvait s’imaginer que peu avant elles critiquaient Kojo sévèrement.
Introduit au bureau du chef, assis sur un gros fauteuil et en présence de son subalterne en charge de transmettre les messages, Ebo s’exprima ainsi en regardant droit dans les yeux le subalterne :
—Honorable Chef, je viens ici exprimer le désir intarissable de mon neveu de passer le reste de sa vie avec votre cousine. Il tient à ce que vous sachiez qu’il se sent gêné d’avoir retardé cette demande. Il veut aussi vous assurer qu’il tient à cœur votre générosité soutenue envers lui.
Ces mots tant attendus par le chef le ravirent et dissipèrent ses doutes sur Kojo. Cependant il dut suivre le protocole. Le chef prit du temps pour répondre et finalement à voix basse il chuchota sa réponse à son subalterne qui à son tour dit :
—Kojo sera le bienvenu dans cette famille.
Il énonça ces mots sur un ton formel suivant les règles, mais ne cacha point l’expression de sérénité ni d’allégresse de son visage. Sa mine, beaucoup plus que ses mots, reflétait la pensée du chef. En silence, le chef dégustait cette circonstance. Sa fierté, tombée en panne à cause de cette maladresse de Kojo, retrouva ses assises. Son orgueil éraflé par une omission recouvra sa dorure. Son instinct ludique toujours à fleur de peau revint à la surface, « Nous devons organiser un festin pour célébrer cet évènement », décida-t-il. Le subalterne délivra ce message avec la mine et les mots en unisson.
Évènement avec le mot fiançailles sous-entendu. Une célébration en tant que prélude aux noces. Ces phrases truffées de symbolisme annoncèrent une nouvelle donne, à l’échelle d’un mouvement sismique. Le claironnement de ce changement dans les rapports entre Abina et Kojo fut rapide comme l’éclair. Il sera encouragé par le récit épique fantasmé par les deux secrétaires et agrémenté à plusieurs reprises par des exaltés de tout poil, charmeurs, griots, marabouts et menus fretins. La version définitive, embellie et peaufinée, appartenait à la collection de reliques orales folkloriques. En essence, ce conte se récapitulait ainsi :
Dans le territoire du chef Ashanti, où les gens ont hérité du savoir-faire et de l’intelligence d’Anansi, une histoire incroyable prit place. Un tisserand très doué a révolutionné la profession et tel un chevalier de rectitude s’est allié à la fille du chef, une étoile intelligente. Dans la meilleure prestation de « Knocking », un oncle riche, vrai seigneur, à la tête d’une caravane a parcouru une longue distance pour demander sa main. Il était élégant, bien paré. Il impressionna par sa démarche fière, digne de celle d’un paon. Cette ravissante fille possédait une beauté qui rayonnait plus qu’un diamant.
Le récit précis de cette aventure, moins épique, mais aussi plaisant, mérite l’attention de notre curiosité. Un festin fut organisé quelques jours plus tard. Kojo et Abina ne purent se parler que jusqu’à cette célébration. Cela inaugura le début formel de la cour. Cette démonstration gastronomique indiquait le penchant pour le loisir du chef qui trouvait toujours une excuse pour l’afficher. Les invités dans leurs plus beaux vêtements et bien chaussésaffichaient un appétit d’ogre pour la circonstance et le menu en tenait compte. Ce véritable festival culinaire offrait trois différentes variétés de riz ; jollof, frit et waakye (pratiquement notre diri kole ak pwawouj). Le banku, une boulette de pâte de maïs et de cassave légèrement fermentée, se trouvait en grande abondance et les serviteurs le remplaçaient constamment, servi avec une sauce bien épicée, du poisson frit ou cuit à la vapeur. Naturellement le fufu régnait partout. Le plat incontournable malgré tout fut l’aprapransa, un mélange à chaud de farine de maïs rôtie et de soupe de noix de palme. Cette soupe de noix de palme détient la palme d’or glorieuse d’un aliment sacré depuis le lointain passé.
Parmi les convives, les parents et alliés furent présents. Les gros bonnets du commerce et les membres du gouvernement local y paradaient aussi. Le « m’as-tu vu » battait son plein. Naturellement Linda ne pouvait rater une telle occasion et qui sait une autre porte sésame pour les affaires. Tout le monde s’y gava et la légende de Kojo et Abina s’incrusta dans l’imaginaire de facto et de jure.
Le lendemain après le festin, Kojo se rendit à l’enceinte du chef et la vigie le reçut avec une attention minutieuse et tout sourire. Kojo voulait prendre les mesures d’Abina pour la confection du tissu et la tenue.
