DEFIS, ENJEUX ET PERSPECTIVES DE LA PRATIQUE CHIRURGICALE EN HAÏTI
Louis-Franck TELEMAQUE, MD, FICS, MSc, Novembre 2012
Le quotidien de la plupart des chirurgiens haïtiens procède de constantes interrogations. Ils sont inquiets du journalier qui ne présage rien de bon pour l’avenir. Aucune concertation entre les sociétés médicales spécialisées et l’Etat haïtien ou simplement entre confrères ne vient poser le problème de fond et chercher les solutions appropriées. Delà à conclure à une quasi acceptation de statu quo, on n’est pas loin.
A l’occasion du Congrès de l’AMH sur le thème « Défis, Enjeux et Perspectives de la Pratique Médicale en Haïti », ce tableau préoccupant nécessite qu’on se pose la question : De quoi sera fait l’avenir de la chirurgie en Haïti ? Pour aborder le sujet, l’auteur, proposera dans l’ordre un constat de la réalité, les défis qui se présentent aux chirurgiens, les enjeux auxquels ils doivent faire face, pour terminer par des perspectives opportunes.
I- CONSTAT DE LA REALITE
L’observation couvre la formation académique (FA), l’exercice professionnel libéral (EPL) et l’exercice professionnel associatif (EPA).
A- FORMATION ACADEMIQUE (FA)
Elle précède toute carrière chirurgicale. L’intégration des médecins diplômés en dehors du pays passe par une homologation délivrée par la Faculté de Médecine et de Pharmacie (FMP) de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH).
1) Normes en cours
Elles ont été décrétées par le Président Jean-Claude Duvalier et publiées dans le Moniteur en 1981 1. Cependant, entre autres choses, l’extension de l’offre en premier cycle d’études (facultés privées) rend obsolètes ces normes toujours en vigueur. Plusieurs propositions de règlements généraux de la résidence en 1989 2, 1996 3, en 2005 4 et en 2008 5 voudraient tenir compte des nouveaux facteurs, mais restent en veilleuse. Dépassées ou pas, ces normes cadrent la porte d’entrée du système. Les candidats s’inscrivent pour participer à un concours annuel classant qui détermine la liste des boursiers du gouvernement (+/-150). La répartition dans les spécialités disponibles se fait par ordre de mérite et par choix.
2) Admission dans les Structures
Une liste d’institutions hospitalo universitaires et à vocation universitaire, reconnues par le MSPP, est présentée aux postulants qui choisissent leur poste d’affectation. Une fois l’affectation ratifiée par le MSPP, il est attendu que le postulant soit intégré dans le service de son choix par le chef de service.
3) Training multipolaire
L’aspirant spécialiste aborde une période de formation spécialisée étendue sur trois à quatre ans dont les objectifs, les programmes et les modes d’évaluation sont, en principe, bien définis dans les institutions. La supervision de l’application de tels programmes à l’échelle nationale est assurée par la Direction de Formation et de Perfectionnement des Sciences de la Santé (DFPSS) du MSPP. La FA est, en principe, dispensée par des encadreurs. Cependant, l’auto enseignement des résidents peut se chiffrer autour de 70% en moyenne.
Il est supposé que les règlements de la Résidence Hospitalière en vigueur et ceux des Institutions de formation définissent les modalités de passage des résidents d’une année à une autre. Appliqués ou pas, le nouveau spécialiste attesté ou certifié est licencié chirurgien par le MSPP.
4) Résultats : Production de spécialistes
Le système produit une nouvelle cohorte de 100 nouveaux spécialistes chaque année. Ce sont des chirurgiens généraux, des obstétriciens-gynécologues, des urologues, des Orl-ophtalmologistes, des anesthésiologistes et des orthopédistes-traumatologistes.
5) Exercice professionnel
Licenciés, ces nouveaux chirurgiens entament leur carrière professionnelle, soumis aux lois du marché.
B- EXERCICE PROFESSIONNEL LIBERAL (EPL)
L’ensemble des nouveaux spécialistes participent à l’offre des soins sur le territoire national. Cette offre sera influencée par de nombreux facteurs. Sur le terrain, l’EPL présente quelques caractéristiques spécifiques :
1) Multi Appartenance
Le profil des activités du spécialiste en chirurgie se caractérise par sa potentialité à la diversification et à la multi appartenance. Entrepreneur par nécessité, il va développer une grande capacité d’organisation pour s’adapter et tirer profit du système.
