Choucoune ou le vol qualifié d’un joyau national
1er août 2006
Par Louis J. Auguste, MD

Enfant, je me faisais bercer par ma mère sous la délicieuse mélodie de Choucoune. Cette douce meringue, peut-être plus qu’aucun autre, a été interprétée par de nombreux orchestres, chœurs, ensembles et groupes. Je ne croirais pas qu’aucun haïtien douterait jamais que cette pièce fut la nôtre. Cependant, cette chanson est aujourd’hui mieux connue sous le titre de ‘yellow bird’ que sous celui de Choucoune. Si vous demandez à un Jamaïcain, il vous dira sans hésiter que Choucoune est une chanson jamaïcaine.
De jeunes haïtiens-américains sondés dernièrement n’étaient pas certains s’il s’agissait d’une chanson jamaïcaine traduite en créole ou une chanson haïtienne traduite en anglais. Même la troubadour haïtiano-allemande Cornelia Schutt, mieux connue sous le nom de Ti Corn, sur son CD «Caribbean Ballads» (1991-Gema) chante Yellow Bird et la crédite comme une chanson ‘traditionnelle’.

QUELLE EST LA VRAIE HISTOIRE DE CHOUCOUNE?
Croyez-le ou non, Choucoune a vraiment existé. Son vrai nom était Marie-Noël Bélizaire. Elle est née à la Plaine-du-Nord en 1853. Bien que ses parents ne soient pas connus, on rapporte qu’elle avait deux sœurs. Contrairement à ses sœurs, elle était d’une beauté éclatante et ainsi, elle a été surnommée Choucoune. Elle avait la peau noire avec de longs cheveux, ce qui définit le type marabout, communément utilisé dans le langage vernaculaire haïtien.
Avant de compléter ses études primaires, elle tomba amoureuse d’un jeune homme du nom de Pierre Théodore. Ils se sont mis en ménage. Afin de subvenir aux besoins de sa famille, elle démarra un petit commerce de détails. Mais vite, elle se rendit compte que son compagnon est infidèle. Elle laissa alors le village et s’installa au Cap-Haitien, la capitale du département du Nord. Elle habitait au 14, rue Simon dans la zone de Petite-Guinée. Elle ouvrit un petit restaurant près de la chapelle St-Joseph situé à la rue 19. L’un de ses clients était Oswald Durand, le célèbre poète dans sa période capoise. Il était de 13 ans l’ainé de Choucoune, mais une relation romantique ne tarda pas à s’installer entre eux. Bien qu’ils s’aimaient énormément, il semble que cette relation fût de courte durée, la réputation de coureur de jupes de Durant l’ayant précédé. Lui-même disait qu’il était le jardinier qui arrose toutes les fleurs.
Quelques temps après, Durand fut jeté en prison à cause de ses opinions politiques. Alors qu’il était assis dans sa cellule, un oiseau se posa à sa fenêtre et inspira à Durand l’un de ses plus beaux poèmes, écrits en créole, titré Choucoune. On était en 1883. (ndt, certains diront 1884)
Dans ce poème, le poète parle de la beauté de Choucoune, des beaux moments passes en sa compagnie et de leur douloureuse rupture quand Choucoune confia son cœur à un jeune français.
Choucoune ne renoua jamais avec Durand en dépit du fait qu’il l’a immortalise à travers ce poème. Elle continua d’espérer l’amour parfait qui ne vint jamais. Elle connut des moments très durs dans cette phase de sa vie et un jour, décida de retourner dans son patelin natal.
On rapporte qu’elle devint folle et dut mendier pour survivre.
Ma mère qui, enfant, participait souvent aux célébrations de la Saint-Paul à la Plaine-du-Nord, me raconta que les gens la désignaient du doigt et murmuraient: «voici Choucoune».
Choucoune mourut en 1924.
Le poème de Durand fut considéré comme le meilleur poème écrit en créole et 10 ans plus tard, il attire l’attention d’un jeune musicien nommé Michel Mauleart Monton. Celui-ci naquit en Nouvelle-Orléans, Louisianne d’un père Haïtien et d’une mère américaine. Son père s’appelait Milien Monton et était tailleur. Pour des raisons inconnues, Mauléart grandit en Haïti avec sa grande sœur, Odila Monron qui était propriétaire d’une boutique à la rue du Magasin de l’État, à Port-au-Prince. Toureau Lechaud lui enseigna la musique et il choisit le piano.
Sous le charme d’une riche nature tropicale, du monde magique et surréaliste des religions haïtiennes et de la tradition musicale des classiques européens, Mauléart combina ses influences pour composer de nombreuses pièces qui connurent un grand succès à l’époque de même qu’aujourd’hui. On peut citer: la polka des tailleurs, l’amour et l’argent, P’tit Pierre, les p’tits siye pye du jeudi et tant d’autres.
Cependant, son plus grand succès reste Choucoune, l’adaptation musicale du poème d’Oswald Durand. Il l’a joué pour la première fois devant public le 14 mai 1893. Ce fut un succès instantané en Haïti comme à l’étranger.
Plus tard, Durant les célébrations ayant marqué le bicentenaire de Port-au-Prince en 1949, la pièce fut remise au goût du jour. A cette époque, Haïti était l’attraction touristique des Caraïbes. Les prestigieux visiteurs de l’île incluaient Marian Anderson, Harry Belafonte, Elizabeth Taylor et beaucoup d’autres. Qui a eu le coup de foudre pour cette chanson? On ne le saura peut-être jamais. Tout compte fait, dans les années 50, le compositeur Norman Luboff a entendu la chanson et a adapté la mélodie aux nouvelles paroles des deux auteurs, Alan et Marilyn Keith Bergman.
Les paroles elles-mêmes sont inspirées du poème de Durand. Ti Zwezo devint Yellow Bird. La chanson parut sur l’album de Luboff – Choir’s calypso Holiday – sorti en 1957 et est décrit sur la pochette comme «une sérénade d’un amoureux solitaire à un oiseau solitaire».
La nouvelle version de la chanson acquit une immense popularité à travers les États-Unis. Beaucoup d’artistes l’ont repris et les Mills Brothers, Roger Williams et Lawrence Welf en firent la chanson titre de leurs albums. Aujourd’hui, elle est de toutes les croisières dans les Caraibes et même dans les films américains à gros budget. Les touristes qui le réclament sans arrêt ne savent même pas que tout a démarré dans une prison haïtienne en 1883. la prochaine fois que vous écouterez Yellow Bird, ayez une petite pensée pour Choucoune et pour Oswald Durand et dites fièrement à tout le monde qu’il s’agit d’une chanson haïtienne.

 

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