Abina pointa du doigt une pile de dépliants annonçant l’activité artistique du pianiste de jazz Ahmad Jamal :
—Dis donc Kojo, j’aimerais que tu me confectionnes le plus mignon pagne pour que je puisse honorer notre tissage à ce concert de jazz. Par hasard, apprécies-tu ce genre de musique ?
—Je dois avouer que je ne m’y connais pas.
Sur ce, Abina joua de son portable Poinciana le hit le plus célèbre du musicien. Une mélodie simple avec un rythme entrainant, un tube synonyme de Jamal, comme Misty l’est pour Erroll Garner, cette autre grande étoile dans le firmament pianistique du même genre.
—Mais ce style m’enchante ! J’aimerais bien le voir en personne si c’est possible.
Il fut amadoué sur le champ. L’incitation de fabriquer un pagne de haut de gamme d’une part et les sons harmonieux agirent de concert. Le résultat obtenu ressemblait à la justesse d’une clef ouvrant la serrure de la carapace blindée de timidité de son cœur. Un vrai tour de passe-passe rapide pour déclencher l’expression des sentiments prisonniers, assoiffés de liberté.
—Je peux t’accompagner ? demanda-t-il spontanément avec les yeux écarquillés.
—Et pourquoi pas ? Elle resta calme, tout en étant en proie à des palpitations, l’âme en extase et flattée.
C’est ainsi que Kojo et Abina eurent leur premier rendez-vous, naturellement, chacun bien endimanché. Un nouvel horizon s’offrit à Kojo sur le plan culturel et émotionnel. Il assista à un concert musical pour la première fois de sa vie. Il devint un mélomane, sidéré par les foulées du pianiste sur le clavier. Le genre de musique jazz, mais plus spécifiquement le piano jazz, s’ajouta à sa fascination pour les couleurs. Allant d’un coup de foudre à un autre, son premier rendez-vous d’amour fut un éclat d’étincelles. L’attraction mutuelle passa à une vitesse supérieure. Les mains se trouvèrent l’une dans l’autre aisément, les peaux s’effleurèrent et les lèvres ne tardèrent pas à se coller comme des ventouses avec la force du velcro.
Les conversations durèrent de plus en plus longuement. Cette liaison se distingua des autres dès le début pour Kojo. Le cœur plutôt que le phallus jubilait. La présence d’Abina lui apporta la sérénité. Cette sensation lénitive était nouvelle et très plaisante. Kojo dégagea chez Abina sa sève féminine. Sa présence virile rayonnait d’une chaleur naturelle offrant la sécurité d’une sentinelle, l’assurance d’un renfort, le coup de pouce pour le moral, et le souffle pour attiser les braises de son cœur épris. L’émoi mutuel ressenti les rendait légers comme du duvet, prêts à planer au gré d’une brise souple, aromatisée par le musc, l’humus, les feuilles et fleurs fraiches. Le genre de disposition qui grise l’esprit, soigne l’ego, et affine les pensées.
L’allégresse si évidente sur le visage d’Abina impressionna le chef de la tribu. La béatitude chez Kojo en parlant de sa dulcinée vivifia l’âme de sa mère. L’harmonie du couple flottant dans l’air pouvait être discernée par tous. Elle souda la légende moderne du jeune talentueux pauvre, trouvant le succès par sa ténacité et sa créativité qui captiva une jeune patricienne. Il ne restait que la cérémonie nuptiale pour ajouter le point final, un acte social de l’envergure d’un raz de marée.
Linda à son tour observait à distance l’intimité grandissante entre Kojo et Abina et celle diminuant entre elle et lui. Elle n’en voulait pas à Abina, mais la chaleur corporelle de Kojo lui manquait. Chaque jour elle réalisait qu’elle ne pouvait pas se passer de son joystick si facilement. À bout de patience et toujours débordant d’un trop-plein d’astuce, elle soumit une offre alléchante au chef : commanditaire de l’Institut et seule distributrice des tissus produits. Cette offre gagnant-gagnant permit à son entreprise à raison d’un honoraire mensuel assez généreux le droit d’administrer le réfectoire de l’école, les services de restauration de l’enceinte de la chefferie. En guise d’acte de bonne foi, elle permit au chef d’acheter une voiture d’occasion au prix de franchise et ajouta d’une façon débonnaire, « Cette offre est aussi valable pour le directeur de l’école. Il devra cependant me contacter ! » Un appât irrésistible des deux côtés et même de celui d’Abina qui y voyait une aubaine.