2) Système en place
Une fois spécialisé, le chirurgien n’a plus aucune obligation envers l’Etat qui a payé ses études. Ses activités sont régies par la Loi d’Exercice de la Médecine 6 qui a le mérite d’exister mais dont l’obsolescence n’est plus à démontrer. La compétition pour les ressources qualifiées formées par le Ministère réalise une mobilisation interne de ressources humaines qui déprive le MSPP d’un potentiel d’action, particulièrement en périphérie. En pratique privée, une partie des honoraires des chirurgiens est sécurisée par un système d’assurance publique (GSP) et privé qui couvre seulement les employés de la fonction publique. Le concept de plan de carrière n’est pas encore d’actualité. La retraite est volontiers très tardive.
3) D’autres aspects méritent une attention particulière :
Si le chirurgien est responsable et imputable, sa performance est souvent confrontée à l’insuffisance des plateaux techniques et à l’absence de spécialistes pour réaliser ou compléter son oeuvre. Ses erreurs de pratique sont absorbées par le système. S’il a grand besoin de fonds pour s’installer, l’accès au crédit bancaire lui sera refusé. La désertion des cabinets, donc le manque de rentrées, est aggravée par le drainage des patients vers les ONG, la tension socio politique et l’insécurité, situations génératrices de changements de profession et de départs pour l’étranger. En activité, le chirurgien s’assure de sa compétence. La FC n’étant pas obligatoire, l’évaluation aussi fait défaut.
C- EXERCICE PROFESSIONNEL ASSOCIATIF (EPA)
Professionnellement, le chirurgien est invité à faire partie de regroupements associatifs. Diverses communautés de chirurgiens de même spécialité, toutes filiales de l’Association Médicale Haïtienne (AMH), animent une vie associative ponctuée de réunions, de congrès, d’activités à caractère social. Il serait opportun d’évaluer le véritable impact de telles associations.
II- DEFIS
Ce constat, pour le moins préoccupant de la réalité de la vie chirurgicale, génère de nombreux défis qui vont interpeller le chirurgien aux différentes étapes de sa carrière.
A- FORMATION ACADEMIQUE
Des questions sérieuses se posent au sujet du deuxième cycle d’études.
1) Comment recruter de bons futurs chirurgiens ?
2) Comment organiser la formation ?
3) Quelle est la réalité de la formation?
4) Comment adapter la formation aux besoins de la population ?
5) Quelle est la valeur de la formation ?
6) Comment assurer la diversité des spécialités ?
B- EXERCICE PROFESSIONNEL LIBERAL (EPL)
1) Une régulation de l’EPL est-elle nécessaire ?
2) Une supervision de l’EPL est –elle obligatoire ?
3) Comment répartir équitablement les ressources ?
4) Comment utiliser tous les cadres et les retenir ? Comment garantir la sécurité de l’emploi ?
5) Comment assurer que l’EPL respecte les normes éthiques et déontologiques ?
6) Quels sont les recours en cas de litige ?
7) Comment assurer la FC ?
8 Comment garantir une retraite digne ?
B- EXERCICE PROFESSIONNEL ASSOCIATIF (EPA)
L’un des impacts du regroupement associatif en vue de l’EPA se situerait dans une collaboration à l’organisation de l’EPL. En plus du caractère simplement communautaire, l’association peut oeuvrer dans le développement de la spécialité, favoriser la formation continue de ses membres et les aider à se valoriser. L’association devrait-elle être obligatoire ? Quelle est la vie réelle des associations ? Quelle devrait être le rôle de l’EPA sur l’EPL ?
III- ENJEUX
Comment les chirurgiens peuvent-ils concevoir des pistes de résolution des nombreux problèmes qui jalonnent leur parcours depuis la résidence hospitalière jusqu’à leur retraite ? Comment relever tous les défis sus mentionnés ? Quels sont les enjeux d’une telle disposition ?
A- FORMATION ACADEMIQUE (FA)
La FA, en de nombreux points, mérite d’être repensée pour s’adapter et pour gérer l’avenir. Les normes en cours inadaptées entretiennent une situation très complexe et explosive qui évolue par à coups et dans laquelle les acteurs concernés adoptent des décisions ponctuelles politiques, décompressives, repoussant à l’avenir les véritables dispositions régulatrices tant attendues et nécessaires. S’il convient d’apprécier certains acquis non négligeables, beaucoup reste à faire. Que devons-nous gagner et à quelles conditions ?
