Les loups-garous, le scientifique et le prix Nobel
Le Nouvelliste | Publié le : 10 février 2014
Frantz Duval
S’il y a une institution en Haïti qui mérite un prix Nobel, c’est le Groupe haïtien d’étude du sarcome de Kaposi et des infections opportunistes, plus connu sous son sigle GHESKIO. S’il y a un Haïtien qui mérite un prix Nobel, c’est le Dr Jean William Pape, le leader du groupe. L’histoire de ce médecin laisse le champ de sa pratique personnelle au début des années 80 quand il trouve une solution pour faire baisser le taux de mortalité des enfants de 40% à moins de 1% au service de pédiatrie de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti. Le tueur de l’époque est la diarrhée. Pape, en quelques observations et l’introduction du sérum oral, change, sur tout le territoire national, le traitement de cette implacable faucheuse. Devenu spécialiste de la diarrhée des enfants, on lui amène les adultes touchés par le même mal. Sans le savoir, il met la main sur les premiers malades d’une maladie qui s’appellera plus tard le sida. Le Groupe haïtien d’étude du sarcome de Kaposi et des infections opportunistes, réunion multidisciplinaire de médecins haïtiens, traite autant de patients que possible, analyse les pathologies et publie études de cas et recherches dans les revues scientifiques. De 1982, date de la formation du groupe, les médecins, rejoints chaque année par de jeunes scientifiques haïtiens, ne s’arrêteront jamais de repousser les limites de la médecine, inventant de nouveaux traitements, bousculant les procédures admises pour faire avancer la science dans leurs champs d’activité. Ils inventent des solutions ici que le monde entier applique. En 1983, le Dr Pape et son mentor de son université de formation, Cornell aux USA, le Dr Warren D. Johnson Jr, signent le premier article scientifique qui décrit les cas de sida dans un pays tropical; ce n’est que le début d’une longue série de premières. Des traitements contre le sida, en passant par les tests pour un vaccin et la vaccination contre le choléra, Pape sera de toutes les découvertes et à la pointe de la recherche dans ses domaines de prédilection. L’action du groupe n’est pas une première pour la médecine en Haïti, mais permet de vivifier une tradition qui se perd. Le GHESKIO amène la recherche scientifique à un niveau jamais atteint avant. Pape et ses équipes passent de la diarrhée au sida, de la tuberculose au choléra. Les maladies sexuellement transmissibles deviennent leur dada. Mais ils savent que la pauvreté tue plus que les pathologies. Après le tremblement de terre, ils se mettent à la médecine globale. Le social s’offre à eux par le voisinage du centre avec un camp de refugiés du séisme du 12 janvier 2010 et un immense bidonville. Chaque défi est surmonté, l’un après l’autre. En plus de la gestion d’un laboratoire dernier cri pour effectuer les tests de dépistage, le Groupe haïtien d’étude du sarcome de Kaposi et des infections opportunistes gère aussi un programme de microcrédit, un atelier de fabrication de meubles, fait de la médecine ambulatoire avec des spécialistes pointus, intervient dans les bidonvilles de la Cité de Dieu au Bicentenaire, bâtit des hôpitaux, dispense des cours de formation continue ou permet la création d’un cycle de formation en maîtrise en santé publique. Chaque solution tient compte de la spécificité haïtienne (la pauvreté) et est duplicable. Les centres GHESKIO sont le confluent de programmes publics-privés, nationaux et internationaux, recherches pures-recherches appliquées. C’est assez rare pour le souligner. Les murs du bureau du Dr Pape ou de Marie Marcelle Deschamps, sa plus proche collaboratrice, croulent sous les distinctions, les lettres, les coupures de presse, les photos de visiteurs célèbres et de supporteurs riches des différents programmes qu’au fil des années le GHESKIO a menés à bon port. Si les présidents Georges Bush et Bill Clinton sont bien en évidence, il n’y a qu’un seul officiel haïtien, l’actuel ministre de la Santé publique, médecin ancienne d’une ONG comme eux, à avoir rendu visite aux activités du centre. Pas un président ou un premier ministre haïtien n’a encore mis les pieds dans le plus grand laboratoire de santé publique du pays et de la région caraïbe. Ce pourvoyeur de solutions, cet incubateur d’idées, ce centre de recherche où sont concentrés les plus brillants cerveaux du pays ne fait pas la fierté de la nation. Pas encore. Jean Wiliam Pape, lui qui a reçu la Légion d’Honneur française (2002), lui l’élu à l’Académie de médecine des États-Unis (2003), lui, le récipiendaire de la Clinton Global Citizen’s Award (2010), lui que Carlos Slim (2010) et Bill Gates (2010) ont décoré, lui qui, le premier, a reçu en 2010 de la Cornell University un Life Achievement Award, lui que l’OMS vient de récompenser (2013), sait et dit que chaque trophée récompense son équipe. Un manque pourtant fait tache sur son mur : pas une distinction officielle haïtienne digne de son apport à la médecine en Haïti depuis le Prix Léon Audain (1996), que lui a décerné l’Association médicale haïtienne, il y a des années. Le Dr Jean William Pape, plus que tout autre, a aidé à la fin du mythe des morts dites surnaturelles causées par la diarrhée, le sida, la tuberculose, la pneumonie des enfants, le cancer du col de l’utérus, les multiples MTS mal traitées, toutes ces morts, imputées aux loups-garous en Haïti, qui tuent moins, grâce à lui. Rien que pour cela, le scientifique le plus titré de ce pays mérite le prix Nobel de médecine ou de la paix.
Frantz Duval duval@lenouvelliste.com Twitter:@Frantzduval