En soudoyant le chef, Linda s’assura de sa coopération pour influencer Kojo. En usant de ce subterfuge pour lancer un message à Kojo par le biais du chef, elle se mit à l’abri par ce geste magnanime. Elle en sortirait gagnante d’une façon ou d’une autre. Financièrement ce serait un jeu d’enfant et politiquement elle se garantissait le support de grands piliers. Mais la vraie récompense personnelle viendrait en trouvant la voie vers le phallus de Kojo même par à-coups. Elle pataugeait dans son bain et se donnait la liberté et toute la latitude d’agir comme bon lui semblait.
Chose dite, chose faite. Kojo la contacta, car une voiture jolie et racée s’avérait plus conforme à son nouveau statut que la bagnole acquise six mois plus tôt. « Je suis très prise ces jours-ci durant les heures de bureau, en revanche après la fermeture, je me rendrai à la concession », suggéra-t-elle pendant un appel de téléphone. Il s’y rendit et la trouva seule. Elle le guida dans une salle et ferma la porte à double tour. Sans perdre de temps, sa main habilement ouvrit sa braguette sachant bien la réaction provoquée, mais surprise à chaque fois de l’énormité de l’expansion et de la chaleur de l’organe en excitation. D’abord sa main le caressa, mais en succession rapide, ses lèvres s’en approprièrent pour un léchage dru, créant un paroxysme harmonisé entre la langue qui balayait le gland et les lèvres comme coupe d’aspiration.
S’étant assurée du rut en floraison, elle se déshabilla pour révéler un soutien-gorge très mince exposant des tétons érigés comme des javelots et un Tonga de taille minime séparant deux montagnes protubérantes, rondes comme un quart de lune. Elle n’eut qu’à légèrement l’écarter sans effort et l’aider à glisser son zizi dans sa paroi humide pour une danse alternant les saccades en mouvement de rotation ou de va-et-vient. Une description très juteuse et appropriée parlerait de la douceur qui vient, nous tourbillonne et nous ensorcelle. La volupté envoûtante déracina toute intention noble de fidélité, de chasteté ou de pudeur. L’allure des avantages financiers aidants. Au moins il n’y avait aucune fausse prétention de grand amour. Définitivement non de la part de Kojo. Un point d’interrogation que Linda ne voulait pas considérer. Kojo obtint son joujou, un bel engin avec sièges en cuir et tous les accoutrements. Le cas de Linda s’entourait de complexité.
Linda, fine mouche, faisait mouche avec chaque pion stratégique. Telle une tacticienne sur le champ de bataille, elle solidifia son flanc comme un vrai bunker. Ainsi elle réussit à s’approprier le nid de la poule aux œufs d’or pour deux hommes. Elle misait sur la redevance de chacun des deux envers elle. Elle la renforçait en l’alimentant d’un carburant de dépendance financière. Elle aiguisait le besoin de sa présence dans leur vie. Au minimum, elle bénéficierait du succès commercial. L’accès au droit de jouer avec le joystick de Kojo de temps à autre couronnerait ses efforts comme la cerise sur le gâteau. Mais qu’en pensait Kojo ?
Kojo ne voyait pas en Linda une rivale pour Abina. Linda personnifiait la chair faible, l’alcool qui saoule, sa pute qui pouvait élever l’hédonisme à son zénith et surtout le genre de femme qu’on gagnerait à ne pas compter comme ennemie. La liaison servait les deux à parts égales et il ne voulait pas entraver celle qu’il rêvait d’entretenir avec Abina à long terme. Abina, le bon grain, apportait la lumière inlassable qui effaçait l’obscurité, la musique adoucissante, le vent bénéfique pour sa voile et sous ses ailes la force nécessaire pour le démarrage. En jetant le dévolu sur Abina il s’engageait dans un périple pour la vie à sens unique, l’un à côté de l’autre comme deux colombes. Le curieux doit s’enquérir sur les pensées d’Abina, l’intelligente.
Abina, aussi bien fine mouche, mais plus intéressée aux conséquences sociales que le butin personnel voulait aussi laisser son empreinte. Ayant elle-même goûté au joystick de Kojo, elle s’imagina bien vite qu’il était la coqueluche des dames, comme Linda. Son intuition féminine lui laissa deviner qu’il existait anguille sous roche. En guise de confrontation, elle trouva une solution géniale, la création d’un cénacle d’entrepreneures locales pour aider les femmes à gravir les obstacles de la vie en créant des emplois et des bourses d’études. Abina comme présidente avait choisi Linda comme trésorière, chargée de levée de fonds pour supporter ces projets. Plus de responsabilité sur les épaules de Linda, moins de temps disponible pour se prélasser… avec Kojo. Un coup de maitresse de premier ordre. En neutralisant une rivale, Abina pouvait maintenant se concentrer sur l’évènement social de l’époque : ses noces avec Kojo.
(À suivre).
Reynald Altéma, MD