1) GAIN
a) Un Plan stratégique national de l’organisation du 2eme cycle. Les nouveaux règlements devraient au moins statuer sur des questions telles que : a) le comité permanent de la résidence hospitalière (CPRH) ; b) les critères d’éligibilité au concours d’admission ; c) l’Inscription unique à la DFPSS (recrutement) ; d) le Concours national (examen d’admission) ; e) le développement des spécialités ; f) l’organisation à l’échelle nationale du 2eme cycle.
b) Une adéquation aux besoins de la population et Standardisation de la formation.
c) Une amélioration et expansion des structures de formation
d) L’introduction des nouvelles technologies dans l’apprentissage (plateau technique moderne, bibliothèque numérique et télé conférence (VYDIO, CISCO).
e) Un financement adéquat
Une des limitations du programme actuel de la résidence hospitalière est son financement limité aux frais alloués aux résidents et à quelques responsables de formation. La qualité de la FA a un coût incontournable. 4
2) PERTE
L’essor de la FA, comme il est présenté plus haut, va dépendre de l’adhérence à cette vision et aussi d’ une ferme volonté politique de la réaliser et de surmonter de nombreuses difficultés, comme l’organisation ineffective du système, la résistance au changement et le sous financement chronique.
B- EXERCICE PROFESSIONNEL LIBERAL
Nous avons vu que « l’ordre » apparent ne résiste pas à la simple analyse de la situation et soulève de nombreux défis majeurs. Qu’apporterait une organisation de l’EPL et quel en serait le prix ?
1) Gain
a) D’abord une règlementation. Une prise en charge normative de l’EPL, supportée par une planification au niveau des différents processus, ne peut qu’être favorable.
b) Ensuite, un rehaussement global et individuel du niveau de compétence, du fait de la supervision et de l’évaluation périodique, et une standardisation du coût des services (CODE MEDICAL ?)
2) Perte
Ne pas organiser l’EPL équivaudrait à maintenir le statu quo et particulièrement « l’hémorragie interne » des ressources formées par l’Etat au profit du secteur privé (Translocation).
C- EXERCICE PROFESSIONNEL ASSOCIATIF (EPA)
1) Gain
Une association bien structurée, bien organisée et idéalement productive ne peut que favoriser l’EPA. Bien encadrés dans leur corporation, les chirurgiens sont imprégnés de la culture de leur association et adoptent les valeurs et représentations qu’elle promeut. Leur participation est honorifique et ils adhéreront spontanément aux principes établis tant à l’intérieur de l’organisation qu’à l’extérieur. Le milieu associatif se trouvera renforcé par l’apport de chacun et aura des répercussions positives sur le comportement individuel et général du groupe.
2) Perte
Le non adhérence à un milieu associatif est « démocratique » dans la mesure où elle n’est pas illégale. Si elle ne signifie pas forcément déviance et incompétence, les chirurgiens non associés devraient chercher d’autres moyens pour se faire valoir auprès de leurs patients et de leurs confrères.
IV- PERSPECTIVES
Comment donc concrétiser ces enjeux pour relever tous les défis qu’affronte la profession chirurgicale ? Nous sommes fortement convaincus que le flou artistique confusionnel en vigueur ou l’auto régulation doivent être gérées par des Institutions renforcées ou créées justement pour encadrer et mener le système.
A- FORMATION ACADEMIQUE (FA)
1) Création d’un nouvel organisme qu’on pourrait appeler «SYSTEME NATIONAL ORGANISE DE LA RESIDENCE HOSPITALIERE OU DU 2EME CYCLE (SNOC) ou encore de la FORMATION ACADEMIQUE (SNFA) (Tableau 1). Cet organisme d’Etat est placé sous la supervision du MSPP et de sa Direction dévouée à la Formation et au Perfectionnement en Sciences de la Santé (DFPSS), et au dessus du monde hospitalo universitaire public et privé. Sa mission sera de gérer tous les aspects de la FA (éligibilité, inscription, examen d’Etat, affectations, programmes, évaluation, certification, etc.) et d’en rendre compte aux Instances supérieures.
2) Création de nouvelles structures hospitalo universitaires. Le nombre de places pour formation offertes actuellement est nettement insuffisant par rapport au nombre croissant de médecins venant des facultés locales et de l’étranger. Il est impératif de créer des nouvelles structures qui pourraient contribuer à : a) Accroitre le nombre de places de formation ; b) Développer de nouvelles spécialités ; c) Introduire et développer des nouvelles technologies ; d) Favoriser le recyclage périodique et la formation continue des encadreurs ; e) Renforcer la compétitivité du chirurgien haïtien.
B) EXERCICE PROFESSIONNEL LIBERAL (EPL)
a) Création d’un nouvel organisme central qu’on pourrait dénommer « Haut Conseil National de Santé (HCNS) ou Haute Autorité de Santé et de la formation continue (HAS) (Tableau 2). Cet organisme d’Etat est placé sous la supervision du MSPP et de sa Direction dévouée aux ressources humaines (DRH), et au dessus du monde des praticiens chirurgiens évoluant dans le secteur public ou dans le secteur privé, associés ou pas. Sa double mission serait de gérer tous les aspects de l’EPL, d’organiser et de superviser la FC. Des objectifs précis seraient fixés.
b) Elle travaillera de concert avec le Conseil de l’ORDRE (CDO) auquel il soumettra les problèmes de litige et toutes les situations qui requièrent une référence au Code d’Ethique et de Déontologie.
1) Création du CONSEIL DE L’ORDRE (CDO) 7. Annoncé et attendu, le CDO ratifiera les normes éthiques et de déontologie et veillera à leur application 8. Il travaillera sur les dossiers soumis par le HAS. Il sera utile particulièrement en cas de recours, de litiges et plus spécifiquement dans les situations intéressant la procréation médicalement assistée et l’interruption de la grossesse.
C) EXERCICE PROFESSIONNEL ASSOCIATIF (EPA)
Une montée en valeur des associations et de leur rôle ne peut qu’être profitable aux associations elles-mêmes et à leurs adhérents.
1) Renforcement du statut associatif actuel
Le développement de structures associatives actuelles et la création de nouvelles, si nécessaire, est une voie pour matérialiser des réalisations concrètes communes, gagner de la représentativité et un poids politique, se défendre contre les aléas et préparer un meilleur avenir pour les membres.
2) Corporatisme actif !
Participation active, intégration, solidarité, émulation, vénération des ainés sont des concepts qui devront être pratiqués par les chirurgiens associés. Ces dispositions sont idéales pour une meilleure préparation à une retraite productive et honorable.
CONCLUSION
La profession chirurgicale se sent menacée. Le constat de la réalité vécue objective les éléments déterminants de l’instabilité et du manque de certitude pour l’avenir. Les défis sont nombreux mais les enjeux laissent percevoir énormément de possibilités d’amélioration de la situation. Finalement, les perspectives résident dans la structuration du plasma dans lequel baigne le chirurgien.
L’avenir résiderait dans :
-Un système régulateur national du 2eme cycle et de la formation continue,
-Le développement de véritables structures hospitalo universitaires,
-La sauvegarde de toutes les spécialités,
-L’introduction et la pratique des nouvelles technologies,
-La redistribution des ressources à l’échelle nationale,
-L’encadrement professionnel par une HAS ou le CDO,
-L’associativité dynamique,
-La garantie d’une retraite digne.
La question de l’avenir de la profession chirurgicale, prise dans son sens large nécessite la tenue des ETATS GENERAUX DE LA CHIRURGIE ! C’’est une URGENCE, une NECESSITE, une OBLIGATION !
REFERENCES
1-Le Moniteur : Décret modifiant la législation sur la résidence des médecins en vue de l’adapter aux réalités sociales et économiques du pays. 7 Mai 1981.
2- MSPP, Règlements Généraux de la Résidence Hospitalière *Des Médecins*, Juillet 1989
3-MSPP, Résidence Hospitalière – Règlements Généraux, Finalisés par la Commission Nationale de la Résidence Hospitalière, 1996.
4-Document de refonte des normes de la résidence hospitalière, 2003
5-Compte rendu de la table ronde comité élargi des Facultés de Médecine reconnues par l’Etat Haïtien, 2008.
6-Décret-loi du 9 juillet 1940, règlementant l’exercice de la Médecine.
7- Bijoux Legrand, L’Ordre des Médecins d’Haïti, Association Médicale Haïtienne (AMH), 2009.
8-Petit Frère Israël, Joseph Marjorie, Henrys Jean Hugues, Le Droit Médical Haïtien, Etat des lieux, Editions Uramel, Décembre 2009.